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Chapitre Cinq
JEUX DE RÔLES ET JEUX DE MASQUES (suite)
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Quand on ne se contente pas de communiquer, mais qu'on crée également des objets virtuels dans des maisons virtuelles de royaumes virtuels, on finit par occuper de plus en plus de place dans les bases de données d'ordinateur. Pour les ordinateurs qui les accueillent, les Muds correspondent à un accroissement des communications et de l'occupation mémoire. L'un des Muds non violents les plus connus, Islandia, implanté sur un ordinateur de l'université de Californie à Berkeley, a eu jusqu'à plus de 3000 utilisateurs, dont 1500 étaient actifs et avaient collectivement créé 14 900 pièces. Le coût en ressources informatiques des Muds et l'état de dépendance qu'ils peuvent entraîner ont conduit, en 1992, l'université d'Amherst à les interdire en son sein. Et c'est toute l'Australie, officiellement pour raison de surcharge de télécommunication, qui en a fait de même. Le réseau régional australien est relié à Internet par une liaison satellitaire pour tout le trafic intercontinental ; la Nasa, qui paye la moitié des frais entraînés par cette liaison, demanda au réseau australien de réduire la croissance du trafic. Les Muds ne venaient qu'en nième position dans la liste des utilisations légitimes d'Internet pour les responsables de ce réseau.

L'occurrence fréquente dans les Muds de « travestissements » sexuels conduisent également les responsables d'universités à désapprouver leur existence. Ces travestissements et les autres impostures à l'identité sont classiques dans le cyberespace. Richard Bartle me raconta ainsi l'histoire de « Sue », qui avait captivé les imaginations et les cœurs sur le premier Mud, au début des années 80 :

Sue vivait au Pays de Galles, à l'écart donc du reste des membres du Mud. Elle avait bien maîtrisé le jeu et était parvenue au niveau d'« administrateur » ou « sorcière émérite ». Elle avait pris l'habitude d'écrire des lettres à tous les autres, de longues lettres à l'ancienne sur papier. Elle y glissait des photos d'elle et nous avions trouvé qu'elle était plutôt jolie. Un de nos sorciers était tombé fou amoureux d'elle ; il lui avait envoyé des photos à son tour, des cadeaux, des fleurs, etc., et l'avait demandée en mariage. Mais Sue commença alors à changer d'attitude. Un jour, elle déclara qu'elle partait en Suède comme jeune fille au pair et hop, elle disparut. Nous ne la vîmes plus du tout sur le réseau et cette histoire nous sembla un peu louche.

Un groupe de sorciers du Mud décida de faire le voyage — je n'en étais pas — et d'aller la voir au Pays de Galles. Arrivés là-bas, ils frappent à la porte ; une femme leur ouvre ; « Bonjour, nous venons voir Sue. » La femme leur répond ; « Je vous en prie, entrez, j'ai à vous parler. Il se trouve malheureusement que le vrai nom de Sue est Steve et il a été arrêté pour usage de fausse identité. Il est en prison et je suis sa femme. »

La possibilité pour un imposteur électronique de pénétrer les domaines les plus intimes de la vie des autres est inhérente à la technologie. Ils sont nombreux, dans le monde, à vouloir jouer les imposteurs. Si l'on y inclut les messageries roses françaises, les services internationaux de dialogue en temps réel et les BBS, le nombre de ceux qui se font passer pour quelqu'un du sexe opposé doit s'élever à plusieurs centaines de milliers. Très peu d'entre eux peuvent maintenir l'imposture suffisamment longtemps et de manière suffisamment crédible pour affecter l'ensemble d'une communauté virtuelle.

The Strange Case of the Electronic Lover,97 par Lindsy Van Gelder, une histoire en forme d'avertissement pour tous ceux qui s'aventuraient dans les communautés virtuelles, fut publié par le magazine Ms. en octobre 1985, alors que le Well n'existait que depuis six mois.

[NdT 97] L'Étrange affaire de l'amant électronique.

Van Gelder avait exploré les mondes télématiques et avait passé quelque temps sur les canaux CB de CompuServe. Ce dernier est un service télématique américain qui propose du courrier électronique, des forums, et un service de dialogue en temps réel conçu à l'image des canaux de radio CB des routiers. En 1985, CompuServe comptait déjà plus de cent mille abonnés, tout en pratiquant des prix trois à cinq fois supérieurs à ceux du Well. L'une des habituées de la CB que Van Gelder rencontra électroniquement s'appelait Joan et était en quelque sorte une célébrité sur CompuServe. Après leur première rencontre en séance de dialogue public, elle lui proposa un dialogue privé. Elle apprit ainsi que Joan, qui avait la trentaine, était neuropsychiatre à New York, et qu'elle avait été défigurée, partiellement paralysée et rendue muette à la suite d'un accident de voiture causé par un conducteur en état d'ivresse. Un ami lui avait donné un ordinateur, un modem et un abonnement à CompuServe, où elle avait repris instantanément goût à la vie.

Joan n'était pas seulement pleine d'esprit et de charme pour les centaines de personnes qui fréquentaient régulièrement la CB de CompuServe au milieu des années 80, rapporta Van Gelder, citant ainsi plusieurs ami(e)s de Joan, elle avait également une sorte de charisme électronique. Joan avait sa manière bien à elle de prendre contact avec les autres, elle savait devenir rapidement une intime, et elle apportait un soutien chaleureux et une aide réelle à de nombreux autres utilisateurs, notamment aux femmes handicapées. Elle changeait vraiment la vie des gens. La communauté des habitués de la CB fut donc d'autant plus choquée lorsqu'on apprit que Joan n'était ni défigurée, ni handicapée, ni muette, ni de sexe féminin. Joan était en réalité un psychiatre new-yorkais, Alex, que ses expériences de travestissement en femme avaient fini par déborder complètement.

Les réactions outragées qui suivirent cette révélation émanaient tout d'abord de ceux qui avaient établi une relation de grande intimité avec Joan et qui se sentaient trahis. Mais elles provenaient également de ce que la confiance, cette valeur essentielle à toute communauté, avait été flouée. Van Gelder faisait ce commentaire : « Même ceux qui connaissaient à peine Joan se sentaient concernés — et quelque part trompés — par le subterfuge d'Alex. Nous sommes nombreux sur les serveurs télématiques à penser que nous représentons une communauté utopique du futur, et l'expérience d'Alex nous a prouvé que la technologie ne met pas à l'abri des supercheries. Nous avons au moins perdu notre innocence, sinon notre foi. » Van Gelder citait une autre femme, l'une des meilleures amies de Joan, qui avait accepté d'être interviewée uniquement parce que « bien que j'adore ce nouveau moyen de communication, je le sais dangereux, et il est plus dangereux pour les femmes que pour les hommes. Dans notre société, les hommes sont plus prédisposés à monter ce genre de supercherie et les femmes ont plus tendance à accorder le bénéfice du doute. »

Tous ceux qui abordent la télématique aujourd'hui doivent être conscients de ce risque. Il faut faire savoir que l'imposture est possible dans toute communauté virtuelle et peut-être les populations de ces communautés développeront-elles le système immunitaire capable de détecter les imposteurs.

Même si c'est la technologie et la manière dont nous l'utilisons qui rendent ces subterfuges possibles, le travestissement est une attitude d'ordre essentiellement social qui dépasse largement le domaine de la télématique.

Il s'est passé bientôt dix ans depuis l'article de Van Gelder et plus d'une décennie depuis l'histoire de Sue, et désormais, quiconque se présente comme une femme sur un Mud n'est souvent cru qu'après l'avoir prouvé. Pavel Curtis, dans un article de 1992, propose son interprétation de cette persistance du travestissement sur les Muds :

Il apparaît que la grande majorité des joueurs sont du sexe masculin, et la plupart d'entre eux choisissent de se présenter comme tels. Quelques mâles, tirant parti de la rareté des éléments du sexe féminin dans les Mud, se présentent comme femmes, ce qui les rend plus originaux. Il y en a qui font cela uniquement pour le plaisir de tromper les autres, d'autres qui vont jusqu'à adopter des comportements de séduction vis-à-vis des autres joueurs. Le phénomène est tellement répandu que dès qu'une joueuse fait des avances à quelqu'un d'autre, on en déduit qu'il s'agit en fait d'un homme. Ces joueurs, en conséquence, subissent un ostracisme certain.

Certains joueurs m'ont fait remarquer que ces travestissements traduisent probablement chez leurs auteurs de réelles tendances homosexuelles auxquelles ils laissent libre cours car ils se sentent protégés dans le cadre du Mud. L'hypothèse me semble plausible, vue la manière dont l'anonymat des Muds libère, par ailleurs, les gens de leurs inhibitions en général.

D'autres encore se présentent comme femmes plus par curiosité que pour tromper leur monde ; ils essayent de voir ce que cela fait d'être « dans la peau d'une femme », comment l'on est perçu par les autres.

Les joueurs travestis me disent qu'ils rencontrent aussi bien des attitudes de harcèlement à leur égard que des marques de traitement de faveur. L'un d'eux me racontait qu'il avait vu arriver deux nouveaux en même temps, l'un se présentant comme homme et l'autre comme femme. Les autres joueurs présents dans la pièce avaient immédiatement entamé la conversation avec la supposée femme et s'étaient proposés de lui faire visiter les lieux, mais ils avaient complètement ignoré l'autre nouveau, l'homme. Par ailleurs, sans doute à cause des nombreuses supercheries, les (vraies) joueuses rapportent qu'on leur demande souvent (et de manière agressive) de prouver leur sexe. Autant que je sache, on ne demande pratiquement jamais aux hommes de prouver qu'ils sont bien du sexe masculin.

Les histoires d'amour, parfois intercontinentales, ne sont pas rares dans les milieux des Muds. Même les mariages télématiques, avec ou sans cérémonie physique ultérieure, sont presque maintenant chose banale. Des gens du monde entier sont maris et femmes après avoir fait connaissance et être tombés amoureux dans un Mud avant de se rencontrer pour de bon. Le moyen de communication qui peut servir, comme on vient de le voir, à tromper son prochain, peut également servir à faire d'heureuses rencontres.

Qu'est-ce qui peut bien pousser les gens à faire semblant d'être des personnages de feuilletons TV ? Les « fans » télévisuels les plus nombreux sont probablement les toqués du feuilleton Star Trek ; on les appelle les Trekkies. Ils ont leurs lettres d'information, leurs fanzines, leurs conventions. William Shatner, l'acteur qui joue le Capitaine Kirk dans le feuilleton les a même un jour raillés en leur disant, à la télévision, d'aller plutôt « vivre leur vie ».

À la question « Mais n'ont-ils rien d'autre à faire de leur vie ? », il faut bien dire que la réponse est que leur vie n'est souvent pas terriblement excitante. Ils travaillent, ils subsistent, ils sont seuls, timides, peu séduisants ou se trouvent peu séduisants. Ou bien ils sont résolument marginaux. Le phénomène des idoles, des cultes, des fans montre bien que le mode de vie standard prôné par la majorité ne convient pas à tout le monde, et que certains s'efforcent de vivre une vie « alternative ». Au sein des cercles de Deadheads, cette incapacité à se conformer est revendiquée, c'est le « pouvoir de la marge ». Selon quels critères peut-on juger si ces phénomènes de culte sont le ciment de communautés nouvelles ou révèlent des attitudes de fuite, et qui peut se permettre de juger ?

C'est Amy Bruckman qui m'orienta sur l'étude du comportement des fans alors que je m'interrogeais sur les raisons du succès des Muds et de la manière quasi obsessionnelle dont certains en usaient. Dans sa thèse de maîtrise, Laboratoires de l'identité, Bruckman cite les travaux de Henry Jenkins, qui a étudié les cultes d'idoles, à l'appui de son analyse des Muds et de leur attrait :

Pourquoi ces mondes de fiction ont-ils tant de succès ? Les fans de Star Trek tiennent des conventions, écrivent des articles, font des films, composent des chansons sur le monde de Star Trek. Dans son livre Textual Poachers, Television Fans and Participatory Culture, Henry Jenkins se livre à une analyse de la culture des fans, notamment à travers leurs lectures et leurs productions écrites. Comme les Muds, le monde des fans est une réalité alternative que bien des amateurs trouvent plus séduisante que leur vie quotidienne. La conclusion du livre s'ouvre sur l'épigramme d'un fan :

En une heure de jeux de masque
Dans la chaleur de cette convention
Ma tête est libre de s'envoler
Et ressent profondément
Une intimité jamais éprouvée
En un an ou plus
De ce qu'on appelle réalité.

Dans mon monde du week-end,
Qu'ils appellent imaginaire,
Je retrouve ceux qui partagent
Les mêmes visions que moi.
Dans leurs vies réelles
Ou qu'ils prétendent telles,
Les choses qui leur importent
Ne me semblent pas réelles.

En commentant cette complainte du Monde du week-end, Jenkins indique qu'elle illustre combien le fan trouve dans le monde de son culte non pas une échappatoire à la réalité, mais une réalité alternative dont les valeurs sont peut-être plus humanistes et plus démocratiques que celles de la vie courante. L'auteur de la chanson renforce son identité et son pouvoir en passant du temps dans ce monde ; le culte lui permet de conserver sa santé mentale face à l'aliénation et aux rebuffades de la vie quotidienne.

Selon Bruckman, « Jenkins défend bien son point de vue, mais je ne sais si oui ou non son analyse peut s'étendre au monde des Muds. Il faut toutefois être conscient que toute critique de la manière dont un individu passe son temps ou de la qualité de ce qu'il produit est un jugement de valeur. » Pour faire une analogie, la noblesse de l'Angleterre élisabéthaine aurait bien ri si on lui avait dit que cet écrivaillon vulgaire de Shakespeare serait considéré comme un immense auteur quelques siècles plus tard. Qui peut savoir si ce qui s'écrit dans les Muds n'est pas aussi légitime que le théâtre élisabéthain ? Nous nous rappelons de Shakespeare pour la qualité de son inspiration et de son langage, et non pas parce que ses contemporains le considéraient comme un grand artiste.

Un autre sociologue, analysant de manière plus large l'influence des nouveaux moyens de communication sur la psychologie des hommes, parle de « saturation sociale ». Dans son livre The Saturated Self: Dilemmas of Identity in Contemporary Life, Kenneth J. Gergin illustre la manière dont les moyens modernes de communication exposent l'individu « aux opinions, aux valeurs et aux modes de vie des autres ». Il est évident que nous communiquons aujourd'hui en une journée, par téléphone, télécopie, courrier électronique, avec bien plus de monde que nos grands-parents ne communiquaient en un mois, en un an, voire en toute une vie. Selon Gergin, cela nous conduit à intégrer partiellement le point de vue des autres, à être « colonisé » par eux.

Je ne sais si Kenneth Gergin avait entendu parler des Muds, mais le passage suivant qu'il a écrit pourrait s'y appliquer et éclairer le changement de nos mentalités qu'ils impliquent :

Au fur et à mesure que progresse ce que j'appelle la saturation sociale, nous nous transformons en pastiches, en imitateurs multiformes les uns des autres. Dans notre mémoire, nous portons la marque de l'identité de l'autre. Si les conditions s'y prêtent, nous pouvons agir comme l'autre, devenir son représentant. En généralisant, à mesure de l'avancement de ce siècle, chaque individu est devenu de plus en plus colonisé par la personnalité des autres. Nous ne sommes pas un, ni quelques-uns, mais comme le dit Walt Whitman, nous « avons en nous des multitudes ». Nous avons l'apparence d'une personne unique, mais à cause de cette saturation sociale, chacun de nous en vient à contenir des personnalités potentielles multiples — chanteur de blues, gitan, aristocrate, criminel, etc. Tous ces « moi » sont latents, et dans des conditions appropriées, peuvent se manifester.

Dans les Muds, ces « moi » latents sont libérés par la technologie. Et pour se manifester, ils se manifestent !

Il est difficile d'extrapoler à partir de l'observation des Muds d'aujourd'hui, que ce soient les Muds d'aventure pure ou les Muds d'expérimentation sociale, ce que cette technologie donnera dans quelques générations.

Durant l'été 1992, le Xerox PARC — où Pavel Curtis avait lancé l'expérience LambdaMOO — fit démarrer le projet Jupiter, un Mud multimédia destiné à devenir planétaire et conçu pour être l'outil de travail des concepteurs des mondes virtuels de demain.

Curtis s'occupe actuellement d'adapter LambdaMOO pour qu'il serve de système international de téléconférence et de base de données d'images à l'intention des astronomes. Ces derniers seront ainsi en mesure de faire des présentations à leurs collègues du monde entier, avec affichage d'illustrations sur les micro-ordinateurs de chacun d'eux. « Cette approche du travail télématique de groupe peut être étendue à d'autres disciplines, et même à des secteurs non scientifiques », écrit Curtis. « Je ne pense pas que nous soyons les seuls à travailler dans ces directions. D'ici quelques années, ces réalités virtuelles sectorielles seront monnaie courante, au moins pour les communautés d'enseignants et de chercheurs. »

Une autre voie de recherche, au PARC, consiste à rapprocher encore les individus éloignés les uns des autres en ajoutant un canal vocal aux Muds. Lorsque deux joueurs sont dans la même pièce, ils pourraient ainsi se parler.

L'antenne européenne du Xerox PARC travaille également sur d'autres pans du grand projet de création d'un environnement de travail virtuel pour tous les chercheurs de Xerox. En visitant EuroPARC, à Cambridge, en 1992, je pus me faire une idée de ce que la liaison vidéo ajouterait aux mondes des réseaux. Mon guide, Paul Dourish, informaticien écossais, était à la fois grand fan de Grateful Dead et grand voyageur du Réseau, ce qui nous fournit immédiatement deux sujets de discussions parallèles pendant que j'assimilais les données de l'environnement. Dans son bureau, Paul était assis face à un grand écran, sur lequel étaient ouvertes plusieurs fenêtres, dont certaines donnaient à voir un document et d'autres le Réseau. À gauche de ce grand écran se trouvait un écran plus petit sur lequel était affichée une image vidéo. Au moment où j'étais entré dans la pièce, c'était l'image de la pièce commune, située un étage en dessous, qui était affichée. Juste au-dessus du moniteur vidéo était posée une caméra.

La conversation avec Dourish avait commencé depuis à peine une minute lorsqu'un bruit de grincement se fit entendre, comme si une porte aux gonds mal graissés était poussée. Il m'expliqua que c'était le son le plus utilisé — parmi tout un ensemble de bruit disponibles — par les chercheurs d'EuroPARC pour signifier que quelqu'un d'autre est en train de jeter un coup d'œil à leur bureau.

« La vidéo est une technologie qui pénètre l'intimité, et c'est pourquoi il est important d'y mettre des garde-fous », expliqua Dourish, tout en déroulant un menu d'options de communication sur son écran. Il y avait une liste de noms de gens, et certains d'entre eux étaient cochés.

« Dans la liste de tous les gens qui ont accès à ce système, je peux cocher les noms de ceux que j'autorise à jeter un coup d'œil chez moi », poursuivit Dourish. Le coup d'œil en question dure deux secondes, c'est-à-dire que les personnes autorisées peuvent juste voir si vous êtes là et disponible, comme lorsqu'on passe la tête par la porte du bureau de quelqu'un. Il me montra ensuite le menu qui lui permettait de sélectionner le bruit de grincement pour signaler les coups d'œil. Puis il me fit voir la protection la plus radicale contre tout dérapage à la Big Brother : un capuchon pour l'objectif de la caméra.

Au grincement suivant, Dourish tourna son regard vers le moniteur vidéo et vers la caméra et commença à parler. L'image de la pièce commune disparut de l'écran et fut remplacée par un gros plan d'une jeune femme. Ils discutèrent d'un document sur lequel ils travaillaient. Pendant qu'ils parlaient, le document était également affiché à l'écran de leurs ordinateurs. Paul me présenta. Je regardai la caméra, souris, et dis bonjour. Tout en lui parlant, je voyais son visage. Ils passèrent trente secondes sur un paragraphe du document, puis se quittèrent, et Paul se retourna vers moi. L'image de la pièce commune s'afficha à nouveau sur le moniteur vidéo.

Toutes les dix minutes, on entendait un autre son, un cliquetis qui faisait penser à celui d'un obturateur photographique. Il s'agissait de la caméra à balayage lent qui transmettait périodiquement une image fixe au laboratoire de Palo Alto. Cette première étape devait conduire à terme à une liaison vidéo à part entière.

La notion de « salle commune » prend une autre valeur lorsqu'on sait qui s'y trouve à un moment donné. Une des raisons qui poussent, malgré la difficulté, à ajouter la vidéo à la communication de groupe, c'est que cet ajout peut favoriser la communication informelle, accidentelle, du type de celle qu'on pratique dans les couloirs, à la cafétéria, ou autres lieux communautaires. L'avantage de la télématique, c'est que ces lieux ne sont pas fixes ; ils sont situés partout où se trouvent les gens équipés de terminaux de communication. C'est d'une certaine manière la synthèse de ces « lieux publics informels » dont parle Ray Oldenburg que visent les chercheurs du PARC. Dans une autre expérience récente conduite par Xerox, un écran mural reliait une pièce commune de Palo Alto à une pièce commune du laboratoire de l'Oregon. Ainsi, ceux qui se trouvaient en Oregon, lorsqu'ils étaient dans leur partie commune, pouvaient héler les Californiens qu'ils voyaient sur le moniteur, et entretenir une conversation avec eux.

Je n'ai pas participé moi-même à cette expérience, mais l'expert ès ordinateurs John Barlow en a eu une démonstration. Nous sommes tous deux intéressés par l'ajout de la vidéo aux forums télématiques. Le sentiment quasi consubstantiel de défiance qui s'attache au cyberespace tient pour une bonne part à l'absence de communication faciale et gestuelle. Les malentendus, qui affectent les relations en forum et entraînent des fâcheries parfois définitives, pourraient être évités si l'on pouvait ajouter aux messages échangés ici un haussement de sourcil, là une intonation enjouée. Barlow me rapporta qu'il avait été plutôt déçu par la démonstration. Il avait eu l'impression que quelque chose manquait et s'en était ouvert à l'informaticien qui faisait la démonstration. Celui-ci, né en Inde, sourit et lui dit que la vidéo ne pouvait transmettre la « prana » (la force de vie, littéralement le souffle de l'autre).

L'idée qui présidait au projet Jupiter, issue du concept de Mud décrit par Curtis, était celle d'un espace virtuel multimédia commun auquel chacun pourrait accéder simultanément par la voix, l'écrit et la vidéo. La structure du Mud fournit l'analogie architecturale adéquate : elle permet de créer des « pièces » spécialement pour tel ou tel projet ; elle permet de conserver des documents de référence dans l'espace virtuel, de communiquer par tableau noir virtuel, etc. Votre personnage peut se déplacer dans le Mud, entrer en contact vocal avec ceux qu'il rencontre, tout en restant capable à tout moment de présenter textes et images dans la pièce commune. Les chercheurs du PARC poursuivent plusieurs objectifs à travers ce projet. Dans le même temps, ils se livrent à une modélisation expérimentale du cyberespace, ils explorent les possibilités d'en faire une extension du bureau physique, ils mélangent plusieurs moyens de communication, et ils utilisent ces outils dans leur travail quotidien au fur et à mesure qu'ils les élaborent.

Les Muds multimédias commencent à faire leur apparition. Pour utiliser les premiers dont j'ai entendu parler, en Scandinavie, il faut disposer d'un micro-ordinateur graphique très puissant et d'une liaison à haut débit avec Internet. Mais il est désormais possible de promener son personnage dans la représentation visuelle d'un donjon ou d'une colonie spatiale, et même de créer ses propres mondes visibles et de les partager avec d'autres. Ce phénomène est trop récent pour qu'on puisse déjà l'évaluer, mais ceux qui sont capables de s'exprimer par l'image peuvent maintenant utiliser des outils informatiques pour ajouter toute une palette d'éléments visuels à des mondes qui n'existaient jusqu'ici que par le texte. Les mondes textuels continueront d'exister, car il est bien plus simple d'évoquer des univers entiers par les mots plutôt que de les peindre par l'image, mais il sera intéressant de voir si les Muds multimédias peuvent acquérir leur existence propre.

Amy Bruckman, après avoir terminé son étude sur « Les laboratoires de l'identité », poursuivit son exploration du moyen de communication en créant, avec d'autres collègues du Media Lab, MediaMOO, un nouveau type de Mud consacré à la communication « sérieuse ». Elle voulait servir la communauté scientifique et professionnelle tout en conservant le caractère informel et sympathique du Mud. Les scientifiques, les universitaires, les spécialistes du secteur privé se rencontrent à des conférences et à des conventions une ou deux fois par an, lisent les mêmes publications spécialisées, et correspondent entre eux, mais il manque à ces communautés qui ne connaissent pas de frontières un élément de continuité quotidienne et informelle. Pourquoi ne pas créer un Mud destiné à accueillir en permanence ces conversations informelles qu'adorent avoir les scientifiques lorsqu'ils se rendent à un congrès ? La « communauté virtuelle professionnelle » à laquelle pensait Bruckman et son collègue Mitchel Resnick était une communauté d'individus comme eux, des chercheurs en communication.

MediaMOO fut annoncé en 1993. Dans les notes écrites de leur présentation, Bruckman et Resnick évoquent la relation entre la structure du Mud et les objectifs socioculturels de leur projet :

MediaMOO est une version virtuelle du Media Lab. [...] Les développeurs ont fait le choix de ne pas reproduire l'intégralité du Media Lab, mais d'en représenter les parties communes, c'est-à-dire couloirs, cages d'escaliers, ascenseurs et quelques salles publiques d'intérêt particulier. C'est à la communauté des utilisateurs de créer le reste. Il ne s'agit pas d'une quelconque limitation pratique, mais d'une décision délibérée. Le fait de collaborer à la construction d'un monde partagé constitue une bonne base d'interaction et de formation d'une communauté.

Les participants à une conférence n'ont pas seulement en commun un ou plusieurs domaines d'intérêt, mais aussi un lieu et un ensemble d'activités. L'interaction entre les gens est amenée autant par ces deux derniers éléments que par les premiers :


Individu A : Pouvez-vous m'indiquer où est la salle de concert A ?
Individu B : J'y vais justement. C'est par là.
Individu A : Merci !
Individu B : Je vois que vous travaillez pour l'entreprise X. [...]

Individu C : Cette place est prise ?
Individu D : Non, pas du tout.
Individu C : Je suis étonné qu'il y ait tant de monde dans la salle.
Individu D : Oh, mais Y est un excellent conférencier. [...]

Un environnement virtuel à base de texte peut fournir à la fois un lieu commun (le monde virtuel) et un ensemble commun d 'activités (l'exploration et l'extension du monde virtuel). Comme au cours des pauses café qui ont lieu pendant les conférences, il est admis d'entamer une conversation avec quelqu'un qu'on ne connaît pas simplement en fonction du nom et de l'activité indiqués sur son badge. Dans la plupart des environnements multiutilisateurs, les personnages portent des pseudonymes et il n'est pas possible de faire le rapprochement avec un nom du monde réel. Sur MediaMOO, chaque personnage peut porter soit un pseudonyme soit son vrai nom. Par ailleurs, chacun est encouragé à faire figurer sur son badge virtuel une description de sa spécialité. On dispose donc de plus d'informations sur chaque personne que sur un badge normal, et on peut regarder les badges plus discrètement que dans le monde réel : la personne n'est pas avertie que quelqu'un est en train de lire son badge et l'on peut donc sans contrainte décider si l'on souhaite engager la conversation ou non.

Les architectes de MediaMOO organisèrent un bal pour la soirée d'inauguration, le 20 janvier 1993. Je m'étais rendu sur les lieux une semaine auparavant, à l'invitation d'Amy Bruckman, pour dessiner quelques-uns des costumes qui devaient être mis à disposition des invités. Je dus d'abord trouver la salle des costumes attenante à la grande salle des fêtes, située deux étages au-dessus du toit du vrai Media Lab. Par endroits, la topologie de MediaMOO est une réplique exacte de l'immeuble du Media Lab, et à d'autres, comme pour la salle des fêtes, MediaMOO développe ses propres structures cyberspatiales. Après que j'eus repéré le chemin de la salle des fêtes, Amy m'apprit les incantations nécessaires pour créer les costumes. Chaque costume créé pouvait être ajouté à la garde-robe virtuelle. Lorsque les soixante-sept participants au bal inaugural de MediaMOO arrivèrent, venant de cinq pays, ils furent conduits à la salle des costumes, et invités à utiliser la commande « search » pour se choisir une tenue. Ma contribution à la garde-robe consistait en une veste à double plastron vert et orangé, un smoking minimicro à fermeture velcro, et un pagne multicolore.

Outre ma tenue, ceux qui étaient présents pouvaient voir mon vrai nom, mon adresse électronique, et mon occupation actuelle — l'enquête sur les communautés virtuelles. Malgré ce que cette inauguration en forme de cocktail virtuel et l'ambiance informelle pourraient laisser supposer, les membres de MediaMOO étudient sérieusement les communautés virtuelles. Dans ce contexte, les « rencontres » faites à cette occasion étaient importantes pour la vie intellectuelle et professionnelle de chacun des invités.

Lorsqu'un nouveau moyen de communication suscite des comportements quasi obsessionnels, on peut s'interroger. En quoi les hommes et les femmes d'aujourd'hui et les rapports qu'ils entretiennent favorisent-ils ces états de dépendance à la communication ? Les institutions comme les universités doivent-elles surveiller la consommation télématique de leurs étudiants, et ceux-ci peuvent-ils en appeler, à l'inverse, au respect de leur vie privée ? Quels critères déterminent-ils une attitude obsessionnelle ? Je ne sais si les Muds représentent une activité positive ou nuisible, mais je soupçonne fort que toutes ces questions dépassent le cadre du simple jeu et touchent aux problèmes d'identité et de relation avec l'autre en cette toute fin du xxe siècle.

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