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Chapitre Quatre
DES FORUMS DE DISCUSSION POUR TOUS (suite)
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La télématique de base : les BBS ou micro-serveurs


S'il existe une technologie qui favorise la démocratisation de la télématique, c'est bien celle des BBS (computer Bulletin Board System),75 ou micro-serveurs. Pour un coût inférieur à celui d'un fusil de chasse, le BBS transforme un individu lambda, n'importe où dans le monde, en éditeur, reporter, avocat, organisateur, étudiant ou enseignant, pouvant potentiellement participer à des conversations internationales de citoyen à citoyen. La technologie et la culture des micro-serveurs, qui progressent aujourd'hui sur tous les continents, ont en effet été créées par des particuliers, et non par des spécialistes de la guerre nucléaire ou des chercheurs au service de grandes entreprises.

[NdT 75] Système de panneau d'annonces informatisé.

Comme les herbes sauvages qui servent, en anglais, à symboliser leur caractère populaire (grassroots), les BBS naissent de la base, du sol, ils essaiment, et ils sont difficiles à éradiquer. Tous les réseaux à haut débit financés par les gouvernements du monde entier pourraient s'arrêter de fonctionner, la communauté des micro-serveurs continuerait de vivre, comme les portions de Usenet qui ne se propagent pas par l'intermédiaire d'Internet mais par appel téléphonique d'ordinateur à ordinateur. Les BBS ont de plus en plus tendance à être reliés au reste du réseau par des passerelles, mais de par leur nature, ils n'en dépendent pas. Il est radicalement impossible d'éliminer la culture du micro-serveur, sauf en débranchant tout le réseau téléphonique mondial ou en revenant dans les années 70 et en « désinventant » le microprocesseur.

Un BBS est un micro-ordinateur — qui n'a pas besoin d'être haut de gamme — sur lequel tourne un logiciel spécialisé mais peu coûteux, branché sur une ligne téléphonique normale par l'intermédiaire d'un petit dispositif électronique qu'on appelle modem. On trouve des modems tout à fait adéquats et fiables pour moins de 100 dollars aux Etats-Unis,76 et leurs prix continuent à baisser. Reliez un modem à votre micro, branchez ce dernier sur votre ligne téléphonique, donnez un nom à votre micro-serveur, annoncez son numéro d'appel sur quelques autres BBS : vous êtes désormais l'opérateur d'une communauté virtuelle. Les gens appellent votre serveur, et y déposent des messages privés ou des informations publiques. Je connais un habitant de Colorado Springs, le Colonel Dave Hughes, qui se sert de son BBS pour s'opposer aux projets du maire de sa ville. Je connais quelqu'un à Zushi, au Japon, le Major Kichiro Tomino, qui s'opposait à la politique de son maire et qui est maintenant installé à la mairie et conduit les affaires municipales par l'intermédiaire d'un BBS. Dans l'ex-Union soviétique, les micro-serveurs ont également joué un rôle politique important.

[NdT 76] et moins de 1000 F en France.

Le BBS est une sorte d'outil très polyvalent. Il peut servir à coordonner un mouvement associatif, à faire marcher une affaire, à organiser une campagne politique, à trouver un public pour un artiste, un politicien en herbe ou un prédicateur ; il peut servir à rassembler des sensibilités proches et leur permettre de discuter de sujets qui les intéressent. On peut laisser les utilisateurs en faire leur endroit à eux, ou bien mener son micro-serveur comme un chef de terroir.

Le contenu des BBS est souvent puéril, banal ou obscur. Il s'agit d'une contre-réponse brute, non contrôlée, à la culture des grands médias. Ils sont peu nombreux, parmi les opérateurs des dizaines de milliers de BBS (on les appelle des sysops77), à avoir le souci d'un contact étroit avec la réalité du monde qui les entoure. Les BBS sont les cousins des « fanzines », ces magazines de passionnés issus du monde de la science-fiction, ronéotés ou photocopiés à petit tirage. Les éditeurs de fanzines et les opérateurs de micro-serveurs servent la manifestation directe d'une culture populaire, souvent peu raffinée, parfois choquante pour la sensibilité de Monsieur tout-le-monde.

[NdT 77] Contraction de System operator, ou « opérateur du système ».

Les sysops sont plus intéressés par ceux qui communiquent, à quelques dizaines, avec leur BBS. Ces communautés sont de minuscules astéroïdes dans l'univers télématique virtuel. Mais elles sont très nombreuses. (Le magazine Boardwatch estimait à soixante mille le nombre des BBS, aux États-Unis uniquement, en 1993.) Et elles commencent à s'organiser de manière collective. Un BBS est une communauté d'environ dix à cent individus. Cinquante mille BBS, cela signifie donc au moins un demi-million de personnes qui peuvent relayer très efficacement tel ou tel mot d'ordre. La FCC78 en sait quelque chose, elle qui est inondée de lettres de protestations chaque fois que circule de nouveau la rumeur selon laquelle elle s'apprêterait à frapper tout modem d'une taxe.

[NdT 78] Federal Communications Commitee, ou commission fédérale des communications, organisme américain de réglementation de tout ce qui touche aux communications.

Ward Christensen et Randy Suess ne se doutaient pas, en 1978, qu'ils étaient sur le point de créer quelque chose qui allait pouvoir servir d'outil politique et éducatif, et être l'instrument de nouvelles communautés. Au départ, ils voulaient simplement transférer des programmes d'un micro-ordinateur à un autre par l'intermédiaire du téléphone. Christensen jeta les bases de la télématique pour tous en 1977, lorsqu'il créa et plaça dans le domaine public un programme appelé Modem.79 Ce dernier permettait à deux micro-ordinateurs d'échanger des fichiers par ligne téléphonique.

[NdT 79] À ne pas confondre (même s'il y a bien sûr un rapport) avec l'appareil du même nom qui permet de faire communiquer deux ordinateurs par l'intermédiaire d'une liaison téléphonique.

Des deux côtés, il fallait que l'utilisateur se livre à des opérations compliquées pour que Modem fonctionne. Il fallait d'abord établir un contact téléphonique vocal, puis placer le combiné dans les oreillettes d'un coupleur acoustique — un gros boîtier de la taille d'une boîte à chaussures — qui communiquait avec le micro-ordinateur grâce à un modem (modulateur-démodulateur). Le modem était chargé de transformer les impulsions électriques de l'ordinateur en sons pouvant passer par les lignes téléphoniques, et dans l'autre sens, il devait capter les sons arrivant d'un autre ordinateur et les retransformer en signaux informatiques. Lorsque leurs ordinateurs étaient en communication, les opérateurs devaient taper des commandes pour lancer les transferts de fichiers. On le voit, tout cela était assez primitif comparé au fonctionnement largement automatisé du courrier électronique d'aujourd'hui, mais c'était tout de même un début.

En 1979, Keith Peterson et Ward Christensen sortirent une nouvelle version de leur logiciel qui assurait la fonction de correction d'erreurs de transmission — une manière de technique de haut niveau pour la micro-informatique de l'époque, qui permettait de transférer les fichiers avec succès même lorsque les lignes téléphoniques étaient de qualité moyenne. Il y avait là une avancée importante, car la moindre erreur de transmission peut rendre un programme totalement inutilisable lorsqu'il arrive à destination. Ils appelèrent leur nouveau protocole de transmission de fichier XModem. Même si 1979 semble une époque presque aussi reculée que l'ère jurassique à l'échelle du progrès de l'informatique et des télécommunications, le protocole XModem reste utilisé aujourd'hui par des millions de personnes pour transférer des fichiers. Comme il a été adapté à pratiquement tous les types de micro-ordinateurs existants ou ayant existé, Ward Christensen estime qu'il s'agit là du « programme le plus souvent modifié de l'histoire de l'informatique ».

La mise dans le domaine public de ce logiciel au tout début de la micro-informatique a eu un effet profond sur l'évolution des BBS. Non seulement Ward Christensen fournissait ainsi un outil qui allait leur donner de la valeur (en en faisant des distributeurs de programmes du domaine public), mais il empêchait également quiconque d'en verrouiller l'utilisation.

Christensen et d'autres s'intéressaient également au stockage et à la transmission de messages. En 1978, Christensen et Randy Suess avaient créé un autre programme, CBBS (Computer Bulletin Board System). Tout commença, selon Christensen, le 16 janvier 1978, dans un Chicago enneigé, lorsqu'il décida de créer le logiciel et Suess le matériel d'un système de communication sur micro-ordinateur. Le numéro de novembre 1978 de Byte, principal magazine consacré à l'époque aux révolutions de la micro-électronique et de la micro-informatique, publia par la suite un article écrit par eux et intitulé « Hobbyist Computerized Bulletin Boards80 ». Non seulement ces pionniers créèrent une nouvelle technologie, mais ils indiquèrent immédiatement à tout le monde comment l'exploiter. Les micro-ordinateurs y trouvaient un nouvel emploi, et tous les utilisateurs initiaux qui commençaient à se fatiguer des jeux, des graphiques et des bases de données y gagnaient un nouveau territoire à explorer.

[NdT 80] Panneaux d'annonces informatisés pour amateurs.

En 1989, Christensen refit cet historique dans une contribution sur Chinet, un serveur de la région de Chicago : « XModem est né du besoin que nous avions, Randy et moi, d'échanger des fichiers sans avoir à passer par la poste (si nous n'avions pas vécu à 50 km l'un de l'autre, XModem n'aurait peut-être pas vu le jour). CBBS, lui, a dû sa naissance à une situation de type, “on a tout ce qu'il faut, il neige comme c'est pas possible, bidouillons sur l'ordinateur.” »

En 1979, CBBS était mis en œuvre et ouvert au public de Chicago, avec sa messagerie publique inspirée des panneaux de liège ou de bois sur lesquels tout un chacun peut punaiser une annonce ou un message d'intérêt public. Les modems étaient coûteux et lents, et les messages n'étaient pas structurés en catégories et en forums, mais le fait même de se servir de son micro-ordinateur et de son téléphone pour communiquer suffisait à remplir de joie les premiers adeptes. Il faut noter que ni les entreprises de télécommunication, ni celles d'informatique n'avaient la moindre idée de ce que des gens comme Christensen étaient en train de faire.

En 1979, la communauté des BBS se limitait aux premiers amateurs de micro-informatique, et la palette de leurs centres d'intérêt était très large... elle couvrait tout ce qui avait un rapport avec l'utilisation des micro-ordinateurs ! On allait attendre encore quelques années avant de voir des gens se servir de ces ressources pour parler animaux domestiques, politique ou religion. À une exception près : le BBS CommuniTree de Santa Cruz, en Californie, mis en service en 1978. Lorsque je commençai à explorer les BBS, au tout début de mon intérêt pour la télématique, je fis une visite électronique de CommuniTree, et ce que j'y découvris me parut suffisamment pour que j'en conserve certaines contributions pendant dix ans.

CommuniTree, et son nom l'indique déjà assez bien,81 se donnait pour but d'utiliser la technologie nouvelle des micro-serveurs pour bâtir une communauté, à une époque où la grande majorité des autres BBS n'étaient encore intéressés que par la technique elle-même. Ce micro-serveur était encore en fonction vers 1982-1983, lorsque je commençai mes explorations du monde télématique. Ce qui attira mon attention était une réflexion sur la formation d'une communauté à partir d'une pratique spirituelle de nature non théologique. Ils appelaient ça ORIGINS.

[NdT 81] « L'arbre de la communion », avec jeu phonétique sur Community.

Dans le contexte d'une Californie où tout était à vendre, et notamment l'accès à de nouvelles religions, j'appréciai leur discours selon lequel « ORIGINS n'a pas de leaders, pas d'existence officielle, et rien à vendre. Parce que son origine se trouve dans un forum électronique public, personne ne sait qui en sont les créateurs. » Les principes centraux du mouvement étaient des « pratiques », c'est-à-dire des actions mémorables entreprises dans le monde matériel de tous les jours. Le monde que les premiers tenants d'ORIGINS appelaient de leurs vœux est clairement lisible dans les pratiques que ses adhérents promettaient de mener quotidiennement : « Obtenir une faveur, demander de l'aide et l'obtenir, se servir de son charisme, terminer un travail, utiliser la magie, se regarder, partager la grâce. »

Je me suis souvent demandé ce qu'ils étaient devenus. À la première conférence sur le cyberespace de 1990 à Austin, Texas, j'ai rencontré quelqu'un qui s'en souvenait. CommuniTree aurait pu donner naissance à un mouvement télématique de grande ampleur, mais selon une observatrice qui y avait participé dès les premières années, Rosanne Stone, ce micro-serveur fut victime d'un problème qui continue de se poser à tous les BBS : ouverts à tous, ils servent d'arène à ceux qui souhaitent actualiser leurs pulsions antisociales. « Les étudiants, et notamment de jeunes mâles pubères au langage bien peu châtié, découvrirent le numéro d'appel de CommuniTree et ne tardèrent pas à s'exprimer en forum », rappela Stone à la conférence d'Austin.

Ils n'avaient pas l'air d'être touchés par l'ambiance plutôt intellectuelle et emplie de spiritualité des débats en cours, et s'empressèrent de témoigner de leur mal de vivre sur un mode correspondant à leur âge, leur sexe et leur capacité d'expression. En peu de temps, CommuniTree fut envahi de messages obscènes et scatologiques. Il n'était pas aisé de les repérer lorsqu'ils se connectaient, ni de les empêcher de sévir lorsqu'ils étaient dans les lieux. [...]

Quelques mois plus tard, CommuniTree en mourut, étouffé, par ce que l'un des participants nomma « les conséquences de l'expression libre. » Plusieurs de ses utilisateurs originels tirèrent néanmoins les fruits d'une expérience de plusieurs années et se mirent à écrire leur propre système. En quelques années, on vit proliférer des communautés virtuelles de caractère peut-être un peu moins visionnaire, mais dont les fonctionnalités étaient largement supérieures. [...]

Ce caractère utopiste de l'expérience de CommuniTree s'avéra un obstacle à sa propre survie. Le droit à l'expression totalement libre dans tous les forums n'était pas un principe qui pouvait fonctionner dans un contexte où de jeunes hommes qui ne partageaient pas nécessairement les idéaux communautaires du Tree avaient de plus en plus accès à des terminaux électroniques. Comme le dit un vétéran du Tree : « Des hordes barbares nous ont jeté bas. » Ainsi, la pratique démontra qu'un certain principe de surveillance et de contrôle était nécessaire pour maintenir en vie une communauté virtuelle.

L'accent mis par CommuniTree sur les questions d'ordre social et spirituel était tout à fait particulier pour l'époque. Les premières générations d'utilisateurs de BBS se composaient des premiers bidouilleurs de l'informatique, très calés techniquement dans leur domaine. Les BBS se multiplièrent dans un certain nombre de villes. Le prix des modems, au début des années 80, restait élevé : il fallait payer au moins 500 dollars pour acquérir autre chose qu'un lentissime modem à 300 bits par seconde (la plupart des adultes lisent plus vite que cela). La téléinformatique personnelle était encore réservée aux hobbyistes qui savaient bidouiller leur logiciel et bricoler leur matériel. C'est alors que vint Tom Jennings.

Jennings, qui était programmeur chez un petit éditeur de logiciel de Boston, commença par se servir d'un modem pour se connecter à des CBBS en 1980 et 1981. Lorsqu'il partit pour San Francisco en 1983, il disposa de quelques semaines de temps libre avant de rejoindre une nouvelle entreprise, et décida d'en profiter pour écrire un logiciel de micro-serveur. En décembre 1983 son Fido BBS nº 1 était opérationnel.

En 1991, je passai un après-midi avec Jennings et son ami et complice de l'époque, Tim Pozar, pour parler des origines et de l'évolution de FidoNet. J'avais rencontré Pozar par l'intermédiaire du Well, et j'étais curieux de connaître leur histoire ; Jennings et lui étaient donc passés me voir dans mon minuscule bureau de la Whole Earth Review pour tout me raconter. Avant même de serrer la main à Jennings, on distingue tout de suite qu'il n'est ni un programmeur normal, ni même normal du tout. Le jour de notre rencontre, il avait les cheveux violets, et les objets en métal les plus divers étaient piqués sur son blouson, ses oreilles et son nez. Il fait de la planche à roulettes, milite pour les droits des homosexuels, et se déclare anarchiste et opposé à toute limitation du droit d'expression.

Le nom de Fido a pour origine un incident survenu dans les locaux d'une petite société pour laquelle Jennings travaillait dans les années 80. L'ordinateur de l'entreprise appartenait à Jennings ; il s'agissait d'un assemblage de modules d'origines diverses, « notamment une alimentation de dix milliards d'ampères et un ventilateur suffisamment puissant pour déplacer la machine », se rappelle Jennings. Un soir, à l'heure de la bière, quelqu'un avait écrit « Fido82 » sur une morceau de papier et l'avait collé à l'ordinateur. Le nom resta et s'appliqua également au BBS. Il marquait bien l'inspiration à laquelle se rattachait cette communauté virtuelle-là.

[NdT 82] Nom de chien archétypal aux États-Unis, l'équivalent français pouvant être « Médor ».

Dès le départ, Jennings avait en tête de lâcher la bride à son BBS, de laisser ses utilisateurs déterminer leurs propres règles de conduite. Dans la première version de Fido, Jennings avait inclus une zone totalement libre intitulée « anarchie ». « J'ai dit aux utilisateurs qu'ils pouvaient faire absolument ce qu'ils voulaient » me dit Jennings. « J'ai conservé cette ligne de conduite depuis huit ans et je n'ai jamais connu aucun problème. Ce sont les fachos, les coincés du pouvoir qui en ont. Je crois que si l'on établit clairement d'emblée que ce sont les utilisateurs qui font la police — et ne serait-ce que d'en parler en ces termes me dégoûte —, que ce sont les utilisateurs qui décident du contenu, ils seront tout à fait à même de se charger eux-mêmes des connards. »

Jennings précise que les sysops de Fido restent « farouchement indépendants ». À ce jour, le point de vue partagé par la plupart des sysops de micro-serveurs Fido s'exprime dans les termes suivants : « Tu n'offenseras point ; tu ne t'offenseras point aisément. » Avec cette attitude, on peut s'attendre à ce que les gens à qui l'autorité pose problème testent le niveau de tolérance du sysop. Les « flammes » — ces accès d'attaques personnelles féroces83 — ne sont pas inconnues sur les serveurs Fido. Les éruptions scatologiques comme celle qui a eu raison de CommuniTree y ont lieu également. Le rapport signal/bruit d'un serveur Fido peut être particulièrement bas, surtout si on le compare à celui d'une liste de diffusion universitaire ; mais d'autres serveurs Fido sont tout aussi calmes et intellectuellement stimulants que bien des forums du Réseau. Fido, c'est de la télécommunication brute, non tempérée, de la télématique de rue. Et comme l'écrit William Gibson dans Neuromancien, le livre qui nous a donné le terme cyberespace, « la rue sait trouver son propre emploi des technologies ».

[NdT 83] Pour rendre ce terme de flame très employé dans les forums américains, un ami habitué des réseaux nous propose aussi « torche », qui peut prendre facilement une forme verbale au double sens plaisant, comme dans « Tu as vu comment Untel s'est fait torcher hier soir en forum après avoir voulu frimer ? ». Cela dit, ce terme n'est pas (encore ?) employé sur les serveurs français, où l'on utilise majoritairement le verbe « descendre » (« Untel s'est fait descendre en forum macintosh »).

Fido commença à se propager lorsqu'un utilisateur de Baltimore du serveur de Jennings persuada ce dernier de l'aider à réaliser une version du logiciel adaptée à un autre micro-ordinateur. En janvier 1984, Fido nº 2 démarra à Baltimore. Les micro-serveurs Fido proliférèrent alors rapidement car la partie du logiciel qui permettait de monter son propre serveur était en téléchargement libre sur les BBS : la technologie s'auto-diffusait. Jennings précise que le logiciel serveur comptait pour 10 % des téléchargements effectués. À la fin 1984, plusieurs dizaines de Fido étaient en service.

Jennings avait mis en place une tarification inhabituelle à l'intention de ceux qui voulaient monter leur propre micro-serveur à l'aide du logiciel Fido : « Pour 199 dollars, je vous vends le logiciel dans son emballage officiel pour utilisation commerciale. Pour 40 dollars, je vous vends le même logiciel pour une utilisation en amateur et c'est à vous de le télécharger. C'est tout, et ne me posez pas trop de questions. C'est à vous de choisir à quel niveau vous vous situez. Si vous voulez être au top et bénéficier du caractère officiel, envoyez-moi les deux cents dollars ; dans votre tête, vous vous sentirez plus crédible. Non, c'est pas vrai, je ne leur dis pas ça. Si, en fait, je le leur dis, et ils me prennent le paquet à deux cents dollars quand même. » Le commercial, ça n'était pas le premier souci de Jennings. Il avait un projet de plus grande envergure. Il avait réussi à bricoler dans son coin un logiciel serveur à auto-propagation ; et s'il essayait de bricoler un réseau entier ?

« Depuis des années, raconte Jennings, j'avais l'obsession d'un réseau de BBS qui s'appelleraient mutuellement de proche en proche, en ne payant que des appels locaux, d'un bout du pays à l'autre. Ça excite les neurones pendant cinq minutes, jusqu'à ce qu'on se rende compte des centaines d'appels nécessaires pour aller d'une côte à l'autre. il faudrait inonder le pays de BBS, en avoir un tous les vingt kilomètres. »

Mais cette idée ne le quittait pas, même si les quelques dizaines de Fido qui fonctionnaient à cette époque étaient loin de suffire au projet. Il entreprit alors de calculer combien coûteraient des appels longue distance effectués au milieu de la nuit par rapport au volume de données qu'on pouvait transférer à la minute. En 1985, les modems capables d'émettre et de recevoir à 1200 bits par seconde avaient atteint un prix raisonnable. Dans ces conditions, il calcula que l'envoi de trois pages de texte d'un bout à l'autre du pays reviendrait à peu près à vingt-cinq cents.84 « Mais alors il n'y a pas besoin d'en passer par les petits sauts de puce, se rendit compte Jennings. Il suffit d'appeler le BBS suivant au milieu de la nuit, à l'heure où le tarif est le plus bas. »

[NdT 84] Soit environ 1,40 F.

C'est comme cela que naquit la National Fido Hour. Entre une heure et deux heures du matin, chaque jour, les micro-serveurs Fido se ferment à leurs utilisateurs et s'appellent . Jennings attribua à chaque BBS un numéro de nœud distinct, et les messages pouvaient ainsi transiter par tous les BBS et être livrés au micro-serveur approprié en fonction de ce numéro. Chaque serveur avait les numéros d'appel de tous les autres dans une liste que Jennings tenait à jour et qu'il leur envoyait à tous par courrier électronique. Lorsque les serveurs commencèrent à se multiplier, notamment dans les grands centres urbains, Jennings mit en œuvre un système de concentrateurs locaux. Au lieu d'appeler les dix-sept BBS de Saint-Louis, le micro-serveur de Baltimore pouvait se contenter d'un appel au concentrateur de Saint-Louis, qui se chargeait de regrouper les messages pour Baltimore et de collecter les messages pour les dix-sept serveurs de sa région.

Les réseaux ont, entre autres, une caractéristique : lorsqu'un des membres innove, c'est tout le groupe qui en bénéficie. En 1985 et 1986, plusieurs nouveaux développements, effectués en partie par Jennings et en partie par d'autres sysops et utilisateurs, favorisèrent la croissance de Fidonet, comme on commençait à appeler le réseau. Un utilisateur de Dallas imagina une manière de mieux tirer parti de Fidomail, le système d'échange de messages du réseau, qu'il appela Echomail. À cette époque, les échanges entre micro-serveurs Fido ne concernaient que le courrier privé, et il n'y avait pas moyen de tenir des conversations d'un BBS à l'autre. Grâce à Echomail, cela devenait possible. En 1986, plusieurs centaines de sysops de serveurs Fido participèrent à la première convention des utilisateurs de Fido, qu'on appelle désormais Fidocon, à Colorado Springs.

À la fin 1986, il y avait environ mille nœuds. En sous-estimant volontairement le nombre d'utilisateurs par serveur à dix, cela voulait dire qu'il y avait dix mille personnes sur le réseau. Toutes les factures téléphoniques étaient réglées par les sysops, qui seuls décidaient si leur serveur était gratuit ou payant. En 1991, il y avait dix mille micro-serveurs Fido, avec au moins cent mille utilisateurs de Fidonet. Lorsque les problèmes de connectivité devinrent vraiment intéressants — en 1991, il y avait des passerelles avec l'Europe, l'Australie et l'Asie —, Tim Pozar commença à travailler sur la connexion ultime.

« Je m'étais abonné au Well, j'avais fréquenté ses forums, j'avais vu les groupes Usenet qui y étaient disponibles, et je savais donc qu'il existait un autre monde de forums auquel on pouvait se connecter, » expliquait Pozar. Vers 1986 ou 1987, il entama, par l'intermédiaire de Fidonet, une collaboration avec des programmeurs de Floride et du Wisconsin, destinée à convertir les messages de Fidonet à un format lisible par les autres réseaux. « J'ai également travaillé avec Ken Harrington, du SRI, pour déterminer les équivalences entre Fidonet et Internet. Il était très enthousiaste à l'idée d'ouvrir Internet à Monsieur tout-le-monde. Il nous a beaucoup aidés à faire face aux tracasseries administratives et financières. » Cela a certainement joué un rôle important dans le succès de l'entreprise. SRI était la dernière incarnation du Stanford Research Institute, auprès duquel le département de la Défense avait financé le premier centre d'information du réseau d'Arpanet à la fin des années 60. Dans les années 80, les spécialistes du Réseau à SRI avaient encore pas mal de contacts et d'influence.

Pozar mit en œuvre la première passerelle Fidonet-Internet dans les locaux de la station de radio de San Francisco pour laquelle il travaillait comme technicien. En 1991, il y avait quarante passerelles de ce type dans le monde. Les nœuds d'Internet communiquent à très haut débit partout dans le monde, et il suffit d'acheminer les messages de Fidonet de la manière lente vers le plus proche nœud Internet pour qu'ils soient quasi-instantanément transférés en Australie ou à Amsterdam, où ils peuvent reprendre, pour arriver à destination, leur cheminement tranquille du milieu de la nuit.

Il y a des micro-serveurs Fido de toutes sortes, et encore bien des BBS qui ne font pas partie de Fidonet. Comme pour Usenet, le nombre énorme de ces serveurs donne au novice une idée vertigineuse de la diversité des micro-communautés qui se forment autour d'un domaine d'intérêt donné. La plupart des serveurs sont gratuits et il n'est pas besoin de s'y inscrire formellement ; on peut donc très bien se connecter à un BBS, y trouver une liste d'autres BBS, et passer une soirée à sauter de l'un à l'autre.

Pour mieux apprécier de quoi les gens parlent sur les BBS, il suffit d'y aller voir. Un coup d'œil à leur menu général des services peut même parfois être suffisant. Voici quelques extraits d'un BBS qui a attiré mon attention simplement à cause de son nom. Les BBS sont utilisés par des gens de toutes couleurs politiques. L'extrême gauche, l'extrême droite, les païens, les presbytériens, les activistes, les publicitaires, ils ont tous des micro-serveurs. Le micro-serveur COMBAT ARMS85 est un exemple parmi d'autres de ce qui est disponible. En « feuilletant » les menus d'un serveur comme celui-ci, il est aisé de se faire une idée des gens qui le fréquentent.

[NdT 85] ARMES DE GUERRE.

La bannière d'accueil de COMBAT ARMS annonce, entre autres choses :

 

\\\:      VEUILLEZ... utiliser vos vrais noms !      :\\\
\\\:                                                 :\\\
\\\: Ce BBS est consacré aux armes à feu, à la loi, :\\\
à l'aviation et à la science.

 

SI VOUS DESIREZ SIGNALER UN CRIME OU UN DELIT DE MANIERE ANONIME, CONNECTEZ-VOUS EN DONNANT LE PRENOM "CRIME", LE NOM "REPORT" ET LE MOT DE PASSE "CRIMETIP". PUIS REDIGEZ VOTRE COMPTE-RENDU.

\\\: Si vous désirez toucher une récompense (dans les cas ou il y en a une), signez votre compte-rendu d'un numéro à 9 chiffres qui vous sera propre. N'hésitez pas à utiliser votre numéro d'assuré social. Il restera confidentiel.

Certains des forums (sur Fidonet, on parle d'« échos ») du menu de COMBAT ARMS ont attiré mon attention. On trouve des échos de questions/réponses à des personnels de police, des discussions sur la guerre de Sécession, des questions/réponses sur les armes à feu et l'enseignement parental, sur les droits civiques et la propriété privée, sur le lancement d'un BBS et la participation à des opérations de recherche de personnes disparues. Ce micro-serveur semble servir d'estrade pour son sysop, qui a placé en bibliothèque de téléchargement de nombreux textes qu'il a rédigés. Voici quelques-uns des articles disponibles :

 

\\\\\Menu des articles du BBS Combat Arms


\\\\\1-Présentation du BBS Combat Arms.

\\\\\5-Se préparer au désastre.

\\\\\6-Elus de la région à contacter pour leur dire que vous etes contre toute initiative de leur part pour controler la vente d'armes.

\\\\\7-Informations balistiques pour les officiers de police (et les autres)

\\\\\8-Liste des BBS du pays consacrés aux armes !

\\\\\9-Quelques événements qui ont précédé la guerre d'indépendance américaine. Lisez et APPRENEZ. La plupart des gens ne savent pas cela.

\\\\\10-Comment chasser le sanglier en Californie. Valable dans la plupart des autres Etats.

\\\\\11-Texte du décret californien bannissant certaines armes et entré en vigueur le 1er janvier 1990.

\\\\\12-Comment etre en droit de posséder un Garand M1 et le commander directement à l'armée américaine.

\\\\\14-Explication de l'"achat de paille" d'une arme à feu. Important pour les vendeurs comme pour les acheteurs.

\\\\\15-Vous voulez savoir ce qu'est vraiment un "fusil d'assaut" ? Voici le rapport du Dr. Edward C. Ezell, du Smithsonian Institution. Informations très utiles aux chercheurs et aux tireurs qui veulent des précisions techniques qu'ils n'obtiennent pas des journalistes ignorants. Téléchargeable sous le nom EZELL.ZIP.

\\\\\16-Conseils pour un déploiement correct du drapeau américain.

\\\\\17-Résultat d'une étude de l'Ucla sur les préservatifs. Certains de ceux testés étaient MAUVAIS et ne protègent pas contre le Sida.

\\\\\19-Comment avoir un accès de niveau supérieur à ce BBS.

\\\\\21-Excellent article sur les pistolets 1911-A1 de l'armurerie de Springfield.

\\\\\24-Comment rédiger un article et le télécharger sur le BBS Combat Arms. Cette méthode fonctionne également en général sur les autres BBS.

\\\\\26-Texte de la décision de la Cour Supreme sur le jugement U.S. versus Miller. Commentaires de votre SysOp et d'un avocat pro-armes.

\\\\\33-Intégralité du discours fameux de Patrick Henry "La liberté ou la mort" de mars 1775. Lisez et comparez à la situation actuelle de l'Amérique.

\\\\\42-Etes-vous réellement intéressé par la science de la balistique ? Si oui, voici un texte sur le cursus de balistique à la Drexel University de Pennsylvanie. Je peux envisager de financer tout utilisateur de niveau 10 ou plus s'inscrivant à ce cursus.


Notez l'article 19. Il s'agit d'une caractéristique commune des BBS. Le serveur est ouvert à tous. Mais il faut le fréquenter suffisamment longtemps, peut-être en rencontrer le sysop, pour avoir éventuellement accès à une série de forums et d'articles réservés à un cercle de fidèles plus restreint.

En un coup de téléphone il est possible de sauter d'un BBS de survivalistes86 à un de théologiens. Il ne me fallut pas longtemps pour me rendre compte qu'il n'y avait pas assez d'heures dans une journée pour suivre les discussions de tous les serveurs à dominante religieuse de la région de San Francisco. Certains d'entre eux sont liés à une congrégation, d'autres n'ont aucun lien et déclinent trente-six nuances de non-orthodoxie. Le rôle des moyens de communication dans l'évolution des religions est primordial depuis l'époque des Épîtres, et l'apport majeur du xxe siècle dans ce domaine, c'est peut-être l'apparition de congrégations télévisuelles. La religion de masse par « télévangélistes » interposés est résolument un produit de la communication « diffusée » (un émetteur, des millions de récepteurs) qui a dominé ces dernières décennies. Le retour à la base, que l'on peut observer au sein des principales religions du monde, est un terrain étonnamment prometteur pour la communication de plusieurs à plusieurs, grâce à laquelle les coreligionnaires peuvent se trouver, rester en contact et même communier de manière traditionnelle.

[NdT 86] Adeptes de la survie par tous les moyens au-delà du terme normal de la vie.

Le Catholic Information Network (Cin) a quatre nœuds dans la région et six autres dans le reste du pays ; sur Cin, on trouve un forum général ; un forum de prière ; un forum œcuménique ; un forum « Demandez à Notre Père » ; un forum sur la Bible ; un autre sur l'éthique et un forum consacré à l'enseignement parental. LDSnet, un réseau national de seize nœuds ouverts aux fidèles de l'Église des Saints du Dernier Jour de Jésus-Christ (les Mormons), a deux nœuds situés dans des églises au Colorado. Le BBS CompuPal propose l'accès aux échos de plusieurs serveurs Fido chrétiens, un programme de recherche dans la Bible, et une version de la Bible en téléchargement. Le NewLife Christian Network réunit trente-cinq BBS actifs en Amérique et propose des forums sur les médias chrétiens, sur le créationnisme, sur la guerre spirituelle et sur les sports. On trouve aussi le BBS des Chrétiens Orthodoxes, le BBS Corpus Christi, le réseau des Ordinateurs pour le Christ qui comprend trente nœuds en Amérique, au Canada et en Angleterre, AgapeNet et le réseau de la Fraternité chrétienne. Il s'agit là d'un échantillon et non de la totalité des micro-serveurs chrétiens, uniquement pour la région de San Francisco. Comme les Deadheads et les programmeurs, ceux qui sont habités d'une foi religieuse forte souhaitent rester en contact d'une rencontre de visu à l'autre. Comme on le voit, la culture des BBS est loin d'être réservée aux cyberpunks et aux fondus d'informatique.

Les BBS chrétiens sont nombreux, mais sont loin de représenter les seuls serveurs religieux disponibles dans ma circonscription téléphonique. KesherNet est un réseau juif (Kesher signifie « se connecter » en hébreu) qui regroupe les forums de plusieurs serveurs Fido juifs, notamment Judaica, Interfaith, et Jewish Genealogy. Body Dharma consacre des forums à tout le spectre des traditions orientales, occidentales et païennes. Zen Connection est un autre serveur Fido. PODS, le Pagan/Occult Distribution Network, propose des informations œcuméniques. Il y a aussi des serveurs, comme le Bay Area Skeptic pour ceux qui doutent. Ou des dizaines de BBS comme le Temple of the Screaming Electron, si l'on est à la recherche de quelque chose de plus délirant en la matière.

Les BBS consacrés aux discussions sur la santé et la médecine sont également nombreux. Body Dharma, en plus de ses rubriques spirituelles, offre des forums sur la médecine, les handicaps, et les thérapies alternatives. ADAnet est un « écho » commun à tout Fidonet qui comprend des forums sur l'épilepsie ; la sclérose en plaques ; la dystrophie musculaire ; et le syndrome postpolio. Soutenu par la Disability Law Foundation,87 ADAnet diffuse auprès des employeurs qui en ont besoin des informations concernant la loi de 1991 sur les Américains handicapés. Le micro-serveur Grateful Med propose des échos sur la médecine et les méthodes de santé alternatives, notamment sur l'ingénierie biomédicale et la médecine du secourisme. Blink Connection est un forum d'échanges d'informations de soutien aux utilisateurs d'ordinateurs aveugles et mal-voyants (qui peuvent faire appel à la synthèse vocale et aux affichages agrandis pour « lire » ces forums). Il existe également un BBS AIDS Info.88

[NdT 87] Fondation pour les lois en faveur des handicapés.
[NdT 88] Info Sida.

Les tremblements de terre sont une spécialité de la région, mais les BBS spécialisés dans la préparation aux catastrophes existent dans tout le pays. Dans la région de San Francisco, il y a le Public Seismic Network, un réseau de quatre BBS situés à Menlo Park, San Jose, Pasadena et Memphis, Tennessee ; ce sont des bénévoles de l'Organisme géologique américain qui s'occupent de celui de Menlo Park. Le BBS Rising Storm89 est spécialisé dans la préparation aux catastrophes et dans les techniques de survie, avec des forums sur l'autosuffisance, l'autodéfense, la loi et l'ordre, les armes à feu et les droits civiques. Rising Storm est le nœud californien de Survnet, un petit réseau survivaliste qui se consacre aux informations et aux discussions sur les politiques et les techniques de survie.

[NdT 89] La tempête qui se lève.

Et bien entendu, il y a le sexe. Kinky Komputer90 a été un des premiers BBS de la région de San Francisco, spécialisé dans les discussions à caractère sexuel, qui marchait fort jusqu'à ce que Tom Jennings arrive dans la région et contribue à la multiplication des serveurs. Un moyen de communication qui permet à tout un chacun de se connecter sans révéler son identité, son âge, son sexe ou son apparence physique appelle immanquablement le développement de thèmes sexuels. Il y a des BBS « roses » où l'on parle beaucoup et où l'on ne fait pas grand-chose ; ce sont des terrains de jeu où l'on révèle ses fantasmes sexuels à des inconnus qui ne peuvent pas vous retrouver. D'autres BBS s'apparentent plus à des bars à filles (ou à garçons) qu'à des théâtres. D'autres encore demandent à leur participants de remplir des questionnaires détaillés sur leurs caractéristiques sexuelles. Dans la plupart des cas, on jurerait que l'endroit ne comporte que des hommes très virils et des femmes très féminines, et que ça ne gêne personne — au moins par ce canal — de décrire très précisément ses préférences sexuelles.

[NdT 90] Ordinateur salace.

Même si mon enquête sur les BBS s'est cantonnée à la région de San Francisco, la plupart de ces micro-serveurs contiennent des listes d'autres micro-serveurs présents ailleurs dans le monde. Lorsque l'on tombe sur un BBS spécialisé, il a en général une liste des autres micro-serveurs dans la même spécialité. Par exemple le BBS Linkages amène sur des dizaines d'autres BBS noirs américains. Il existe tout un réseau de serveurs Mufon (Mutual UFO Network91) qui se référencent les uns les autres. Il y a des réseaux de serveurs consacrés à la convalescence après abus de drogues, violences physiques ou sexuelles. J'ai également trouvé un BBS pour les gros (THE BIG BOARD, affilié à la National Association for Fat Acceptance92) ; les photographes ; les fans de Star Trek (ils sont nombreux et certains accueillent le sous-groupe de ceux qui sont convaincus que Monsieur Spock et Kirk sont secrètement amants — on les appelle les K/S enthousiasts) ; les vétérans ; les sionistes ; les adeptes de la suprématie blanche ; les défenseurs de l'environnement ; les féministes ; les libertaires ; les défenseurs des droits des animaux ; les Américains d'origine asiatique, etc. Lorsque vous vous promenez dans la rue, près de chez vous, il y a fort à parier qu'au moins une des personnes que vous croisez régulièrement est un utilisateur de BBS.

[NdT 91] Réseau mutuel sur les Ovni.
[NdT 92] Association nationale pour l'acceptation des obèses.

Du Well aux espaces nébuleux des BBS en passant par les conversations les plus fréquentées du monde sur Usenet, l'univers des communautés virtuelles semble n'en plus finir de croître au fur et à mesure qu'on l'explore. La découverte de l'existence et de l'ampleur de cette nouvelle culture mondiale s'apparente un peu à celle d'un continent inconnu où vibrionnent des formes de vie étranges.

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