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16 – Télésexe et autres perspectives |
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Il y avait un jeune homme du nom de Thésée, Chanson traditionnelle Le premier système fonctionnel de télésexe sera un appareil de communication, et non une « machine à baiser ». La téléprésence d'aspect érotique ne servira probablement pas à avoir des relations sexuelles avec des machines. En revanche, d'ici une trentaine d'années, lorsque les équipements de télésexe se répandront, la plupart des gens les utiliseront pour avoir des rapports sexuels avec d'autres gens, à distance, dans des configurations et des combinaisons jamais envisagées jusqu'ici dans les livres spécialisés et autres versions ou moins résumées du kama soutra. Grâce au mariage des technologies de réalité virtuelle et des réseaux de télécommunication, nous pourrons tendre la main à travers l'espace et caresser quelqu'un — ou tout un groupe — de manière inédite jusqu'ici. C'est en tout cas un scénario possible pour l'avenir. Le mot dildonics[1] a été créé en 1974 par ce visionnaire de l'informatique un peu fêlé qu'est Theodor Nelson (inventeur de l'hypertexte et concepteur du plus ancien projet logiciel encore en cours de développement, « Xanadu »), pour décrire une machine (Brevet américain nº 3 875 932) inventée par un bricoleur de San Francisco, How Wachspress, et qui transformait les sons en sensations tactiles. L'effet érotogène dépend de l'endroit précis auquel l'utilisateur décide d'interfacer son anatomie avec l'engin. Dans ce domaine, la RV ouvre des perspectives bien plus larges. [NdT 1] Le titre original de ce chapitre est Teledildonics and beyond. Nous avons déjà expliqué au chapitre 8 que ce néologisme est formé sur dildo, qui signifie « godemiché » et le suffixe « -nics », équivalent à notre « -ique » et connotant l'informatique, l'électronisation. Un équivalent littéral de dildonics serait donc « godemichique ». Nous nous en tiendrons néanmoins à « télésexe » pour teledildonics. Imaginez-vous dans une vingtaine d'années, en train de vous habiller pour aller à une soirée coquine dans votre voisinage virtuel. Avant de vous rendre dans une pièce capitonnée de manière adéquate et de mettre vos lunettes 3D, vous vous glissez dans une combinaison légère (voire diaphane, comme on pourrait l'espérer), analogue aux body d'aujourd'hui, mais aussi bien ajustée qu'un préservatif. Sur la face interne de cette combinaison se trouvent des milliers de capteurs-stimuleurs, réalisés grâce à une technologie encore inconnue pour l'instant, et qui constituent un réseau de minuscules détecteurs tactiles combinés à des microvibreurs à force variable (plusieurs dizaines par centimètre carré). Ceux-ci peuvent émettre et recevoir des sensations tactiles très réalistes, de la même manière que nos appareils de reproduction vidéo et audio transmettent des sensations visuelles et auditives réalistes. Echappé dans votre monde virtuel, la combinaison vous permet par exemple de tendre la main virtuelle, de saisir un cube virtuel, et en promenant vos doigts dessus, d'en sentir les surfaces et les arêtes, grâce aux vibreurs qui exercent des forces sur votre peau. Ces forces correspondent à celles que vous éprouveriez si vous maniiez un objet réel de mêmes caractéristiques. Vous pouvez frotter votre joue contre du satin (virtuel), et sentir la différence au moment où cette joue passe sur de la peau (virtuelle). Il vous est également possible de masser gentiment quelque chose de mou et de le sentir se durcir sous vos doigts. Imaginez maintenant que vous branchiez votre système émetteur-récepteur de sons-images-toucher sur le réseau téléphonique. Une représentation visuelle réaliste mais totalement artificielle de votre corps et de celui de votre partenaire vous est offerte. Selon le numéro que vous avez composé, les mots de passe que vous connaissez, ce que vous êtes prêt à payer (ou à échanger, ou à faire), vous pouvez trouver un, dix, mille partenaires, dans divers cyberespaces dont vous n'êtes séparé(e) que par un coup de fil. Ce ou ces partenaires peuvent se déplacer indépendamment dans le cyberespace, et vos représentations respectives peuvent se toucher, bien que vos corps physiques puissent être séparé par un continent. Chuhotez dans l'oreille de votre partenaire, sentez son souffle sur votre cou. Caressez son épaule de la main ; à 10 000 kilomètres de là, une batterie de microvibreurs sont sollicités, à la fréquence et dans l'ordre adéquats, pour reproduire exactement votre geste. Si l'expérience ne vous satisfait pas, ou si l'on vous demande dans la réalité physique, vous pouvez tout arrêter en appuyant sur un bouton et en enlevant votre combinaison. Avant de s'interroger pour savoir s'il est éthique de contribuer à produire de tels appareils de télésexe ou s'il est moral de s'en servir, il est intéressant de se demander si la technologie d'aujourd'hui est éloignée de celle qui permettra une telle application ; la réponse est : très éloignée. Il faudra d'abord disposer de réseaux de communication sur fibre optique, pour être à même d'acheminer les très gros volumes de données correspondant à la téléprésence tactile ; il se trouve que pour d'autres raisons, on s'achemine de toute façon vers un câblage par fibre optique du monde entier. Le transport de grosses quantités d'information d'une ville à une autre, ou d'un continent à un autre ne devrait donc pas poser de problème. À moins que l'on dépasse la limite théorique de la vitesse de la lumière, la taille même de notre planète empêche d'envisager un cyberespace à réaction réellement instantanée ; plus un cyberespace sera étendu géographiquement, plus le temps de réponse sera long. La charge de calcul nécessaire pour gérer un tel système pose également un problème ; d'ailleurs, à l'aune des systèmes informatiques actuels, il est tout simplement irréalisable. C'est principalement pour cette raison que le télésexe ne peut être envisagé qu'entre le début et le milieu du XXIe siècle et non pour dans un an ou deux : il faudra des ordinateurs extrêmement puissants pour effectuer les millions de calculs nécessaires pour piloter les centaines de milliers de capteurs et de microvibreurs. Chaque région de notre corps aura besoin de son propre processeur. Les organes de conversion des sensations tactiles posent également un problème majeur. Il faudra des décennies pour que l'on soit à même de réaliser ces tissus de microcapteurs et de microvibreurs efficaces, à temps de réaction rapide et totalement inoffensifs pour l'utilisateur : les vibreurs d'aujourd'hui s'apparentent aux ordinateurs du temps d l'ENIAC. La réalisation de microsondes permettant de communiquer pincements, grattements, caresses, massages nous apparaît comme une tâche d'une ampleur formidable, mais on y travaille d'ores et déjà sur trois continents. Hennequin avec ses appareils à air comprimé et Johnson avec ses alliages à mémoire de forme ne sont pas les seuls. Les chercheurs d'ATR, au Japon, qui m'ont présenté leurs travaux se sont montrés très intéressés par la transmission du toucher. Des chercheurs italiens ont peut-être fait un grand pas vers la production d'un tissus léger à capteurs-vibreurs intégrés, comme l'indique l'article suivant de Shawna Vogel, paru en 1990 et intitulé « La peau intelligente » : L'une des avancées les plus nettes dans cette direction est l'œuvre d'un ingénieur italien, Danilo De Rossi, de l'Université de Pise, qui a réalisé une peau artificielle en s'inspirant largement des couches de la peau humaine, le derme et l'épiderme. Son tissus souple à plusieurs strates possède d'ailleurs la même épaisseur que la peau de l'homme, soit environ celle d'une pièce de 10 cents. Cette peau artificielle est faite d'un gel hydrophile conducteur placé entre deux couches d'électrodes qui contrôlent le flux électrique passant dans le gel. Comme la peau humaine, ce derme détecte la pression globale exercée par un objet : la déformation du gel due à une telle pression modifie la tension entre les électrodes, de manière proportionnel à son intensité. En mesurant ces changements de tension, un robot habillé de cette peau pourrait ainsi distinguer une balle en caoutchouc d'une pierre. Pour traiter les détails plus fins d'une surface, De Rossi a créé une couche épidermique de feuilles de plastique portant des capteurs et séparées les unes des autres par de fines feuilles de caoutchouc. Les capteurs sont des disques de la taille d'une tête d'épingle faits de substances piézoélectriques, qui émettent une charge lorsqu'ils sont soumis à une pression. Ces disques peuvent détecter des aspérités aussi petites que les bosses d'un document en braille. Ces éléments du développement scientifique actuel dessinent les contours de notre fantasme de rapports sexuels par l'intermédiaire de la RV : combinez une version aboutie de la « peau intelligente » avec une puissance de calcul adéquate, un logiciel intelligemment conçu, et un réseau de télécommunication à très haut débit et vous obtenez votre système de télésexe. Pour adoucir un peu la connotation sexuelle, on peut envisager de parler de « Système interactif de téléprésence tactile ». Le télésexe en soi a toute l'apparence d'une expérience de réflexion ayant échappé à tout contrôle. Les physiciens des particules avaient fait appel à cette technique, consistant à imaginer un ensemble de conditions données comme point de départ d'une gedankenexperiment, une « expérience de réflexion ». L'idée consiste à placer les gens dans un environnement conceptuel donné pour leur permettre d'apprécier les conséquences d'une découverte nouvelle. Eh bien j'ai fait l'erreur de faire ma gedankenexperiment sur mon service de forums électroniques de prédilection. J'écrivis en effet une contribution sur le télésexe, assez proche du contenu de ce chapitre, et la plaçai dans un des forums du WELL ; je me servis de mon modem pour envoyer la version électronique de ce texte de mon micro-ordinateur vers l'ordinateur central qui conserve les messages et contributions électroniques dont l'ensemble constitue The WELL. Il s'agit là d'une façon pratique d'obtenir quasi-immédiatement les réactions à un thème de quelques dizaines de personnes parmi une communauté de quelques milliers. Toute personne dont le micro-ordinateur entre en relation avec The WELL quelques instants après l'envoi de ma contribution, ou le jour suivant, ou six mois plus tard peut me faire part de son sentiment sur le sujet, de manière publique en répondant directement en forum, ou privée en m'adressant un message. Les utilisateurs d'un service comme The WELL ont également d'autres possibilités : ils peuvent par exemple copier des contributions ou des documents et les envoyer ailleurs, sur d'autres serveurs, par télécopie, par courrier, etc. Je pensais que ma contribution lancerait une discussion qui m'aiderait à y voir plus clair sur le sujet du télésexe. Le plus étrange, c'est que je reçus des messages électroniques venant de toutes les régions du pays seulement quelques heures après avoir placé mon texte en forum. Je n'avais pas cherché à empêcher sa reproduction et sa libre diffusion. Apparemment, un des milliers d'utilisateurs du WELL avait relayé mon texte par messagerie électronique sur d'autres serveurs du réseau mondial. Et le sujet semblait avoir touché une corde sensible. Je remarquai qu'un journaliste qui m'interrogeais quelque temps plus tard à Tokyo pour un des magazines japonais d'informatique les plus diffusés en avait une copie sur papier. Je reçus des appels téléphoniques de Londres et d'Amsterdam. Tout le monde semblait avoir ignoré mes précautions oratoires et mes mises en avant d'impossibilités techniques actuelles et semblait croire qu'un tel système existait déjà et que je l'avais vu ou testé. Autre épisode dû à cette « expérience de réflexion » : un diner avec un journaliste allemand, jeune reporter pour Der Spiegel, l'un des deux principaux hebdomadaires généralistes allemands. Ce jeune homme enquêtait sur ce que pourrait être la prochaine révolution informatique, ce qui l'avait amené à s'intéresser à la RV. Suite à ce diner, il écrivit un article, qui parût plusieurs mois plus tard, illustré de ma photo et dans lequel mon nom était mentionné. Mon agent m'en envoya une traduction approximative, qui l'était apparemment trop, ou peut-être ne pris-je pas le soin de la lire entièrement. Un mois plus tard, je reçus un appel d'une dame d'Augsbourg, en Allemagne, qui se fit très insistante pour me demander de venir parler, quelques jours plus tard, à une convention organisée par NCR. Elle me persuada de venir les entretenir, de manière générale ou plus précise, à mon gré, des « perspectives ouvertes par la RV ». Lorsque j'arrivai à Augsbourg, je fus immédiatement amené à une réception donnée par le maire dans la splendide mairie restaurée d'Augsbourg. Puis nous rejoignîmes la cave municipale pour y goûter bière et saucisses et pour une interminable discussion bilingue sur l'histoire de la ville. C'est à ce moment-là que le directeur du marketing et de la communication de NCR Allemagne me dit que j'étais célèbre dans le pays à cette époque, à cause de ce que rapportait l'article de Der Spiegel, ou en tout cas de ce qu'en avaient compris les gens. « Que voulez-vous dire ? » demandai-je. « Quand vous dites que vous avez testé des façons d'avoir des rapports sexuels avec les ordinateurs » répondit-il. Pas étonnant que les vice présidents qui s'étaient présentés à moi aient arboré un grand sourire en me disant qu'ils étaient impatients d'entendre mon discours. Je commençai donc celui-ci en citant le limerick de John von Neumann. Un article sur le télésexe fut également publié dans Mondo 2000, un « mutazine » d'avant-garde et centré sur la technologie. Il en résulta une autre série de coups de fils bizarres. J'ai toutes les raisons de penser, au vu des réactions suscitées par un papier que j'avais écrit en dix minutes en m'amusant que l'intérêt pour de telles possibilités ne se démentira pas. Lorsqu'il y a, de la part du grand public, une telle curiosité pour une technologie donnée, lorsque celui-ci fait littéralement preuve de désir pour un nouveau jouet de cet ordre, la force de la demande peut faire avancer les choses de manière significative, surtout lorsqu'on connaît le rythme de progression actuel des technologies catalyses et lorsqu'on imagine la force de persuasion dont seraient capables les hommes de marketing une fois le sexe à distance devenu une réalité. Oui, le télésexe apparaît comme un fantasme, bien éloigné des réalités sérieuses comme l'imagerie médicale ou les mitrailleuses téléopérées. Mais lorsqu'on commence à réfléchir à un tel sujet, le nombre de questions qui viennent à l'esprit, à propos des possibilités futures de la RV et des changements qu'elles pourraient causer dans nos vies, est étonnant. Vu le rythme du développement des technologies de RV, nous ne disposons pas d'un temps énorme pour débattre de questions touchant la moralité, l'intimité, l'identité, voire même un changement profond de la nature humaine. Lorsque la révolution de la RV sera vraiment en marche, nous serons vraisemblablement trop occupés à y participer pour analyser ou débattre de ses conséquences. Un des effets secondaires de l'accroissement des possibilités technologiques semble être que la culture humaine acquiert un côté de plus en plus mécaniste. Nous nous réveillons, nous mangeons, nous dormons, nous organisons nos journées en fonction des machines qui nous facilitent la vie par rapport à celle de nos grands-parents. Dans le même temps, les désirs ont été progressivement stimulés, désorientés, puis anesthésiés par les tirs concentrés d'images, de sons, de mots qui nous atteignent par le biais des médias électroniques ; McLuhan ne nous a pas dit que l'expérience principale que nous ferions du « village global » serait une surdose de publicités magistralement réalisées, s'appuyant principalement sur des sous-entendus sexuels, pour les produits de grosses multinationales. Les médias électroniques ont jusqu'ici été utilisés par quelques-uns pour manipuler les désirs du plus grand nombre dans le but de faire les plus gros bénéfices possibles. Il est possible que la téléprésence, s'appuyant sur un réseau très ramifié comme celui du téléphone, démocratise l'accès à ce pouvoir. Reste à répondre à ces deux questions : un tel scénario est-il réaliste et est-ce même une bonne idée ? Pour beaucoup, l'idée d'« embrasser la technologie » au sens littéral est répugnante. Un des spécialistes de l'éthique de l'informatique, Joseph Weizenbaum, auteur de Computing Power and Human Reason (« Puissance informatique et raison humaine »), estimerait qu'une telle perspective va totalement à l'encontre de ce qui fait l'homme. Peut-être a-t-il raison. Il nous faut considérer les réserves morales de ces prophètes peu optimistes longuement et avec attention. Mais il est hors de doute que le sujet est à même de fasciner des millions de gens dans le monde. Pourquoi pas ? Les philosophes contemporains ont noté la mécanisation progressive de la culture humaine et ont cru voir en l'expression future de la sexualité le lieu d'une déflagration culturelle de première magnitude. Quelques-unes de nos bases les plus solides pourraient bien changer si le télésexe vient à exister. Si tout un chacun peut se donner une apparence de beauté, avoir une voix extrêmement sensuelle, se sentir aussi nubile ou viril que son prochain, quelle sera la nouvelle sémiotique de la séduction ? Qu'est-ce qui sera érotique et qu'est-ce qui ne le sera plus ? Dans le domaine du codage sexo-culturel, la façon dont nous nous servons des moyens de communication d'aujourd'hui pour faire des expériences érotiques artificielles peut être riche d'enseignements. Les numéros de téléphone surtaxés que l'on appelle pour avoir une conversation à contenu sexuel avec une personne du sexe de son choix en est un exemple. C'est ce qu'affirme Rosanne Stone, une spécialiste. Je l'ai rencontrée sur le réseau, et nous en savions déjà beaucoup sur nos opinions respectives en la matière lorsque je la rencontrai ensuite physiquement. Stone a interviewé des programmeurs de RV, des opérateurs de services érotiques par téléphone et des amputés, leur point commun étant de tous avoir fait l'expérience d'une certaine désincarnation et d'avoir éprouvé les sensations d'un corps qui n'existait pas vraiment. Lorsqu'elle eut vent de ma grande enquête sur la RV, elle me contacta par messagerie électronique. Elle m'envoya ensuite un certain nombre d'observations qu'elle avait faites sur l'érotisme par téléphone, dans le cadre d'un ouvrage intitulé Sex and Death Among the Disembodied (« Sexe et mort chez les désincarnés »), qui confirme l'idée que l'on se sert déjà des infrastructures de télécommunication actuelles pour la satisfaction de besoins érotiques : Le sexe par téléphone est un processus d'élaboration du désir par le biais d'un mode de communication unique. Les participants exploitent un répertoire de codes culturels pour bâtir un scénario de compression de gros volumes d'information en un espace exigu. Le locuteur code verbalement le geste, l'apparence, la propension et les exprime par des signes verbaux qui peuvent ne consister qu'en un seul mot. Le destinataire décompresse les signes et bâtit sa propre image d'une interaction complexe. Dans ce type d'interaction, le désir s'appuie sur la tension qui existe entre une réalité matérialisée et la vacuité du signe ; en d'autres termes, les signes émis dans le cadre de ces expériences sexuelles téléphoniques sont uniquement verbaux, et le destinataire exploite les indices que ces signes véhiculent pour bâtir un objet de désir multimode, possédant des attributs de forme, tactiles, etc. Cet acte même est largement personnel et subjectif ; d'un signe de désir extrêmement compressé, le destinataire tire un sens très dense, propre à son lieu d'existence géographique et social. Les effets sociaux secondaires du technosexe sont potentiellement révolutionnaires. Si grâce à la technologie, il est possible de faire l'expérience d'une communion physique, sociale, émotionnelle sans risque de grossesse ou de maladie sexuellement transmissible, que deviendront nos critères moraux traditionnels, et les rites sociaux et codes culturels qui n'existent que pour soutenir ceux-ci ? La désincarnation marque-t-elle la révolution sexuelle ultime et/ou la première étape de l'abandon définitif de notre corps ? Lorsque j'essaye d'imaginer les milliards d'êtres humains de demain, la vision d'un futur sombre d'E. M. Forster, dans laquelle chacun reste confiné dans son module de vie, l'attention entièrement captée par les médias électroniques et le souvenir de tout contact physique définitivement perdu, me vient à l'esprit. Et puis je me dis qu'il faut se garder de voir l'avenir avec les œillères morales de notre présent : dans un monde habité par des dizaines de milliards d'hommes et de femmes, peut-être le cyberespace est-il le lieu le plus adapté à une vie relativement heureuse. Revenons aux conséquences possibles du télésexe. Si je peux lier le mouvement de ma main et les jambes de mon corps virtuel, de manière à « marcher » dans le cyberespace en agitant les doigts de ma main physique, comme cela est déjà possible de manière rudimentaire, il est tout à fait envisageable de lier les capteurs de ma main à mes vibreurs génitaux, par exemple, et de bénéficier ainsi d'une stimulation génitale à chaque fois que je serrerai la main de quelqu'un. Que deviendra le contact social physique lorsque plus personne ne saura où sont situés les zones érogènes de l'autre ? Les notions de vie privée, d'identité et d'intimité fusionneront en quelque chose que nous ne pouvons encore nommer. Sur les ordinateurs Unix, comme ceux qui sont utilisés pour former le réseau mondial de messagerie électronique, les fichiers (documents divers, bases de données, images, sons, programmes) d'une part, et les catégories d'utilisateurs d'autre part sont répartis selon une thématique de droits d'accès hiérarchisés ; pour utiliser une image, c'est comme si ces informations étaient cachées derrière des portes dont, en tant qu'utilisateur de telle catégorie, vous aurez reçu ou non la clef. Ceux qui utilisent ces systèmes Unix aujourd'hui disposent en général de fichiers à eux dont ils ouvrent l'accès à tous et d'autres fichiers dont la clef d'accès n'est connue que de collaborateurs ou d'amis très proches. Dans le cyberespace, si une structuration de cette ordre est introduite, votre personne publique — la personnalité que vous voulez projeter au monde — sera « lisible » de tous. Si vous décidez ensuite de vous joindre à un groupe de collègues ou de pairs, ou si vous décidez de devenir « informationnellement » intime d'une personne ou d'un petit groupe de personnes, vous partagerez avec eux les codes d'accès à votre identité plus profonde. Il est ainsi fort possible que la stimulation de sensations génitales en vienne à sembler un acte de caractère moins intime que le partage d'informations reflétant votre moi le plus profond. Les effets psychosociaux potentiels de la RV telle qu'on la connaît aujourd'hui ont été astucieusement prévus il y a trente ans par Marshall McLuhan dans Understanding Media, qui semble encore plus pertinent dans les années 90 qu'à l'époque de sa publication. Mais les conséquences probables de la RV dépassent l'horizon McLuhanien. Avec d'éventuels systèmes d'identités virtuelles multiples en couches — comme des poupées russes — et potentiellement très différentes les unes des autres, que deviendra notre moi profond ? Ou réside l'identité ? Quelles nouvelles valeurs prendront les notions d'« intimité » et de « moralité » ? Les données des ordinateurs et nos sensations corporelles devenant si profondément liées, considérerons-nous toujours nos appendices mécaniques comme des objets, ou en viendrons-nous à les considérer comme une partie de nous-mêmes ? Le LSD est un moyen d'explorer notre territoire électronique invisible ; il libère la personne d'habitudes et de réflexes verbaux et visuels acquis, et permet les conditions d'une implication immédiate et totale, d'un être-tout-là et d'un être-tout-moi, qui sont en réalité les aspirations humaines fondamentales, tirées grâce à des extensions électriques de notre système nerveux central du système de valeurs rationnel et séquentiel classique. L'attirance pour les drogues hallucinogènes s'explique par le fait qu'elles nous permettent d'arriver à l'empathie avec notre environnement électrique, qui est en soi un voyage intérieur d'où les drogues sont absentes. Marshall McLuhan Une fois leur curiosité pour le télésexe satisfaite, la deuxième question que la plupart des gens et que tous les journalistes posent est la suivante : la réalité virtuelle peut-elle devenir une sorte de « LSD électronique ». Et si l'on essaye, plutôt que d'y répondre, de comprendre pourquoi elle est si souvent soulevée, un fil apparaît. En le suivant, on se trouve confronté aux recoins sombres de l'inconscient collectif de la civilisation industrielle blanche. Suivez-le encore, telle Ariane, et vous vous retrouverez à Lascaux, berceau de la réalité virtuelle et autres moyens d'exprimer la pensée. « La réalité virtuelle est-elle l'équivalent électronique du LSD ? » Cette question a été posée systématiquement à chaque table ronde et à chaque démonstration de RV auxquelles j'aie assisté en 1989 et en 1990. Je l'ai moi-même posée avant de faire ma première expérience du cyberespace. C'est une bonne question, mais ce n'est pas la seule question, et certainement pas la plus importante. Elle touche cependant un point culturel et politique sensible. J'en suis venu à me demander pourquoi ces mêmes sujets intéressants mais mineurs revenaient inlassablement sur le devant de la scène quand tant d'autres étaient plus cruciaux ou plus intéressants. Sexe et drogue sont certainement des thèmes brûlants, mais sont loin de résumer la RV. Il ne s'agit pas de remettre en cause ce type de prospective ; ce qui est étonnant c'est l'attention disproportionnée qu'il recueille par rapport aux autres conséquences d'une innovation technologique de cette importance, et qui révèle une névrose culturelle sous-jacente. Il est certain que le lien entre l'expérience de la RV et celle des drogues est fait spontanément par beaucoup. Jerry Garcia, guitariste des Grateful Dead, le groupe qui jouait le plus souvent aux « acid tests » des années 60, a fait un tour dans la réalité virtuelle chez Autodesk en 1989. Il aurait dit ensuite : « Ils ont interdit le LSD. Je me demande ce qu'ils vont faire de ça. » Et de fait, les responsables d'Autodesk, une entreprise plutôt sérieuse et se consacrant à la CAO bien plus qu'à toute révolution culturelle a été jusqu'à faire appel à Timothy Leary comme narrateur sur leur première vidéo de présentation de leurs recherches. J'ai interviewé aussi bien Garcia que Leary sur le thème de la RV, et tous deux m'ont confirmé que leurs premiers voyages dans le cyberespace leur ont rappelé leurs aventures psychédéliques, et qu'une machine pouvant modifier notre vision du monde est pour une part apparentée au LSD, ce qui ne veut pas dire que le parallèle doit être poussé plus loin. Tant Garcia que Leary avait quantité d'autres choses intéressantes à dire sur le sujet. Je trouvai intéressant que Garcia veuille donner des concerts virtuels dans le cyberespace, où le public pourrait participer à la création en cours, et que Leary voie un rapport entre l'avènement de l'informatique « interpersonnelle »[2] et l'importance culturelle donnée à la RV. [NdT 2] Moment (actuel) de l'évolution de l'informatique où les micro-ordinateurs, jusqu'ici isolés, sont de plus en plus connectés entre eux et favorisent l'échange d'informations entre leurs utilisateurs. L'intérêt des médias pour ce thème attira mon attention mais n'en fit pas pour moi un sujet d'investigation jusqu'en janvier 1990, lorsque le Wall Street Journal fit paraître un article sur la RV en première page, avec comme sous-titre : « Du LSD électronique ? » Le journaliste du Wall Street Journal avait monté en épingle la possibilité d'extases virtuelles futures (sans dire que la réalité virtuelle était d'ores et déjà utilisée pour programmer les séances de rayons faites aux malades du cancer). Quelques jours plus tard, je reçus un coup de téléphone du premier des nombreux journalistes dans le monde qui suivaient tout ce qui se disait sur « la réalité virtuelle et autres machines permettant de planer ». Entre ceux qui veulent absolument se brancher et ceux qui veulent éradiquer la chose, le niveau d'intérêt pour la RV comme paradis artificiel supposé est presque aussi élevé que pour le télésexe. De manière ironique, tant le sexe que le psychédélique sont des applications nettement plus lointaines que d'autres, moins « médiatiques » mais tout aussi majeures, telles que l'amplification des capacités des tétraplégiques, des pompiers face au feu, des médecins faisant des diagnostics, ou des gens chargés de programmer des séances de rayons. Il est hors de doute que l'extase, la transe, la dépendance, l'endoctrinement sont les conséquences possibles de toute technologie qui affecte de manière importante nos perceptions. Ce qui ne veut pas dire qu'il serait aisé de créer une Eleusis électronique ou un système de lavage de cerveaux par le biais de la RV. Peut-être le télésexe, pour des raisons techniques, précèdera-t-il le voyage psychédélique cybernétique. Mais quoiqu'il en soit, j'ai le sentiment que ces aspects les plus controversés de la RV continueront à attirer irrésistiblement l'attention de la presse. Timothy Leary et le LSD, en 1990, ne représentent plus tellement un homme et une substance hallucinogène, mais les symboles chargés d'affect de tout ce dont l'inconscient national a peur. Curieusement, peu nombreux sont ceux qui font état d'un danger bien plus crédible : que la RV entraîne une dépendance, une anesthésie des consciences aussi grandes que la télévision, dont l'Américain moyen consomme plus de sept heures par jour, pour le plus grand profit de ceux qui ont pris le contrôle des différentes chaînes. Cela dit, il est impossible pour les journalistes et commentateurs — catégories dans lesquelles je m'inclus — d'éviter l'expression « LSD électronique », qui a un pouvoir de séduction irrésistible. C'est vrai, il y aura certainement du sexe, de la drogue, et même peut-être du rock and roll dans la RV du futur. On aurait pu dire la même chose de l'imprimerie. Il est important de ne pas ignorer les changements induits par une nouvelle technologie au prétexte qu'ils participent de certains tabous du moment ; il est également important de ne pas se laisser obséder par ces changements. Une fois examiné de près un scénario légèrement sulfureux mais assez éloigné dans le temps, il faut s'appliquer à élargir son champ de vision. C'est d'extase dont il s'agit, et de la manière de la traiter. L'Amérique des années 90 ne connaît plus l'extase au sens originel, ex-stasis : s'échapper un moment de son état quotidien, transcender les particularités de l'état de mortel, délaisser l'état d'éveil ordinaire pour participer d'une spiritualité. À la différence des Jivaros d'Amazonie ou des Grecs de l'antique Eleusis, les travailleurs urbains de l'ère post-industrielle que nous sommes ne disposent pas d'un rite social consacré permettant d'abandonner temporairement notre conscience de tous les jours pour étancher notre soif d'une expérience directe du mysterium tremendum et fascinans. Contrairement à la plupart des adultes ayant vécu durant ces 100 000 dernières années, nous n'avons jamais été initiés à la peur, à l'effroi, à la joie. Nous ne nous sommes jamais familiarisés avec notre naissance, ni n'avons appris ce qui nous lie à la mort. L'illusion de notre moi n'a jamais été démontrée par les mythes, les chants, les danses, et la confrontation directe. Dans les moments d'émerveillement et de terreur, on ne nous a jamais confié les enseignements des anciens. Nous sommes balayés par une hyperréalité numérique que nous n'avons pas faite et souffrons aujourd'hui sans bien comprendre pourquoi. Il n'y a rien de très nouveau à cette opposition entre religion du ciel et religion de la terre, entre civilisations apollinienne et dionysiaque, entre guerriers, forgerons et guérisseurs, herbalistes. Mais l'Amérique des années 90 l'a réactualisée avec encore plus d'excès dans le double langage, la désinformation, le trouble, la répression et surtout le déni. Nous passons notre temps à nier tant de choses avec tant de force que nombreux sont ceux qui sont prêts à oublier notre réalité plutôt qu'à y faire face. Ce mal à gérer l'extase se double d'un déni du problème lui-même. Comme les toxicomanes qui ne se voient pas et qui persistent à nier ce que tout le monde sait ou voit, nos institutions officielles mènent sans relâche une Guerre à la Drogue sans s'interroger un instant sur les raisons qui conduisent les gens à planer. Nous nous inquiétons de l'attrait croissant des jeux électroniques pour notre jeunesse alors que notre système d'enseignement s'écroule ; et à l'exception de quelques « missionnaires », rares sont ceux qui se demandent si d'autres connaissances que le savoir scolaire ne pourraient pas être enseignés dans le plaisir d'apprendre. L'usage — par ingestion ou inhalation — des plantes par les indigènes de ce continent a été pratiquement éradiqué. Et pendant ce temps, l'alcool tue un demi-million de personnes chaque année. Les églises voient leurs fidèles les quitter l'un après l'autre, tandis que les groupes de fondamentalistes et d'adeptes du new age qui partagent une expérience directe de la foi dépouillée de son dogme connaissent un succès sans précédent. L'expérience de la RV brise le cadre de la réalité quotidienne sans pour autant, pour l'instant tout au moins, propulser l'utilisateur dans un état analogue à ceux induits par les substances psychotropes. Mais cette simple évasion du quotidien permise par la RV rudimentaire d'aujourd'hui, et ce qu'elle réserve d'expériences symboliques et post-symboliques (comme le dit Jaron Lanier), marque la possibilité qu'un jour prochain, on utilise le cyberespace pour s'échapper de son état mental habituel aussi bien que de son corps. Serait-ce là une mauvaise chose ? Peut-être le problème posé par les substances toxiques dans notre civilisation industrielle occidentale d'aujourd'hui n'est-il pas tant celui du désir de les consommer que celui de ces substances elles-mêmes et du contexte dans lequel elles sont prises. Changer diamétralement de point de vue sur la question de l'extase électronique peut être une autre de ces « expériences de réflexion » instructives : si des gens inspirés et talentueux sont saisis du désir d'y parvenir, la réalité virtuelle peut très bien s'avérer la première forme d'extase cohérente, complète et non pathologique, capable de libérer sans dommage les énergies dionysiaques si longtemps réprimées de nos civilisations largement apolliniennes. Une façon de répondre à la sempiternelle question du « LSD électronique » est donc la suivante : « Oui, la RV peut être la clef des portes de la perception, à condition qu'il se trouve une ou plusieurs personnes dotées de suffisamment de grâce et de bon sens pour la faire telle. » Que deviendront les flux économiques liés aux substituts licites et illicites de l'extase lorsqu'un équivalent électronique crédible vous en sera livré par fibre optique en même temps que les programmes vidéo de votre soirée ? Cela peut poser un certain nombre de problèmes dans un monde ou l'offre, la demande et le profit sont primordiaux. Il est intéressant de se servir du sexe et de l'extase, deux sujets chargés de passion, pour apprécier les effets possibles de la RV sur nos manières de vivre et de penser. Mais ce ne sont pas là les conséquences potentielles les plus inquiétantes de la RV. Notamment pas lorsqu'on sait que le développement militaire d'armes commandées à distance avance à plein régime. L'application des recherches en télérobotique à l'armement intéresse au plus haut point plusieurs secteurs de l'armée. Et pour obscurcir encore un peu les choses, ceux qui tentent de faire appel à la téléprésence pour sauver des vies bénéficient directement des connaissances acquises par les chercheurs en téléapplications militaires. Les systèmes de téléopération anthropomorphes présentent des avantages qui leur sont propres et sont particulièrement bien adaptés à certains types de tâches, telles que les réparations sous-marines, pour lesquelles la nature exacte du travail à effectuer ne peut être prévue. La sensation de présence malgré la distance que l'on éprouve lorsqu'on se trouve au poste de l'opérateur de « l'homme vert » est très forte, et l'opérateur n'a pratiquement jamais besoin de faire un effort conscient pour assimiler ses gestes à ceux du robot distant. William R. Uttal Je décidai de faire escale à Honolulu à mon retour du Japon, pour essayer de voir cet homme vert. On dit qu'il réside sur la côte au vent d'Oahu, à une portée de grenade d'un lagon dans lequel des dauphins s'entraînent à des missions de destruction sous-marines. Le télérobot anthropomorphe de l'US Navy — qu'on appelle « l'homme vert » bien qu'il arbore la couleur argentée de l'aluminium poli et de l'acier — n'était malheureusement pas chez lui ; il participait à une conférence dans l'Utah, mais je pus tout de même examiner une jeep équipée de caméras de télévision binoculaires et de bras de robot à la place du conducteur. Derrière ce roboconducteur du Teleoperated Land Vehicle (« Véhicule terrestre téléopéré »), et connecté à lui se trouvait un très gros dévidoir de fibre optique conçu pour laisser filer du câble sur plus de 300 km. À l'autre extrémité du câble, dans un fourgon de commande, se trouve l'opérateur, qui fait face à une version stéréoscopique de tout ce que voit le robot, peut déplacer les caméras du robot en tournant simplement la tête, et qui, on le suppose, est celui qui commande la gâchette de la mitrailleuse de 50 mm montée devant le dévidoir de fibre optique sur la jeep. Je savais que l'Armée de l'Air avait joué un rôle dans le développement de visiocasques pour les pilotes de chasse, et que l'intérêt de la Marine pour les véhicules téléopérés remontait à l'époque où on leur avait demandé de récupérer des têtes thermonucléaires tombées accidentellement d'un bombardier B-52. À Seattle, j'avais visité l'un des sites d'implantation de SIMNET, le simulateur de guerre nucléaire totale. Mais on fait difficilement mieux qu'une mitrailleuse de 50 accompagnant un conducteur robot pour faire toucher du doigt l'utilisation militaire des techniques de téléopération. Comme dans bien d'autres domaines de l'informatique, les besoins des militaires et leurs propres capacités de développement, financées par le Ministère de la Défense, étaient les moteurs les plus puissants de l'avancement des techniques de téléopération. Durlach, au MIT, cherche à cerner les limites des capacités de l'homme. Tachi, à Tsukuba, Leifer à Stanford, Hennequin à Londres s'efforcent de concevoir des systèmes de téléopération pour handicapés. Mais le premier effort financier de développement de cette discipline eut lieu lorsque deux missiles équipés de têtes thermonucléaires s'abîmèrent dans une profonde faille sous-marine. Les chercheurs de l'US Navy commencèrent immédiatement à travailler, dans le cadre d'un programme express, largement financé et doté en personnel, pour tenter d'envoyer un sous-marin robotisé accrocher un câble à ces missiles. Si l'on essaye de faire appel à un bras de robot téléopéré pour se servir d'une clef à molette et démonter le détonateur d'une arme thermonucléaire perdue au fond de l'océan, il vaut mieux savoir exactement ce que l'on est en train de faire. D'où cette réputation internationale du Naval Ocean Systems Center (NOSC) d'Hawaii comme l'un des avant-postes de la recherche en systèmes téléopérés. À la conférence de Santa Barbara sur les interfaces homme-machine à l'intention des téléopérateurs, le docteur Walter Aviles avait présenté une vidéo assez désopilante du véhicule du NOSC. La mitrailleuse n'était pas montée, mais le robot et ses caméras binoculaires était bien à la place du conducteur. Apparemment, l'opérateur, qui se trouvait dans le laboratoire du NOSC et utilisait à un visiocasque à hautes performances, avait amené le véhicule à l'extrême limite du terrain réservé au NOSC. Un dame qui faisait du jogging le long d'une route adjacente au centre de tests et qui, visiblement, ne savait rien de ces recherches confidentielles, eut un mouvement de surprise à la vue du roboconducteur. L'opérateur, qui parlait dans un micro situé à près d'un kilomètre de là, pria cette dame de s'approcher ; elle s'arrêta de courir et s'approcha précautionneusement. L'opérateur lui expliqua qu'il se trouvait dans un bâtiment éloigné de quelques centaines de mètres. La femme fixa le robot pendant un moment, secoua la tête de manière dubitative, puis repartit comme elle était arrivée. Lorsque je me trouvais au Japon, Susumu Tachi m'avait dit le plus grand bien du NOSC, et c'est pourquoi je modifiai légèrement mes plans et prévis de faire escale et de passer vingt-quatre heures à Oahu en rentrant. Un échange de télécopies me permit d'obtenir un rendez-vous avec le docteur Hugh Spain, qui me signala qu'il s'agissait d'un « centre de recherche militaire protégé ». Mon arrivée eut lieu de nuit. Le lendemain, je pris ma voiture de location et me dirigeai vers des montagnes qui ressemblaient exactement à l'idée qu'on peut se faire de Hawaii : verdoyantes et primitives. Le lagon situé en bordure des bâtiments du NOSC ferait les délices de tout plongeur sous-marin s'il n'était pas interdit d'accès. Et à cette petite distance de Pearl Harbor, croyez-moi, la sécurité militaire est particulièrement renforcée. Les applications développées par le laboratoire ne font qu'ajouter à ce souci de protection. Tout visiteur devant garer son véhicule et se faire identifier à la guérite des gardes avant d'entrer dans la base, je dus patienter un moment. Une fois qu'ils eurent contrôlé mon passeport, vérifié que j'étais bien sur la liste des visiteurs attendus, et appelé le Dr. Spain, ils m'indiquèrent vers où me diriger. Je me rappelle très clairement de ce bout de chemin, car pour atteindre les bâtiments du NOSC situés près du lagon, je dus m'arrêter à un feu rouge, au bord d'une piste d'envol. Le bruit de deux F-15 décollant de conserve à quelques dix mètres de vous, 3 mètres au-dessus de votre tête, est une expérience acoustique rare. Deux minutes après le décollage, mes dents reprirent leur place naturelle et je traversai la piste. Malheureusement, l'« homme vert » était à ce moment-là à Salt Lake City, où le Dr. Aviles s'entretenait avec l'équipe du Dr. Jacobson, de l'Université de l'Utah — celle qui avait conçu le « Bras Utah », soit le bras artificiel destiné à servir de prothèse le plus avancé. Là encore, on retrouve ce lien étrange entre prothèses et armement : grâce à la téléprésence, en mettant les capacités perceptives et cognitives de l'homme au service d'un robot, les faibles peuvent devenir forts et les forts devenir mortellement puissants. Que le robot pilote une mitrailleuse ou un scalpel dépend de l'intention humaine, et n'est pas une question de capacité mécanique. L'homme vert est aussi anthropomorphe dans ses mouvements — sinon dans son apparence — que les techniques d'ingénierie actuelles le permettent. Les films de démonstration de ses capacités laissent une impression d'étrangeté. L'opérateur porte un visiocasque et un harnais qui maintient ses bras, ses mains et ses doigts dans un exosquelette léger. Comme un cobra qui dance au son de la flûte du charmeur de serpents, l'homme vert reproduit avec une précision troublante, et quasi instantanément, chaque mouvement de l'opérateur. On sait bien que c'est une machine, mais ses mouvements sont ceux d'un homme. J'ai visité le laboratoire, j'ai essayé le visiocasque, mais le robot n'était pas là. « Evaluation des performances de la téléprésence » fut la réponse de Spain lorsque je lui demandai quelle était sa spécialité. « Nous voulons préparer le terrain pour la conception future de systèmes de téléopération. » « Quel type de tâches vos systèmes actuels peuvent-ils effectuer ? » demandai-je. « Ils peuvent placer une clé de 10 sur une tête d'écrou, visser une ampoule électrique, retirer le fromage d'un piège à rat, enfoncer un clou, taper dans une balle de tennis avec une raquette » répondit-il. Un peu plus tard, il me fit voir une vidéo de démonstration, par des téléopérateurs, de ces tâches qui sont aisées pour un homme, difficiles pour des machines, et d'un niveau intermédiaire pour des téléopérateurs. Agréable et prévenant, vêtu de la tenue civile informelle habituelle à Hawaii, Spain ne faisait que peu allusion aux applications militaires, alors qu'elles étaient flagrantes. Nous nous rendîmes dans un autre bâtiment où j'utilisai un visiocasque pour commander un bras robotisé dans un exercice de rangement d'objets dans des cases. C'est un exercice classique de calibrage pour les téléopérateurs, dont j'avais pu voir une version quasi identique dans les locaux de la Commission à l'Energie Britannique de Didcot. En sortant du bâtiment, je vis le véhicule téléopéré garé dans une baraque préfabriquée. On envisage la possibilité d'engins de guerre en RV avec plus d'acuité lorsqu'on voit de près cette mitrailleuse à la place du passager. Spain vit vers où portait mon regard. « Les armes semi-autonomes sont une question sensible au plan politique » dit-il. Même gratifié du préfixe « semi », le concept d'arme autonome — des robots guerriers — pourrait effectivement entraîner d'orageux débats politiques si la chose était connue d'un plus grand nombre. Le Dr. Spain me parut aussi sincèrement dévoué au progrès des techniques de téléopération que Tachi et d'autres, et ses articles représentent des contributions intéressantes à la discipline. C'est un homme charmant et je connais les arguments des autres spécialistes de l'armement, qui disent que si les Russes ont acceptés des réductions d'armement importantes, c'est parce qu'ils avaient perçu notre supériorité technologique dans ce domaine. Il n'empêche, cette mitrailleuse téléopérée me faisait froid dans le dos. Elle me fit aussi penser à quelque chose que j'avais vu plusieurs mois auparavant : SIMNET. Lorsque j'étais à Seattle pour visiter le HIT Lab, un programmeur spécialisé en images de synthèse de l'agence de Seattle de la société BB&N avait appelé Furness pour savoir si son laboratoire en cours d'installation avait des perspectives d'embauche. Il travaillait sur un projet appelé « SIMNET » pour les militaires. BB&N avait participé à la mise en œuvre des premiers réseaux informatiques, et cette firme demeure aujourd'hui un des principaux sous-traitants de la DARPA[3] ; je décidai de lui rendre visite pour avoir un aperçu de l'état de l'art en matière de simulation militaire. Ce que je vis m'impressionna à l'époque, mais pris une signification bien plus forte lorsque je vis ce véhicule-robot armé au NOSC et lorsque j'entendis parler de Ender's Game et du scénario « jeu vidéo » de pratique guerrière. [NdT 3] Defence Advanced Research Projects Agency, l'agence de recherche du ministère de la défense américain. SIMNET est un projet financé par la DARPA dont font partie deux cents simulateurs de tanks, ou chars de combat, situés en Allemagne, à Washington, à Fort Knox, et ailleurs. Bien qu'ils soient géographiquement dispersés autour de la planète, ces simulateurs reliés par un réseau de télécommunication accèdent à un champ de bataille virtuel commun en temps réel. En exploitant les lignes de communication à haut débit de MILNET, la branche militaire du réseau ARPAnet, ces simulateurs où peuvent prendre place quatre personnes permettent de pratiquer l'intégralité de manœuvres militaires dans le cyberespace. Leur équipement intérieur est modelé sur les vrais chars américains M-1 et ce sont des simulations à très hautes résolution du champ de bataille qui sont projetées au niveau des fenêtres. La simulation que j'ai vue à l'œuvre représentait les alentours de Fort Knox, où ont parfois lieu de vraies manœuvres. Il est probable qu'ils aient déjà utilisé d'autres bases de données de terrains, notamment celles correspondant aux batailles livrées au Moyen-Orient. Les autres chars qui apparaissent dans la simulation SIMNET sont les simulateurs pilotés par d'autres, et qui peuvent être physiquement situés aussi bien à dix mètres du premier que sur un autre continent. La vue du champ de bataille change en temps réel. Si un des équipages « ennemis » vise correctement et tire au bon moment et si l'équipage du char visé ne parvient pas à échapper à l'obus envoyé, ce char est décrété hors de combat. D'autres participants potentiels à de tels combats, tels qu'hélicoptères antichars et chasseurs-bombardiers, peuvent également se joindre à la simulation à partir des simulateurs correspondants. Étant donné le coût élevé d'entraînement des soldats dans le cadre de manœuvres réelles et la baisse continue du coût des ordinateurs, SIMNET est une solution économique. Et comme les pilotes d'essai du cyberespace de Furness, les équipages des chars participent à ces expériences de simulation avec enthousiasme. En plus du mode de simulation que l'on vient de voir, il est possible à un équipage de jouer contre des « Forces ennemies semi-automatisées » : un jeu vidéo pour de vrais soldats ! Les manœuvres effectuées dans le cyberespace permettent d'économiser l'essence et d'éviter les accidents mortels, ce qui peut paraître plutôt positif. Ca le semble moins lorsqu'on fait le rapprochement avec Ender's Game. C'est sur le réseau que j'en ai entendu parler, par quelqu'un qui me disait qu'il s'agissait d'un roman de science-fiction[4] dont les implications étaient si sérieuses que l'OTAN avait mis sur pied un groupe de travail destiné à étudier comment éviter le scénario qu'il décrivait. L'Institute for Simulation and Training (« Institut de simulation et de formation », ou IST) de l'Université de Floride centrale est le seul site universitaire de SIMNET. J'ai rencontré J. Michael Moschell, de l'IST, à la Première conférence sur le cyberespace d'Austin. Lorsque je lui dis que j'avais vu SIMNET fonctionner, il me raconta l'intrigue du livre d'Orson Scott Card : supposons qu'on forme une équipe de choc, sur un système comme SIMNET, à utiliser les armes virtuelles les plus abouties pour détruire une planète entière. Et supposons que lors d'une des « séances de formation », les armes simulées commandées de main de maître par ces soldats soient secrètement remplacées par des armes réelles. [NdT 4] Roman d'Orson Scott Card traduit en français sous le titre « La stratégie «Ender» ». Les armes de destruction massive sont, malheureusement, souvent difficiles à distinguer techniquement d'outils destinés à sauver des vies : un véhicule piloté à distance pour pénétrer dans un bâtiment et sauver ses habitants d'un incendie peut très bien être utilisé pour les tuer. La question n'est pas de demander l'arrêt de ces recherches, mais de savoir si le développement militaire de la téléprésence sera contrôlé, comme par exemple sont contrôlés, au moins dans une certaine mesure, la prolifération des armes nucléaires, le développement et le déploiement d'armes chimiques et biologiques, et autres technologies qui ne doivent pas se retourner contre l'homme. Il est certain que le degré d'automatisation des conflits est un sujet de débat politique sérieux. Et il serait assez ironique que le public en vienne à s'inquiéter des perspectives du télésexe ou du LSD électronique en négligeant un développement de la RV bien plus dangereux et plus probable. L'utilisation croissante de la robotique dans l'industrie peut pousser la recherche et le développement en téléopération vers le secteur commercial, et faire bénéficier des applications civiles des efforts des militaires. La recherche scientifique peut certainement en être la première des bénéficiaires, pour tout ce qui concerne l'accès à des environnements hostiles ou inaccessible à l'homme. Dans le domaine médical, le thème du « voyage fantastique », qu'évoque notamment Thomas Furness, représente l'une des applications les plus prometteuses pour l'homme de la téléopération. Même si je ne les ai pas rencontrés, j'ai eu connaissance de deux équipes qui travaillent en ce moment sur les technologies nécessaires pour construire les microrobots téléopérés capables de voyager dans les vaisseaux sanguins humains et d'effectuer de la microchirurgie interne. Yotaro Hatamura et Hiroshi Miroshita, dans leur rapport « Système de couplage direct entre le monde nanométrique[5] et le monde de l'homme », évoquent l'utilisation qu'ils font du microscope électronique à balayage pour obtenir des images stéréoscopiques du monde de l'extraordinairement petit, dans lequel ils s'efforcent également de mettre en œuvre des capteurs de force très sensibles. [NdT 5] « Nano » est le préfixe signalant une grandeur mille fois inférieure à celle représentée par le préfixe « Micro ». On parle en ce moment de « Nanotechnologies » pour tout ce qui concerne l'ingénierie d'outils, de moteurs, de bobines, etc. à l'échelle plus que microscopique...nanoscopique. Les télénanorobots peuvent aussi être utilisés pour la recherche pure. Une équipe du laboratoire d'IBM de Yorktown Heights a réussi à intégrer un microscope à effet tunnel et un palet à retour d'effort qui permet à l'opérateur de « toucher » la surface des atomes du bout des doigts. Cette équipe a publié en 1990 un rapport intitulé « Pour un système de manipulation télénanorobotique avec retour d'effort des forces moléculaires et traitement des mouvements ». Les révolutions que pourraient favoriser les nouvelles technologies aux échelles micrométrique et nanométrique dépassent le cadre de ce livre. On peut néanmoins penser que lorsque les techniques de microrobotique et de nanorobotique seront au point, la téléopération jouera un rôle important dans leur utilisation. Il y là encore une convergence en cours. |
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