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Chapitre Cinq
JEUX DE RÔLES ET JEUX DE MASQUE
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Votre personnage, Reine Maria, est en train de ramper à l'intérieur d'un labyrinthe tortueux qui se trouve dans le donjon du château de son pire ennemi. Les murs suintent, la lumière est faible, le silence est oppressant. Un sort a transformé le seul allié de Reine en crapaud. Posées sur le clavier, vos mains sont moites ; on entend distinctement les battements de votre cœur. Si Reine fait une mauvaise rencontre, votre incarnation électronique mourra, et les centaines d'heures de travail que vous avez passées à l'élaborer auront été perdues. Et ce n'est pas seulement votre personnage imaginaire qui est en jeu. Le destin de Reine influencera l'existence virtuelle d'autres personnages qui représentent vos vrais amis dans le monde physique. Vous êtes dans un jeu de rôles télématique multiutilisateur de la variété « donjons et dragons », ou Mud (Multi-User Dungeon), à l'instar de dizaines de milliers d'autres qui, à travers le monde, élaborent des mondes factices sur le Réseau.

Bienvenue dans les recoins les plus fous de l'univers cyberspatial, où la magie fonctionne et où l'identité de chacun est incertaine. Les Muds, mondes imaginaires reliés à des bases de données informatiques fonctionnent ainsi : on se sert de commandes et de langages de programmation pour improviser des mélodrames ; construire des mondes et les objets qui les habitent ; résoudre des énigmes ; inventer de nouveaux jeux et de nouveaux outils ; acquérir pouvoir et prestige ; emmagasiner des connaissances ; satisfaire sa soif de richesse, ses désirs érotiques et ses pulsions violentes. En effet, dans certains Muds, on peut avoir des rapports sexuels désincarnés, dans d'autres, on peut même tuer ou mourir.

Tout a commencé sur l'ordinateur d'une université anglaise en 1980. En juillet 1992, on pouvait trouver plus de 170 jeux multi-utilisateurs distincts sur Internet, faisant appel en tout à dix-neuf langages de construction de monde ludique. Les mondes les plus prisés ont des milliers d'utilisateurs. Richard Bartle, l'un des pères des Muds, estimait qu'en 1992, plus de cent mille personnes jouaient ou avaient joué dans au moins l'un d'eux. Le spécialiste Pavel Curtis évalue, quant à lui, le nombre de joueurs actifs à vingt mille.

Cette population est largement plus faible que celles d'autres contrées du Réseau, mais elle augmente vite et mute à un rythme accéléré.

Les Muds sont les champs d'étude parfaits de l'impact des communautés virtuelles sur le fonctionnement de notre intellect, sur notre sensibilité — ce que nous avons appelé l'impact de premier niveau. Et il suffit d'essayer d'analyser leur influence sur nos relations avec les autres et sur notre comportement dans le monde réel — ce que nous avons appelé l'impact de second niveau —, pour aboutir à des questions fondamentales quant à notre manière de vivre ensemble à l'ère des techniques modernes de communication.

« Ils sont dingues ou quoi ? » C'est en général la réaction des gens lorsqu'on leur parle des accros des Muds pour la première fois. « Et leur vraie vie ? » C'est la question la plus grave soulevée par les premières années d'utilisation de ces systèmes : ne s'agit-il pas d'une forme dangereuse de dépendance ? Oui, si l'on examine les cas de joueurs qui passent le plus clair de leur temps dans d'autres mondes. La question n'est pourtant pas aussi simple qu'il y paraît. L'une de mes guides dans l'univers des Muds, qui étudie elle-même le phénomène, s'appelle Amy Bruckman et travaille au Media Lab du MIT. Elle pose la question suivante : « Que nous inspire le fait que des dizaines de milliers d'étudiants utilisant les ressources mises à leur disposition par l'État passent leur temps à chasser des dragons virtuels ? On peut comparer leur attitude à une ou plusieurs bonnes manières de passer son temps. Mais quels sont les jugements de valeur implicites dans chacune de ces «bonnes» réponses ? »

Il faut d'abord se pencher sur la fascination exercée par ce passe-temps, les raisons pour lesquelles certains s'y adonnent avec enthousiasme, voire de manière obsessionnelle. Quelles sont les caractéristiques spécifiques du média, attirantes pour ces gens-là, et que révèlent-elles de leurs désirs ? La réponse, me semble-t-il, est à trouver dans la mutation en cours de la notion d'identité, mutation précipitée par les médias modernes. On comprend que certains soient séduits par l'environnement saturé de communication des Muds car ils baignent dans de tels environnements depuis leur naissance. Notre façon de voir le monde a été modifiée par l'apparition de chaque nouveau moyen de communication, et les Muds participent de la dernière phase de ce phénomène.

Les moyens de communication anciens ont d'abord aboli les barrières du temps et de l'espace, et ce faisant, ont modifié notre manière de penser. Le langage écrit, puis l'imprimerie, ont permis la création d'une sorte de mémoire communautaire accessible à tous. La nature des esprits a changé lorsqu'il est devenu possible — sans être prêtre, barde ou dépositaire désigné — de tirer parti de la culture collective. L'homme lettré ne pense pas comme l'homme illettré ou l'homme « postlettré », et ne se voit pas de la même manière.

Le télégraphe, le téléphone, la radio, la télévision, comme l'a montré Marshall McLuhan, ont transformé tout endroit et toute époque en un « ici et maintenant ». Il suffit d'une pièce de monnaie93 et d'une cabine téléphonique pour commander au temps et à l'espace bien mieux que ne l'aurait rêvé un potentat d'il y a quelques siècles. Considérer comme acquis un tel pouvoir, c'est avoir une certaine image de soi. Comme par le passé, quand, par exemple, les gens ont progressivement troqué l'image de sujets d'un roi qu'ils avaient d'eux-mêmes contre celle de citoyens d'une démocratie, l'évolution présente a commencé dans les milieux marginaux, et se diffuse petit à petit chez tout un chacun.

[NdT 93] En France, il vaut mieux désormais disposer d'une télécarte !

De la même manière que les moyens de communication passés ont aboli les barrières sociales liées au temps et à l'espace, les nouveaux moyens de communication semblent dissoudre les notions d'identité. L'un des passe-temps auxquels nous nous adonnons, nous les enfants de McLuhan du monde entier, élevés avec la télévision et le téléphone automatique, que ce soit par Minitel en France, services de dialogue interactif au Japon, en Angleterre ou aux États-Unis, ou sur tous les continents avec les Muds, c'est de faire semblant d'être quelqu'un d'autre, ou même plusieurs personnes à la fois.

Je connais un informaticien très respectable qui passe des heures comme officier imaginaire d'un vaisseau spatial virtuel peuplé de gens du monde entier qui viennent vivre une aventure à la Star Trek. Je dispose moi-même de trois ou quatre incarnations électroniques, dans différentes communautés virtuelles du Réseau. Je connais quelqu'un qui passe des heures chaque jour dans la « peau » d'un personnage qui ressemble à « un croisement de Thorin Oakenshield et du Petit Prince » et qui est architecte, enseignant et aussi un peu le magicien d'une colonie de l'espace imaginaire : dans la journée, David est spécialiste de la répartition de l'énergie à Boulder, dans le Colorado, et père de trois enfants ; la nuit, il est Spark et habite Cyberion City, où je suis moi-même connu uniquement sous le nom de Pollinisateur.

Pour certains, ces modes dépersonnalisés de communication servent à favoriser des relations très personnelles. Pour ces gens-là, dans de bonnes conditions, la télématique sert à se rapprocher des autres. Mais l'authenticité des rapports peut toujours être mise en doute dans le cyberespace, à cause des masques et de la distanciation. Les masques et l'autoexhibition font partie de la grammaire du cyberespace, comme les séquences chocs et les images fortes font partie de la grammaire de la télévision. Cette grammaire de la télématique développe une syntaxe du jeu sur l'identité : identités nouvelles, fausses identités, identités multiples, identités de test sont toutes disponibles sous différentes formes dans le cyberespace.

Une fois à l'intérieur d'un Mud, vous pouvez choisir d'être un homme, une femme, ou quelque chose d'autre. Une ruche entière, par exemple. Le Réseau, qui pour certains représente l'accès à des bibliothèques de données, à des débats politiques, à des informations scientifiques est pour les joueurs de Mud la route à prendre pour rejoindre les contrées virtuelles qu'habitent leurs autres identités.

La première chose que l'on crée, sur un Mud, c'est précisément une identité. Vous décidez du nom de votre personnage. Et vous devez décrire ce personnage, à l'intention des autres utilisateurs du même Mud. En créant votre identité, vous contribuez à la création de ce monde. Le rôle de votre personnage et le rôle des autres joueurs contribuent à cette illusion collective qui vous permet d'être sorcier dans un château ou pilote d'un vaisseau spatial.

Dans les Muds, comme sur le Well, les participants peuvent communiquer les uns avec les autres de manière publique ou privée : ils peuvent s'envoyer des messages électroniques qui parviennent dans leurs boîtes à messages respectives ; ils peuvent s'appeler où qu'ils soient dans le Mud pour un dialogue en temps réel, à deux seulement ou à plusieurs ; ils peuvent aussi dire (say) ou chuchoter (whisper) quelque chose à tout personnage se trouvant dans la même pièce qu'eux, ou même prendre une attitude particulière (pose ou emote). Tout cela est un peu difficile à appréhender au départ, comme de nouveaux mouvements de gymnastique.

La possibilité de faire appel à des positions, des attitudes virtuelles — en plus des mots —, pour faire passer du sens dote les Muds d'un substitut de langage gestuel curieux mais utile. Les poses peuvent être utilisées dans les conversations courantes, dans les discussions plus structurées et dans les échanges très informels et coquins connus sous le nom de petitsexe (tinysex).94 Si votre personnage s'appelle « pluricortex » et que vous tapez la commande « pose fait son entrée », tous les autres personnages qui sont dans la même pièce voient s'afficher le message « pluricortex fait son entrée ». La communication y prend une autre dimension. Plutôt que de répondre à une question, vous pouvez hausser les épaules ou sourire de manière énigmatique. Au lieu de quitter normalement la pièce, vous pouvez disparaître dans un nuage de bulles irisées à l'odeur acidulée. Prendre des poses peut paraître bébête et emprunté au début, mais l'habitude aidant, on s'aperçoit que les poses permettent de mieux définir l'atmosphère dans laquelle ont lieu ces conversations ; une tentative de création d'un contexte qui manque trop souvent lorsque la communication passe uniquement par les mots.

[NdT 94] Nous utiliserons l'expression, plus imagée en français, de « cause-pipi ».

Le Mud, c'est un environnement mixte de communication en temps réel, avec une touche d'improvisation théâtrale. À la différence des forums, il offre plusieurs manières de communiquer en temps réel, comme on vient de le voir. Dans un Mud, ce qui m'importe, c'est de savoir qui est connecté en même temps que moi et quelle est la nature des interactions qui peuvent avoir lieu entre les différents participants. Il s'agit plus d'un lieu où aller traîner que d'un support de publication, un terrain de jeu plutôt qu'un panneau d'annonces.

La différence, c'est que dans les Muds, contrairement aux forums ou aux services de dialogue en temps réel, les participants créent des objets doués de pouvoirs, comme des tapis volants qui peuvent transporter leurs propriétaires dans des parties secrètes du royaume. D'autres participants peuvent acheter ou voler ces tapis ; d'autres encore peuvent développer suffisamment de pouvoir pour fabriquer des tapis encore plus utiles, mais pour cela, ils doivent apprendre à connaître suffisamment bien les caractéristiques du Mud, maîtriser son langage de commande, et passer certaines épreuves. Dans certains mondes, la seule manière d'accéder aux secrets de la puissance est de tuer un autre personnage ou de lui jeter un sort paralysant. Dans d'autres mondes encore, il faut qu'une majorité des autres joueurs reconnaissent que vous avez créé quelque chose d'utile à toute la communauté pour que vous puissiez acquérir des pouvoirs magiques.

Il y a des mondes où il faut surveiller ses arrières et d'autres où la collaboration semble le mode de comportement normal. Pouvoir modifier l'environnement du jeu lui-même, tel est l'objectif premier des nouveaux joueurs dans tous les types de Muds. Lorsqu'on se déconnecte du Well, tout ce qu'on laisse derrière soi, ce sont des mots en forum. Lorsqu'on se déconnecte d'un Mud, les maisons que l'on a construites, les cités que l'on a bâties, les outils, les jouets, les armes que l'on a créés restent à la disposition des autres joueurs.

Les communautés qui se sont forgées dans le cadre des Muds sont différentes de celles qui ont vu le jour sur le Well, dans les grands espaces électroniques de Usenet, ou dans les petits salons des BBS. Dans un Mud, on communique, par l'intermédiaire de son personnage, avec d'autres personnes du réseau, mais l'on joue également un rôle et l'on s'emploie à explorer un monde à la recherche de pouvoirs magiques. Ceux qui ont accepté de consacrer suffisamment d'heures de leur vie à devenir sorciers, par exemple, peuvent acquérir ainsi le pouvoir d'invisibilité, ce qui leur permet d'espionner les conversations. Une attitude bien connue dans les lieux les moins respectables de l'univers des Muds consiste à convaincre quelqu'un d'autre de vous rejoindre dans un coin sombre du Mud pour s'adonner avec vous au « cause-pipi » — des dialogues cochons émaillés éventuellement de poses explicites. Bien sûr, il est toujours possible qu'un magicien invisible soit le voyeur de vos ébats. Les utilisations excessives de ce genre de pouvoir font l'objet de débats dans les forums de Usenet où se retrouvent les joueurs pour discuter.

Le net.sleazing, comme on appelle les sollicitations trop insistantes au cause-pipi, est considéré comme déplacé mais se pratique beaucoup. Le tour le plus méchant à jouer à un nouveau (la plupart des joueurs sont masculins, même ceux qui ont des noms féminins) consiste à l'amener à une conversation de cause-pipi, à enregistrer cette dernière, puis à la diffuser en forum Usenet. En gros, cela revient dans la vie réelle à séduire quelqu'un, à se filmer en train de faire l'amour avec lui, puis à diffuser la cassette dans le cadre du vidéoclub du quartier. Il y a des Muds quasiment orgiaques, d'autres très chastes, mais les discussions sexuelles ont résolument leur place dans cet univers.

Il ne s'agit cependant pas de réduire les Muds à cela. C'est entendu, une bonne partie des utilisateurs des Muds sont des étudiants de dix-huit à vingt-trois ans qui ont tendance à mettre cet outil au service de leurs préoccupations du moment — quête de leur identité, allusions sexuelles —, mais tous les étudiants n'ont pas obligatoirement ce côté immature, et tous les utilisateurs des Muds ne sont pas étudiants. Pour beaucoup, le Mud est un endroit tout simplement plus confortable sous bien des aspects que le monde réel. Voici comment Amy Bruckman décrit l'endroit où elle aime à passer son temps :

Il est trois heures du matin et je suis en train de discuter avec mon ami Tao, dans la cabine qui m'est réservée à bord du vaisseau spatial USS Yorktown. En réalité, je suis dans le Massachusetts et Tao se trouve en Caroline du Sud. Nous sommes tous deux connectés à un environnement de simulation multi-utilisateur (Multi-User Simulation Environment, ou Muse) consacré au thème de Star Trek. Au moment où j'écris ces lignes, trente-six personnes y sont connectées de par le monde. Le nom de mon personnage est Mara. Tout ce que je dis, tout ce que je fais est perçu par Tao car nous sommes dans la même pièce ; tout ce qui est annoncé de manière publique est vu par les trente-six participants. Notre conversation privée se mélange à une discussion publique faite de blagues informatiques et de fines allusions au monde de Star Trek.

Amy décrit un milieu plutôt intellectuel où l'ironie, les métaphores à plusieurs niveaux, les jeux de mots et la programmation subtile de l'environnement ont cours. Trek-Muse s'inspire du feuilleton « Star Trek – Nouvelle génération ». À comparer avec le tout premier Mud, créé en 1979 et 1980 par Roy Trubshaw et Richard Bartle, étudiants à l'université d'Essex, en Angleterre, dans lequel la première description qui attendait le nouvel arrivant était la suivante :

Vous êtes sur une route étroite située entre la lande et votre point de départ. Au nord et au sud se trouvent les contreforts de deux montagnes majestueuses, entourés d'une large muraille. À l'ouest, la route se poursuit et dans le lointain, vous distinguez une cabane de joncs située face à un cimetière ancien. La sortie est à l'est, direction dans laquelle une nappe de brouillard cache le passage secret par où vous êtes entré dans la lande.

Sur la lande, il faut être malin pour survivre et l'amitié d'un sorcier peut vous mener loin. Votre personnage peut perdre la vie si vous n'y prenez pas garde. Un bouclier, une épée sont des accessoires essentiels pour durer, et il s'agit d'être extrêmement prudent lors de rencontres entre personnages divers et objets variés.

En tapant des commandes ; en explorant ; en dressant au fur et à mesure la carte des zones explorées ; en étant attentif aux indices rencontrés ; en faisant la connaissance d'autres joueurs et en démontrant votre volonté de contribuer à l'entreprise collective, vous finirez par disposer d'une expérience et de pouvoirs suffisants pour ajouter votre contribution au monde imaginaire exploré et le rendre éventuellement plus intéressant pour les autres joueurs. Sorcier n'est que le premier grade dans l'ordre des élus des Muds. Ceux qui parviennent au niveau le plus élevé en lançant leur propre Mud sont tenus pour des dieux. Les sorciers rendent la vie des joueurs plus intéressante, les dieux sont les arbitres ultimes du jeu.

Mais pour les joueurs les plus acharnés, le problème est d'avoir une vie en dehors de leur Mud de prédilection. Lorsqu'on passe soixante-dix à quatre-vingts heures par semaine dans la « peau » de son personnage imaginaire, il ne reste plus beaucoup d'heures pour avoir une vie sociale normale. Pour un étudiant, ce rythme fou peut avoir des conséquences aussi destructives qu'une toxicomanie. L'informaticien Pavel Curtis a créé un Mud expérimental, LambdaMOO, sur son ordinateur de bureau, au PARC de Xerox. Lors d'une conférence sur le sujet tenue à Berkeley, voici ce qu'il disait de cet aspect obsessionnel du Mud :

Le pouvoir d'attraction des communautés virtuelles m'inquiète. Certains de ceux qui utilisent notre LambdaMOO ne comptent absolument pas le temps qu'ils y passent et sont dans un état de dépendance clinique. [...] Ils ne sont pas accros à des jeux vidéo, qui ne leur apporteraient pas ce qu'ils recherchent. Ils sont accros à la communication. Ils ne peuvent s'empêcher de se connecter pour rencontrer d'autres gens et parler avec eux vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il s'agit d'individus qui passent jusqu'à soixante-dix heures par semaine sur un Mud. Soixante-dix heures par semaine, alors qu'ils sont censés suivre un cursus à l'université. Il s'agit par exemple d'un garçon qui est censé rentrer chez ses parents à Cambridge pour les fêtes, qui manque son train parce qu'il arrive à la gare cinq heures en retard, qui appelle ses parents et leur ment sur les raisons de son retard, qui prend le train suivant, qui arrive à Cambridge à minuit et demi, qui ne va pas chez ses parents à ce moment-là mais dans une salle d'ordinateur de l'université pour passer deux heures dans son Mud. Qui arrive enfin à la maison à 2 h 30 du matin où il trouve la police et ses parents au comble de l'inquiétude, et qui finit par se demander s'il n'est pas dépassé par sa pulsion.

Il s'agit d'endroits très attirants pour toute une partie de cette population. Et c'est un type de dépendance nouveau que nous connaissons mal. S'ils sont dépassés par les événements, il y a problème. Mais comme il s'agit de passer un temps significatif à communiquer avec leurs semblables, on ne peut pas dire non plus qu'ils soient recroquevillés sur eux-mêmes, comme dans les modèles de dépendance connus. C'est le contraire de l'isolation, c'est l'ouverture aux autres à son paroxysme. C'est quelque chose de totalement nouveau. Voilà ce que j'ai à dire sur les sociétés virtuelles.

Amy Bruckman a choisi les mondes qu'elle a découverts sur son Mud comme sujets de sa thèse soutenue au MIT. En 1992, elle évoquait dans un article les Mud en les définissant comme des « laboratoires de l'identité ». En 1993, elle fut à l'origine de la création de MediaMOO, le Mud expérimental du Media Lab du MIT. Dans cet article daté de 1992, Bruckman étudiait ce qui, dans les Muds, entraînait la réaction de dépendance. Comme Pavel Curtis, Amy Bruckman se demandait si l'on pouvait légitimement juger comme bon ou mauvais l'exposition prolongée aux Muds pour tel ou tel individu dans tel ou tel contexte. Dans son rapport, elle cite le cas d'un joueur de sa connaissance qui se débrouillait pour avoir en moyenne un B dans les classes qu'il suivait, pour conserver un travail à temps partiel et pour passer, de surcroît, soixante-dix heures par semaine dans un Mud. Ce garçon faisait face à toutes ses responsabilités ; quelle police culturelle pouvait lui dire qu'il était dépendant et devait être soigné ?

Un des mentors de Bruckman, la professeur Sherry Turkle du MIT, a décrit le comportement obsessionnel des jeunes programmeurs, que l'on peut probablement rapprocher de celui des joueurs de Mud. Turkle notait qu'à bon nombre de ces jeunes gens manquait un paramètre crucial, la maîtrise d'un domaine particulier, source de gratification et de confiance en soi :

Arriver à maîtriser un domaine est important pour le développement de l'individu. À un moment donné dans la vie, en général lors de l'entrée à l'école, cette question de maîtrise joue un rôle central, pour permettre la prise d'autonomie, le début d'une confiance en soi qui amène à évoluer du monde des parents vers celui des jeunes du même âge. Plus tard, au moment de l'adolescence, avec les préoccupations d'ordre sexuel et l'apparition de nouvelles exigences de la part des parents et des copains, la maîtrise d'un domaine peut soulager les tensions. Les micromondes que l'enfant a maîtrisés — celui des sports, celui du jeu d'échecs, celui des voitures, celui des livres ou des mathématiques — sont des lieux de refuge. La plupart des enfants s'appuient sur ces plates-formes pour passer les écueils difficiles de l'adolescence. Ils en sortent ensuite progressivement. Mais pour certains, les problèmes de l'adolescence sont si aigus, si menaçants, qu'ils ne quittent jamais leur lieu de refuge. La sexualité présente trop de risques pour être assumée. L'intimité avec les autres est trop hasardeuse et devient insupportable. En grandissant, nous forgeons notre identité en nous appuyant sur le dernier point de notre développement psychologique où nous nous sentions à l'aise. C'est pourquoi nombreux sont ceux qui se définissent en termes de compétence, à partir de ce qu'ils peuvent contrôler.

Être fier de sa capacité à maîtriser une discipline est une bonne chose. Mais si le moi est défini à partir des choses sur lesquelles j'ai le pouvoir total, son champ risque d'être très restreint. La maîtrise peut donc à un moment ne plus être un élément positif pour le développement de l'individu, mais un moyen de camoufler ses doutes et de refuser les complexités du monde extérieur. L'individu peut ainsi se trouver piégé.

La connaissance de l'univers des Mud, le savoir-communiquer qui permet de bénéficier de l'assistance potentielle de milliers de correspondants, la capacité à créer des lieux virtuels et des jeux d'esprit à l'intention des autres, tout cela revêt une forme de maîtrise d'une spécialité, un moyen pour certains qui n'ont pas réussi à endosser un rôle bien clair dans leur milieu social de gagner le respect des autres membres de la communauté du Mud. Pour ceux dont la vie est peu ou prou contrôlée par des parents, des professeurs, des patrons, il est séduisant de fréquenter un monde dans lequel la maîtrise des lieux, l'admiration des pairs peuvent être obtenues grâce à un peu d'imagination et de curiosité intellectuelle.

Dans une famille que j'ai rencontrée sur un Mud, le père enseigne à ses enfants la programmation, les sciences et l'art d'avoir une imagination riche et cultivée. L'éducation de ces enfants se fait en partie à Cyberion City, un Mud d'un genre particulier où ce type d'expériences est encouragé. Peut-on dire que cette famille est dépendante du Mud, ou bien celui-ci est-il un modèle de l'éducation de demain ? Il faut se pencher sur la manière dont un individu se sert du média, et sur les conséquences de cette utilisation pour son comportement, ses pensées, ses relations avec les autres avant de pouvoir dire si les quatre-vingts heures par semaine constituent une dépendance grave ou une exploitation virtuose des moyens de communiquer d'aujourd'hui.

On peut disposer d'identités diverses selon les endroits. Je suis moi-même représenté dans Cyberion City par un personnage qui s'appelle Pollinisateur, et par un autre, Funhead, dans WellMuse. Si j'utilise la commande « look » pour examiner mon ami Spark à Cyberion City, la description qui m'en est faite m'informe de sa ressemblance avec Thorin Oakenshield :

look Spark

Vous avez devant vous un mélange de Thorin Oakenshield et du Petit Prince. Toujours souriant et sifflotant. Des airs qui pour la plupart sont vieux de 600 ans.

Il porte:
La planche à coussins d'air de Spark (#41221vI)
Le Créateur Illuminé (#1255v)
mg
une flamme
une pomme

Si j'examinais un des objets portés par Spark, j'en obtiendrais une description plus détaillée, peut-être même des instructions d'utilisation. Dans les Muds, description vaut création, et c'est bien la marque que le texte écrit, même en ces temps de domination de l'image, a encore bien des attraits et du pouvoir. Quand on exploite l'écrit dans un environnement interactif, on peut y insuffler un peu de magie. Amy Bruckman rappelle ainsi que le premier objet qu'elle a créé dans un Mud était un plat de pâtes qui « se tortillaient de manière inquiète » à chaque fois que quelqu'un dans la pièce virtuelle mentionnait le mot faim. Même en l'absence du personnage correspondant à Amy, tout personnage se trouvant dans la pièce où elle avait laissé son plat de pâtes et évoquant le mot faim voyait s'afficher le message « le plat de spaghetti se tortille de manière inquiète ». Un environnement de communication prend tout de suite une coloration particulière lorsqu'on a affaire à des plats de pâtes intelligentes qui semblent attendre le moment d'entrer dans la conversation. Et bien entendu, la réaction des autres personnages aux objets que l'on crée ajoute à l'excitation du joueur de Mud.

Le premier objet que je me rappelle avoir créé dans un Mud était une caméra magique que j'avais appris à construire dans un cours de magie donné dans une université virtuelle du Mud en question. Je pouvais placer cette caméra dans la pièce virtuelle, et elle me rendait compte de tout ce qui s'y passait en mon absence. Jetboy, lui, dispose d'un vieux phonographe dans ses quartiers ; lorsqu'on tape la commande « play phonograph », le nom d'une nouvelle chanson tirée de l'importante collection de classiques hawaïens de Jetboy est annoncé toutes les trente secondes, même en plein milieu d'une conversation.

Les ressorts du Mud s'appuient sur notre goût pour les contes de fée et les jeux où l'on « fait semblant ». Brenda Laurel, dans son livre Computers As Theater,95 prétend que l'identification forte que les joueurs de Mud ressentent avec leurs personnages artificiels est du même ordre que la mimesis à laquelle Aristote attribue le pouvoir de toucher les âmes (et donc de changer le monde) qu'a le théâtre.

[NdE 95] Note de l'éditeur : Addison-Wesley.

Richard Bartle, cocréateur du premier Mud, dieu originel des Muds, exprime la même chose à sa manière, dans ce texte de 1990 :

Les jeux de rôles multiutilisateurs peuvent exercer sur les joueurs un pouvoir d'attraction incomparable à celui des services de dialogue en temps réel ou de jeux simples. Ces jeux les touchent directement au niveau de leurs émotions, car ils se projettent dans leurs personnages : ce qui arrive à ces derniers, ils le ressentent directement.

Le premier Mud était un jeu multi-utilisateur dit de « donjons et dragons », c'est-à-dire reproduisant un univers à la Tolkien, avec farfadets, trésors, sorciers, guerriers et pouvoirs magiques. Les jeux de deuxième génération mettaient en œuvre d'autres thèmes. On en arrive maintenant à des jeux de troisième, de quatrième et de cinquième génération. Ainsi, dans les Muses (Multi-User Simulation Environment), ce sont tous les joueurs, et pas seulement les sorciers chevronnés, qui disposent du pouvoir d'influer sur l'environnement du jeu ; le langage de programmation qu'ils doivent utiliser pour cela, et qu'on appelle MUSEcode, leur permet également de créer des automates capables de simuler des phénomènes réels, ce qui présente un intérêt au double plan scientifique et de l'enseignement.

C'est bien d'un tissu narratif que sont faits les mondes des Mud. Chaque personnage, chaque lieu, chaque objet est sous-tendu par une histoire, une description écrite qui se révèle à vous lorsque vous utilisez la commande « look ». Pour peu que l'on dispose de l'autorisation adéquate, on peut créer une petite souris blanche ou une chaîne de montagnes violettes, bref, tout ce que les mots peuvent décrire. Bien que les mondes des Mud soient imaginaires, sans plus de réalité tangible que les lieux et les personnages décrits dans un roman ou dans un soap opera, les afficionados que j'ai rencontrés en chair et en os témoignent avec passion de la réalité pour eux, souvent très intense, des personnages et des mondes en question. Dans une conversation que j'ai eue avec Richard Bartle en 1992, celui-ci m'indiquait que la mort de son personnage de Mud pouvait être ressentie de manière très aiguë par le joueur, qu'il pouvait avoir l'impression de subir lui-même une« petite mort ». Dans certains Muds, le personnage peut se réincarner ; dans d'autres, la mort est irrévocable.

Le Mud auquel je me suis intéressé — en fait c'était un Muse — et dans lequel j'ai « vécu » était à la fois une colonie de l'espace et un musée des sciences. C'est par un utilisateur du Well, dont j'avais fait la connaissance dans le cadre d'un forum privé de thème plutôt sérieux et professionnel, que j'avais appris l'existence de Cyberion City ; il avait compris que je m'intéressais aux communautés virtuelles et me raconta dans un message électronique que son fils de dix ans et lui contribuaient à la construction d'une colonie spatiale quelque part sur le Réseau. Je le connaissais sur le Well sous le nom de Kline et il se faisait appeler Spark dans Cyberion City. Il me dit qu'un groupe d'individus qui croyaient au potentiel du cyberespace comme vecteur d'enseignement avaient imaginé un nouveau type de service télématique qui visait précisément à promouvoir une communauté virtuelle.

Aslan et Moulton, les premiers magiciens que je rencontrai dans un Mud, étaient du type bienveillant. L'expérience aurait changé du tout au tout si ma première apparition s'était faite dans un Mud dominé par les combats à l'épée et autres épisodes chevaleresques ou sombres, et si j'avais attiré l'attention d'un méchant sorcier avant même d'être équipé du moindre bouclier. Je vois bien maintenant que j'ai eu de la chance de choisir Cyberion City pour première étape. J'étais le nouveau, le « bleu » dans toute son innocence.

Moulton, l'un des trois responsables de MicroMUSE, était là pour m'accueillir lorsque je fis mon entrée dans Cyberion City. Voici le relevé de ma première visite :

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Bienvenue dans MicroMUSE !
Nous sommes situés à chezmoto.ai.mit.edu, port 4201.
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RAPPEL : Lisez les 'NEWS' régulièrement pour etre informé des modifications apportées au serveur. Vous y trouverez la liste des nouvelles commandes, chacune d'entre elles étant expliquée plus en détail dans la zone 'HELP'. Pour plus de précisions, les nouveaux joueurs peuvent taper : help getting started

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Station d'arrivée principale de Cyberion City

Les contours de la station d'arrivée de Cyberion City se matérialisent lentement. Vous venez d'être téléporté(e) ici (pour un coût non négligeable) de l'une des stations terriennes. Vous appartenez à une minorité de personnes à l'esprit aventureux et aux moyens relativement aisés ayant décidé de visiter et peut-être de vivre à Cyberion City, la plus grande station spatiale du système solaire. Le préposé au téléporteur vous salue ; il est chargé de vous aider à faire vos premiers pas ici.

Contenu :
Préposé

Sorties apparentes :
Dehors <OUT>

Bienvenue sur MicroMUSE, vous vous appelez Invité1

Le préposé dit "Bienvenue à Cyberion City, Invité".
Le préposé dit "N'hésitez pas à contacter un Officiel en cas de besoin".
Le préposé dit "N'oubliez pas de faire appel à la commande 'help'".
Le préposé dit "J'espère que vous apprécierez votre séjour ici".
Le préposé vous sourit.
Vous descendez de la plate-forme de la SAP.

Hall de la station
Cette pièce a des murs blancs et un plafond voûté. Un tapis noir et épais amortit le bruit de vos pas. Vous etes dans le hall de la station, ou aboutissent les visiteurs en provenance de la Terre. D'un coté se trouve un comptoir d'Information. Une porte mène au bureau des Visites Guidées, et une autre donne sur la ville de Cyberion City. Un interphone sur lequel on lit "Relations Publiques" occupe le centre de la pièce ; tapez 'look Intercom' pour obtenir des instructions.

Contenu :
Spark
Luciole, l'assistant de Spark
koosh
Mymosh
Ramandu
Intercom
TourBot

Sorties apparentes :
Information <INF> Visites Guidées <V> Dehors <OUT>

Spark dit "Salut!"
Vous dites "Salut"
Spark dit "Tu ne serais pas Howard, par hasard ?"
Vous dites "Si. Ca y est, j'y suis !"
Spark dit "Impeccable !"
Spark dit "Attends une seconde"
Vous dites "Qu'est-ce qui se passe ?"
Votre bracelet de communication annonce "Prenez le prochain vol de dragon pour la fabuleuse planète Pernth, berceau des DragonRiders de Pern ! Les vols de dragon décollent de la Section 0-Arc 7 du Centre de téléportation et de transport. Allez-y et tapez 'beckon dragon' pour un vol de découverte gratuit pour Pernth."
Spark dit "Je crois qu'Aslan veut te dire bonjour, mais il dit qu'il doit filer dans deux minutes."
Aslan est arrivé.
Alors que vous regardez ailleurs, Aslan apparait.
Spark dit "Tu veux lui dire bonjour ?"
Spark dit "Sacrés sorciers :)"
Aslan dit "Salut, Howard. Enchanté !"
Vous dites "Salut !"
Invité5 est arrivé.
Invité5 quitte le hall de la station.
Invité5 est parti.
Aslan dit "Vous préféreriez peut-être porter un autre nom que Invité1 ?"
Vous dites "Ah, il faut que j'y réfléchisse. C'est important, un nom. Pour l'instant, j'essaye encore de me repérer. ;-)"
Aslan dit "OK :)"
Aslan dit "Il faut vraiment que j'y aille. Ravi que vous soyez arrivé jusqu'à nous. Spark va vous faire visiter un peu, je pense."
Vous dites "A plus tard."
Spark dit "Moi, je te conseille de conserver le statut d'invité pour l'instant. Ne serait-ce que pour te faire traiter particulièrement gentiment par les autres."
Aslan salue de la main.
Spark dit "Bye !"
Alors que vous regardez ailleurs, Aslan disparait.
Aslan rentre à la maison.
Aslan est parti.
Spark salue de la main
Vous dites "Ah bon, 'Spark salue de la main' ? Tu fais ca comment ?"
Spark dit "Si tu commences par deux points au lieu d'une apostrophe, exemple <<:salue de la main>>, tout le monde voit ton personnage prendre cette pose."
:salue de la main
Invité1 salue de la main

Dans cet extrait de séance MicroMUSE, vous constatez, entre autres choses, que le système annonce l'arrivée des personnages dans la pièce où vous vous trouvez. À chaque fois que quelqu'un arrive ou quitte la pièce, un message est affiché à l'écran de tous ceux qui s'y trouvent. Pour savoir qui se trouve dans une pièce dans laquelle vous pénétrez, il vous faut regarder (look). Comme Cyberion City et les autres mondes de MicroMUSE se composent de centaines de lieux interconnectés, il peut y avoir des endroits très fréquentés (l'aire principale d'arrivée, par exemple) et des endroits peu fréquentés ou privés (comme la résidence de chacun).

Lorsque quelqu'un arrive, parle, prend une pose ou part, tous ceux qui sont dans la même pièce en sont informés. Ou bien si un objet magique situé dans la pièce, voire la pièce elle-même, a été programmé pour réagir à certains mots ou à certaines attitudes, tous les personnages présents le voient aussi. L'annonce qui a interrompu à un moment ma conversation avec Spark était diffusée sur le canal public, une sorte de CB du système. D'autres canaux sont disponibles, et chacun peut mettre en service un canal privé à utiliser avec ses amis ou collègues. Sur un canal privé, personne d'autre que ceux qui le partagent ne peut intercepter votre conversation... sauf éventuellement un sorcier.

Il me fallut plusieurs heures d'exploration pour apprécier les dimensions de l'endroit. Au titre de nouveau citoyen, on octroya à Pollinisateur, mon personnage, suffisamment de crédits pour acheter un logement dans le quartier résidentiel. Moulton, qui paraissait être un des magiciens responsables des lieux (sauf qu'ici, on parle de citoyens, d'architectes et d'administrateurs plutôt que de novices, de sorciers et de dieux), me montra quelle commande utiliser (dig) pour créer des pièces en plus pour accueillir des amis ou travailler à un nouveau projet. À l'université de Cyberion City, on peut prendre des cours, et il y a une liste des commandes disponibles, mais comme tout le monde le dit, c'est en se renseignant auprès des autres que l'on apprend à se servir du système. D'ailleurs, dans cette colonie, chacun est censé passer son savoir à tous les autres. La charte fondamentale de Cyberion City, qui s'affiche lorsque vous y entrez, vous avertit qu'il y a dans la colonie des enfants, des enseignants, des gens qui y cherchent un certain plaisir, et que toute attitude grossière est susceptible d'entraîner la suppression du personnage qui s'en rend coupable. Après les empoignades verbales du Well ou de Usenet ou les Muds d'un genre plus guerrier, ça change de découvrir un espace virtuel dont les habitués s'efforcent de vous aider.

Tout en faisant connaissance avec les lieux, je rencontrai d'autres personnages. Eri, qui est documentaliste en Caroline du Nord, a un sens de l'humour assez vicieux. Dans sa maison de Cyberion City, il y a un message, par terre, qui dit : « Attention, trou noir ». Si l'on fait l'erreur d'examiner le trou noir (look black hole), on est envoyé à la cave, dans laquelle toute utilisation de la commande look entraîne l'affichage du message « Il fait tout noir dans la cave ». On essaye alors toutes les commandes possibles, et on finit par obtenir le message « Dis le mot magique ». On tape fébrilement « abracadabra » ou « shazam » ; ce n'est pas ça... « Dis le petit mot magique que t'a appris ta Maman ». Quand enfin on tape « Please », le trou noir d'Eri consent à nous ramener dans son salon.

Moulton me montra comment créer des objets grâce au langage MUSEcode, tâche particulièrement ardue pour un non-programmeur comme moi. Les adolescents avides d'exercer leur esprit curieux semblent éprouver une fascination pour ce type de programmation. D'ailleurs, l'une des gratifications majeures, lorsqu'on habite un Mud, c'est de créer un outil, un jouet, ou un petit gadget étonnant que les autres habitants veulent adopter, acheter ou copier. Si votre personnage est du sexe féminin, les sorciers mâles ont tendance à vous donner des objets de pouvoir qui peuvent être très utiles pour vous déplacer ou vous protéger de certaines attaques.

Pendant qu'il s'efforçait de me montrer comment devenir architecte de Cyberion City, je demandai à Moulton comment il était devenu responsable d'un Muse. Moulton, alias Barry Kort, avait été pendant vingt ans responsable de réseau informatique aux Laboratoires Bell, puis pour la Nasa. Vers la fin des années 80, il éprouva le besoin de faire quelque chose pour contribuer à un monde meilleur. Il décida de se consacrer à l'enseignement, domaine dans lequel il pensait que ses compétences seraient utiles. L'enseignement des sciences, en particulier, n'est pas extrêmement bien assuré dans nos sociétés. Il savait que le mariage des réseaux à haut débit et des modélisations par ordinateur pouvait déboucher sur un outil d'enseignement au potentiel fabuleux. Il apprit l'existence des Muds et pensa tout de suite qu'il pouvait transformer ce type d'application en quelque chose d'un peu plus utile pour la société qu'un jeu guerrier. En visitant un de ces Muds, il rencontra Stan Lim, spécialisé dans la conception de systèmes à l'université de Californie. Ensemble, ils commencèrent à réfléchir à un nouveau type de Mud.

Kort n'est plus responsable de réseau depuis plusieurs années. Il consacre désormais une partie de son temps, de manière bénévole, au Musée de l'Informatique de Boston, et le reste à la construction de MicroMUSE, l'univers informatique dans lequel se trouve Cyberion City (ainsi que d'autres planètes et colonies). Le Laboratoire d'intelligence artificielle du MIT lui laisse à disposition des machines et des liaisons Internet, et la société de conseil pionnière en informatique et en réseaux, Bolt, Beranek & Newman lui offre un bureau.

Ses recherches en théorie de l'enseignement et de l'éducation l'amenèrent à se plonger dans les travaux du psychopédagogue suisse Jean Piaget, qui a observé pendant plusieurs décennies les jeux et les mécanismes d'apprentissage des enfants. Le fait que des gens passent tant de temps dans les Muds, au point de négliger d'autres aspects de leur vie, était pour Kort la preuve qu'il y avait là quelque chose d'important. Piaget avait indiqué que les enfants apprennent le monde en l'explorant et en jouant avec lui, et que le jeu est donc une forme très efficace d'apprentissage. Il ajoutait que si l'on pouvait élaborer des environnements pédagogiques de découverte respectant ses conclusions, on améliorerait largement l'efficacité des outils d'enseignement traditionnels. Les adeptes de Piaget estiment que les enfants apprennent mieux et plus vite si la matière à apprendre est présentée sous forme de monde à explorer plutôt que sous forme de cursus à assimiler sans poser de question.

« Je savais que si nous arrivions à créer un espace de jeu approprié, me dit Kort au cours d'une de nos séances de création d'objets, les enfants assimileraient bien plus rapidement une palette très large de compétences et de connaissances. » Kort s'intéressait également à la formation de communautés. L'enseignement pouvait être l'objectif, et donc le ciment, d'une communauté télématique.

Kort et Lim s'inspirèrent, pour la charte fondamentale de MicroMUSE, de la chaîne de télévision CTW (Children's Television Workshop)96 : ce devait être une organisation à but non lucratif, chargée d'exploiter le potentiel éducationnel des réseaux. La charte — que doivent lire tous les futurs citoyens — établit un certain nombre de principes à respecter. Au lieu de champs de bataille, on y trouve un musée des sciences où les enfants apprennent en s'amusant des principes scientifiques à l'aide de simulations informatiques ; une université, où l'on peut apprendre à programmer en MUSEcode ; des terrains de jeu ; des royaumes magiques ; et même des bases spatiales d'où l'on peut embarquer pour d'autres planètes de l'univers MicroMUSE.

[NdT 96] Chaîne sur laquelle ont été créés et diffusés, entre autres émissions, les célèbres Sesame Street et Muppet Show, de Jim Hansen.

Cyberion City et MicroMUSE ont plus de deux mille citoyens qui viennent du monde entier. Chaque citoyen peut librement créer cent objets. S'il veut en créer plus, il lui est demandé de créer quelque chose qui soit d'utilité publique. Le musée des sciences ; l'université ; le centre commercial ; le secteur des jeux ; la jungle ; le parc et le planétarium ont été construits par des citoyens qui sont devenus des Architectes.

Dans les Muds plus « classiques », il s'agit d'accumuler des points dits « d'expérience », et d'accéder ainsi progressivement à des « niveaux » de puissance et de prestige toujours plus élevés. Dans les plus féroces de ces jeux, trucider les joueurs novices constitue une façon normale de gagner des points.

Si les Muds servaient uniquement d'exutoire à la violence et aux comportements asociaux, ils n'auraient certainement pas leur place sur les réseaux subventionnés par l'État. Mais leur évolution s'infléchit lorsque qu'on commença à les utiliser dans un emploi différent. Le Mud « social », dans lequel il peut y avoir (ou ne pas y avoir) des notions de niveaux, de hiérarchie, mais où il n'y a pas de points à gagner, et dans lequel le meurtre n'est pas possible, est apparu en 1988, lorsque James Aspnes, de l'université de Carnegie-Mellon, créa TinyMud. Ce dernier fit école et l'on vit se multiplier les Muds d'inspiration égalitaire et non violente. Quand ce sont tous les utilisateurs, et pas seulement des sorciers, qui peuvent ajouter au jeu, et quand le meurtre et le vol ne sont absolument plus gages de progression dans le jeu, on n'a plus affaire au même type d'utilisateurs.

En réponse à une question d'Amy Bruckman qui lui demandait si ces idéaux étaient issus d'une volonté délibérée de sa part ou plutôt s'ils avaient été développés par les membres de la première communauté de TinyMud, Aspnes fit ce commentaire révélateur :

La plupart des jeux d'aventure et des Mud comportaient un système d'attribution de points qui permettaient de passer d'un niveau à l'autre et d'obtenir des privilèges spéciaux ; je ne voulais pas d'un tel système, non pas tant par idéal égalitaire, mais parce que je voulais que le jeu soit illimité, et que tout système de points et de niveaux l'aurait bridé. Les joueurs seraient arrivés à un moment au score maximal, et auraient estimé avoir terminé le jeu. Mon approche séduisit ceux qui appréciaient l'égalitarisme et déplut à ceux qui estimaient qu'un jeu devait comporter un décompte de points, des gagnants et des perdants (j'avais tout de même prévu une commande « score », puisque tout le monde la tapait, mais il n'était pas difficile de se rendre compte qu'elle était bidon). Il y eut donc une espèce de sélection naturelle qui favorisa les idéaux égalitaires. Moi, j'aime bien l'égalitarisme, mais ce n'était pas vraiment le but de l'expérience.

Bruckman estima que la réponse d'Aspnes confirmait « l'assertion de Langdon Winner selon laquelle les objets eux-mêmes sont politiques. C'est un changement du logiciel qui a favorisé des interactions nouvelles et qui a attiré un autre type d'utilisateur. Les valeurs de la communauté nouvellement formée sont issues pour une bonne part du logiciel, de la façon dont il a été conçu. »

Richard Bartle, de son côté, préfère de loin le côté jeu des Muds à leur côté outil d'expérimentation sociale. Il me confia ainsi plusieurs fois que l'attrait fondamental des Muds tels qu'il les avait conçus disparaissait lorsqu'on supprimait la possibilité qu'un personnage meure. Que des gens s'en servent pour former des communautés ou faire du théâtre télématique, pourquoi pas, mais pour Bartle, ce n'est plus un jeu si l'on ne peut plus mourir. Les Muds se sont donc divisés en deux branches dans leur évolution, et ce n'est pas fini.

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