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RÉALITÉ ARTIFICIELLE ET INSTRUMENT DE MUSIQUE VIRTUEL

Les moyens dont l'homme dispose pour se manifester à son environnement sont le verbe et le geste ; le verbe essentiellement lorsqu'il s'agit de ses semblables, le geste exclusivement lorsqu'il agit sur les objets, dans l'espace, avec ou sur ses outils. Ainsi dans les communications naturelles le geste est-il multiforme, vigoureux et moteur, silencieux mais visible, infime mais audible, en tout cas omniprésent.

Alors que l'ordinateur occupe une partie de plus en plus significative de notre environnement, se pose naturellement la question des conditions de la communication entre celui-ci et celui-là. [...] Il existe donc, en soi, parmi les autres, une question « du geste et de l'ordinateur ». [...]

Nos médias actuels sont essentiellement « audiovisuels ». Mais voilà que, dans des disciplines moins « médiatiques », se sont développées déjà depuis longtemps des techniques relatives au traitement du geste. Parlons par exemple de télémanipulation. Grâce à des organes appropriés, le phénomène du geste à son tour peut être capturé, télétransmis, restitué, traité, mémorisé.

Il est bien évident qu'il s'agit déjà de cela lorsque l'on capte le geste de frappe grâce à un clavier alphanumérique. Il s'agissait déjà de cela, mais sous une forme extrêmement réduite, avec le manipulateur de Morse. Mais justement, ce que l'on avait alors peut-être pas vu (et que l'on ne voit pas toujours, encore aujourd'hui), c'est que le geste est un phénomène très subtil et très riche [...]

Moyennant, donc, des organes appropriés non seulement par leur nature mais pas leurs performances, le geste instrumental peut à son tour devenir, comme le son et l'image, un objet d'étude.

Claude Cadoz et Christophe Ramstein
« Capture, représentation, traitement du geste instrumental », 1977




Les lumières étaient tamisées dans la salle de manip. Le clavier brillait. Je mis mes doigts dans les anneaux comme cela m'était indiqué, tentai un premier mouvement et sursautai presque — je m'attendais pourtant au résultat — lorsque le son d'une corde de violon sortit d'une impressionnante batterie de haut-parleurs. Plus surprenant que le son, cette sensation dans les mains, dans les doigts, dans les os de mon bras. J'avais entrepris un voyage de plusieurs jours uniquement pour essayer cet appareil, le « Clavier Rétroactif Modulaire », qui permettait de rendre le violon virtuel et d'autres instruments de musique virtuels suffisamment réels pour qu'on en ressente l'effet physique. Quand j'entendis parler pour la première fois de cet appareil, et alors que je me demandais si son essai justifiait quinze heures de voyage en train supplémentaires, il ne me semblait pas qu'il y aurait beaucoup de choses en commun entre la RV type gant-lunettes et cet archet de violon qui ressemblait à un clavier. Mais je décidai de faire confiance à mon informateur, Margaret Minsky, et entrepris donc le voyage. Au moment où j'éprouvai dans les doigts la vibration inattendue de cet archet, je compris que les gens d'ici avaient travaillé sur le sens du toucher de manière tout à fait différente. Les chercheurs de l'ACROE s'étaient tournés vers les arts pour trouver des problèmes pilotes et ils avaient une approche d'ingénieurs pragmatiques au sein d'un institut de recherche largement spécialisé dans l'IA.

Il faisait agréablement frais et sombre dans la salle de manip, et délicieusement froid à côté, dans la salle des machines. Lorsqu'on réunit suffisamment de puissance informatique en un seul lieu, les électrons circulant dans les machines ont tendance à engendrer une chaleur importante. Conclusion : si l'on veut être sûr de trouver dans un bâtiment une salle climatisée à même d'apporter un peu de fraîcheur, il suffit de chercher où sont gardés les gros ordinateurs. Au LIFIA, le « Laboratoire d'Informatique Fondamentale et d'Intelligence Artificielle », comme sans doute ailleurs en France, on appelle cet endroit la salle des machines. La présence de cet air frais était pour moi une bénédiction après mon séjour en Angleterre. Une vague de chaleur s'était abattue sur Londres et ne s'était pas interrompue un seul instant au cours des deux semaines que je passai en Europe. J'ai commencé à me faner à Amsterdam, j'ai laissé l'essentiel de ma garde-robe à Paris chez un ami, et quand j'arrivai à Grenoble, berceau de la recherche civile en RV en France, j'avais adopté comme tenue principale une paire de bermudas en tissus imprimé, un tee-shirt tout aussi coloré et la casquette de base-ball noire sur laquelle j'avais peint des motifs mystiques à la peinture dorée la veille de mon départ de Californie. C'était pourtant une tenue que je réservais au départ pour mon jour « libre » à Paris.

Je lavais le bermuda et le tee-shirt tous les soirs, tout en me trempant les pieds dans une bassine, puis étendais ce linge au balcon de ma chambre d'hôtel, où l'attendait le soleil du petit matin ; lorsque ma chambre devenait trop chaude, les vêtements étaient secs. Ce sont les pieds qui souffrent le plus de la chaleur, surtout en voyage, et je m'étais dit que quitte à m'habiller décontracté, autant ne pas faire les choses à moitié. J'avais donc décidé de compléter ma tenue par des sandales en plastique vert fluorescent que je réserve en général aux chambres d'hôtel et aux longs voyages en train. Je me souviens ainsi avoir fait une conférence de deux heures à une dizaine de chercheurs de l'IMAG, l'« Institut Informatique et de Mathématiques Appliquées de Grenoble », au deuxième jour de mon séjour, dans cette tenue (mais sans la casquette). Ils doivent avoir conservé un curieux souvenir de ce journaliste qui venait de loin, apportait des nouvelles de la recherche en RV, présentait des diapositives d'appareils fascinants situés à Chapel Hill ou à Tsukuba : l'Américain allumé en bermudas. Le choix de la tenue appropriée pour chacune de mes apparitions, qui comprennent de plus en plus de présentations, de conférences et d'interviews était d'ailleurs devenu en soi un thème de réflexion dans ma quête de la RV ; je me suis ensuite rendu compte que partout, les gens étaient intéressés par les informations que j'apportais, et que je n'avais donc pas besoin d'être d'une orthodoxie poussée en la matière. J'avais l'avantage, dans la plupart des cas, d'avoir été précédé par Jaron Lanier, et des idiosyncrasies vestimentaires mineures comme les miennes ne constituaient pas pour mes interlocuteurs un choc de même ampleur. Les gens de NTT se rappellent probablement le reporter en complet gris, cravate bon chic bon genre et chaussures peintes à la main façon Van Gogh. Thomas Furness m'avait demandé où il pouvait se procurer un tee-shirt tie-dyed,[3] après m'avoir vu en porter un au cours d'une conférence donnée à Seattle.

[NdT 3] Littéralement « teint attaché ». Technique de teinture des tee-shirts des années 60, revenant à la mode aujourd'hui, et consistant à faire des nœuds dans le tissu avec de la ficelle avant de plonger le tee-shirt dans la teinture.

Mais au moment où je descendais du train à Grenoble, la chaleur avait pris le pas sur les bonnes manières vestimentaires, et l'équipe de RV française, Claude Cadoz, Annie Luciani et Jean-Loup Florens, paraissait suffisamment intéressée par les photocopies d'articles que j'apportais, aussi bien que par les vidéos, les diapositives, les informations orales sur les travaux de James Hennequin et de Margaret Minsky, les dernières nouvelles sur le Super Cockpit et sur VPL, pour ne pas tenir compte du côté informel de mon accoutrement. Les haut-parleurs et écrans couleur tapissaient les murs de la salle de manip, où se font les démonstrations. Des blocs de mousse répartis en différents coins de la pièce témoignaient du désir de ménager à la salle une bonne acoustique. Une station de travail Evans & Sutherland dotée d'un énorme moniteur couleur occupait la majeure partie d'une table. Mais le centre d'attraction visuelle était le « clavier », un superbe appareillage électromécanique fait de cuivre et d'aluminium brossé, ses entrailles visibles à travers une caisse de plastique translucide, résultat de plus de douze ans de recherche en « commande gestuelle ».

A l'exception de sa caisse en plastique, le Clavier Rétroactif Modulaire faisait penser au genre d'instrument que les hommes de science distingués d'un autre temps, tels Newton ou Lavoisier, eussent pu demander à des artisans émérites de réaliser à partir de bois nobles et d'alliages. Les touches étaient de la même taille que celles d'un piano et un peu plus tard, lorsqu'ils retirèrent le périphérique qui m'avait permis de jouer du violon, et eurent tapé les incantations appropriées au clavier de l'ordinateur, je pus me rendre compte que ces touches pouvaient également sonner et se comporter comme leurs homologues pianistiques. Un pianiste de niveau mondial faisait d'ailleurs partie de leur équipe de collaborateurs artistiques. Lorsque j'avais vu l'appareil pour la première fois, un module supplémentaire comportant des anneaux de métal pour les doigts était fixé à deux des touches en métal à l'aide de petites pinces ; on aurait dit un instrument chirurgical. Je plaçai le pouce et l'index dans les anneaux et les fit bouger. Les anneaux se déplacèrent en tandem. Une note de violon plutôt mal jouée retentit des haut-parleurs et ma main m'apprit que je venais de conduire un archet sur une corde de violon. Cela provoqua en moi une sensation que les meilleures illusions visuelles n'avaient pas réussi à engendrer.

Il s'agissait du même type de réaction viscérale que celle qui m'avait déjà surpris à Chapel Hill et à Cambridge, lorsque je m'étais battu avec des molécules rétives dans le cyberespace ou lorsque j'avais remué de la mélasse virtuelle. Je voyais bien que c'étaient des anneaux de métal que je tenais, je savais bien que le son entendu était synthétisé en temps réel par un des ordinateurs de la salle des machines, mais j'avais l'impression vivace d'avoir joué du violon. Je m'exerçais ensuite à varier la pression sur les anneaux, ce qui modifiait la note émise par le violon. Il m'était également possible d'en jouer d'un coup bref ou au contraire de promener lentement l'archet sur la corde, le résultat sonore souvent peu harmonieux qui en résultait témoignant de mon ignorance totale de l'univers des cordes. Il s'agissait vraiment de l'illusion proprioceptive la plus dérangeante que j'eusse éprouvée depuis ma visite à Margaret Minsky, une année auparavant. Je compris pourquoi elle m'avait dirigé vers ces gens-là. Il y a quelque chose de fondamentalement important dans la relation d'un musicien à son instrument de musique, qui n'existe pas vraiment, ou pas à ce niveau, dans la relation homme-ordinateur, en dépit des progrès qui ont été faits en matière d'interface.

D'autres démonstrations allaient suivre ultérieurement. Dès après ma première expérience sur cet appareil, nous étions tous impatients d'échanger nos informations respectives avant de replonger la main, sinon la tête, dans le monde des « transducteurs gestuels » et autres « gestes instrumentaux ». J'en avais vu et éprouvé suffisamment pour comprendre qu'ils étaient sur une piste fort intéressante. La compréhension et la transmission d'informations de perception tactile et proprioceptive sont d'un autre ordre que la réalisation d'un visiocasque. Ces trois chercheurs pensaient eux aussi qu'ils occupaient là une voie de recherche importante. Nous quittâmes donc à regrets la fraîcheur de la salle de manip et gagnâmes les bureaux de l'ACROE, où l'on pouvait disposer d'un tableau blanc et de feutres de couleurs — instruments précieux entre tous pour les scientifiques du monde entier. Des collaborateurs s'affairaient autour de nous, comme cela avait été le cas à Tokyo ou à Londres, pour amener les documents papiers à la photocopieuse, les vidéos au banc de reproduction, et les diapositives au photographe le plus proche. J'avais quant à moi ajouté plusieurs documents et diapositives émanant de l'ACROE à ma médiathèque de RV portative. Il y avait là trois directeurs de projets, plusieurs jeunes diplômés, quelques assistants et un ensemble respectable d'ordinateurs dévolus à l'ACROE, alvéole dans la ruche des organismes interdépendants désignés tous par leur sigle et abrités dans un bâtiment moderne de la vieille ville donnant sur le Rhône. ACROE est le sigle de l'Association pour la Création et la Recherche sur les Outils d'Expression. Les trois membres principaux de l'équipe sont soutenus par le Ministère de la Culture, mais l'ACROE dépend administrativement de l'IMAG, par l'intermédiaire du LIFIA.

Lorsque j'entendis parler d'eux pour la première fois, de la bouche de Margaret Minsky, j'eus le réflexe d'utiliser le réseau mondial de messagerie électronique pour en savoir plus. Je commençai par leur télécopier un mot sur ce que je faisais en précisant mon adresse électronique. Lorsque je me connectai au WELL le lendemain, je trouvai un message d'O. Roualt, un des jeunes diplômés travaillant à l'ACROE. Il mentionnait une sorte de piano qui pouvait aussi être un violon. Il me disait que si mon projet était d'écrire sur l'état de la RV à travers le monde, ils avaient quelque chose d'intéressant à me montrer dans le sud-est de la France, à trois heures de train rapide de Paris, et que cela valait vraiment le déplacement. Je lui répondis que je viendrais à telle date. Le lendemain, un nouveau message. O. Roualt me demandait si je pourrais rester à Grenoble un jour supplémentaire, pour faire le point sur ce que j'avais vu dans les autres laboratoires ; c'est ainsi que j'en vins à donner une conférence à un aréopage de chercheurs en informatique français sur l'état de la recherche en RV dans le monde. A ce moment-là, je commençai à m'habituer à faire de telles présentations, ce qui les rendaient plus faciles, mais elles étaient aussi à chaque fois plus longues : je répétai à mes interlocuteurs français ce que j'avais dit aux Japonais sur la recherche aux Etats-Unis, et j'y ajoutai des informations sur ce que j'avais vu au Japon, en Grande-Bretagne et en Hollande, et sur ce que j'avais entendu dire de la recherche en Allemagne.

Le LIFIA me faisait penser à l'ATR, à une échelle plus petite, car c'était le théâtre d'une intégration de divers champs de recherche se recoupant en partie : IA, architectures parallèles et réseaux neuronaux, mathématiques et théorie du logiciel, nouveaux langages de programmation, modélisation informatique de systèmes physiques, vision informatisée, robotique, et branche de la RV qui cherchait à synthétiser non seulement des sons mais des instruments de musique. C'est un vrai foyer de recherche en RV que l'on trouve dans cette vieille ville agréable de la vallée de l'Isère, dominée par les Alpes françaises à l'est, et tendant à devenir une métropole de plus en plus cosmopolite mais aussi, malheureusement, de plus en plus polluée par le smog. Le programme de recherche français en RV n'est pas de grande amplitude, mais il est étroitement lié à bien d'autres programmes de recherche qui le nourrissent d'informations et de techniques cruciales pour la RV. Le programme entrepris à l'ACROE est également focalisé sur une spécialité bien précise. De même que l'UNC se spécialise dans les outils de visualisation, que l'ARRC se concentre sur les véhicules téléopérés, et que l'ATR se consacre à la RV en tant que moyen de communication, l'effort français semble porter sur la transmission du geste, plus particulièrement comme moyen de coordonner la vision, l'audition et l'imagination humaine avec des outils de rendu informatisés. Dans cet ordre d'idées, un orchestre virtuel ou un robot microchirurgical téléopéré posent le même type de problèmes de recherche fondamentale.

Comme ceux de l'ATR, les chercheurs du LIFIA veulent découvrir les aspects fondamentaux de la perception et du traitement par l'homme des images et, de cette façon, aboutir à des résultats applicables à l'ingénierie, comme la reconnaissance automatique de scènes (« La RV sans gant »). Environ soixante-dix personnes font partie intégrante du corps de chercheurs du LIFIA, dix d'entre eux ayant à la fois des fonctions techniques et administratives. La panoplie d'ordinateurs dernier cri, les crédits à long terme, l'atmosphère de ce lieu de réflexion situé dans un bâtiment moderne d'une rue pavée du vieux Grenoble, tout cela dénotait un financement d'assez haut niveau qui devait bien venir de quelque part. En fait, de la Communauté Européenne.

Une partie du financement du LIFIA émane de divers ministères français, mais 70% de celui-ci est assuré par des contrats de recherche dont la moitié relève des principaux programmes de coopération européenne. Cette envergure continentale et l'étendue des disciplines concernées par les programmes de recherche du LIFIA me rappelait ce que Jens Blauert avait dit, à Santa Barbara, du consortium naissant de telepresänz en Allemagne, composé de trente-sept scientifiques allemands venus d'horizons divers « qui consacrent la majeure partie de leurs activités de recherche à fonder une technologie de téléprésence. » Blauert, qui est basé à Bochum, fit remarquer qu'il était plus aisé d'obtenir un financement européen qu'un financement national pour ce genre d'effort interdisciplinaire. A l'été 1990, le consortium allemand dont avait parlé Blauert en était encore au stade de la mise en œuvre : les chercheurs poursuivaient leurs activités propres et le projet de telepresänz ne s'était pas encore vu attribuer de locaux et un laboratoire équipé et consacré entièrement à la RV. La situation a maintenant dû évoluer depuis 1990.

L'effort de recherche en RV que représentait l'ACROE était modeste, mais il avait été entrepris depuis la fin des années 70, ce qui faisait de ses membres des anciens de la RV au même titre que Krueger, Brooks, Negroponte et Furness. De même que l'on semble fortement incliné, au Japon, à utiliser la RV comme interface homme-machine et comme moyen de communication, j'ai cru noter dans le programme de recherche français un intérêt majeur pour l'association entre gestuelle et arts visuels et acoustiques. Comme Krueger, ils semblent sentir que l'interaction est le moyen d'expression le mieux adapté aux ordinateurs, et que des artistes pourraient créer des œuvres d'art qui seraient aussi des expériences de recherche sur la nature de l'interaction homme-machine. Krueger se consacrait aux aspects de comportement primaire de cette interaction — position et mouvement des bras, des mains, des jambes. A Grenoble, ils s'appliquaient à comprendre de quelle manière un pianiste, un violoniste, un peintre se servent de leurs mains, de leurs yeux, de leurs oreilles et de leur cerveau pour créer. De cette manière, ils entendaient à la fois étendre les possibilités créatives de l'artiste et mieux comprendre la relation homme-machine.

Voici ce que dit la brochure du LIFIA sur le rôle des artistes et de la réalité artificielle dans leur programme de recherche :

Modèles physiques, contrôle gestuel et temps réel sont les trois clefs qui traduisent la spécificité des travaux du LIFIA sur la confrontation la plus avancée entre l'informatique et la création artistique, musicale et visuelle. Il y a nécessité d'une recherche fondamentale sur ces questions. D'abord, une recherche sur les modèles physiques car, pour le son et l'image, c'est la seule façon de relever le défi du naturel et de l'expressivité, alors que tout repose sur l'organe totalement artificiel qu'est l'ordinateur. Mais les modèles d'objets physiques, qui sont déformables, mobiles, vibrants, engendrent une simulation coûteuse, et les recherches sur l'optimisation des algorithmes de simulation sont cruciales. Ensuite une recherche sur le contrôle gestuel et sur les transducteurs gestuels rétroactifs, qui établissent la relation physique entre le geste de l'opérateur et la réaction des objets simulés, relation essentielle dans l'acte de création, qui passe par le geste. Ceci conduit à la réalisation de dispositifs adaptés à l'exercice du geste moteur, qui ouvrent un terrain nouveau au dialogue entre l'homme et la machine. Ces dispositifs permettent en effet de capter le geste, d'en construire une représentation, et de produire, par extraction de formes signifiantes, des interprétations intelligentes des gestes effectifs. Enfin, une recherche sur le temps réel, car le geste n'a de sens que simultané au son qu'il produit, à l'image de l'objet qu'il déforme, à la réaction mécanique, saisie par la main, de l'objet virtuel auquel il s'applique. Ces travaux originaux du LIFIA nécessitent la mise en œuvre de machines de synthèse en temps réel pour le son, l'image et la réaction mécanique et conduisent à la réalisation d'un ensemble matériel et logiciel complexe, aux limites de la technologie actuelle, dans lequel ces machines coopèrent pour rendre présente une réalité artificielle.

Quand nous nous retrouvâmes face au tableau blanc, c'est à la version longue de leur présentation que j'eus droit, Annie Luciani et Claude Cadoz la conduisant en binôme, debout, se partageant le feutre, effaçant chacun ce que l'autre venait d'écrire au tableau avant que j'aie eu le temps de tout noter. De manière occasionnelle, Jean-Loup Florens, qui était assis à mes côtés, fournissait une explication plus complète à l'invitation des deux autres. Luciani est rousse, très vivante, amicale, et dotée d'un solide bon sens. Cadoz était habillé de noir, même par cette chaude après-midi d'été. Il a un bouc soigneusement taillé, le front haut et des tempes légèrement dégarnies, ce qui lui donne un peu l'air taciturne. Luciani et Cadoz étaient vifs et leur anglais bien meilleur que mon français, même si je m'aperçus que mes questions étaient mieux comprises lorsque je glissais les quelques mots de français qui me venaient à l'esprit en les posant. L'anglais de Florens n'était que modérément meilleur que mon français, et il lui fallait donc un peu plus de temps pour répondre. La discussion dura finalement plus de deux heures. Ils avaient réfléchi à leur branche de RV depuis des années, et il n'est pas si facile d'expliquer presque deux décennies de travail intellectuel en quelques minutes.

L'ACROE a commencé à réaliser des appareils à retour d'effort pour la synthèse du son en 1978, en partant d'un principe très similaire à celui adopté par Myron Krueger à la même époque : les ordinateurs et autres circuits électroniques avaient été utilisés avec succès pour la synthèse de sons, c'est-à-dire tant pour reproduire les sonorités des instruments existants que pour créer de nouvelles sortes de sons, et il en était de même pour la synthèse d'images, mais très peu de gens s'étaient appliqués à essayer de synthétiser les instruments eux-mêmes, à reproduire les sensations qu'on éprouve lorsqu'on joue du violon ou du piano. Le Media Lab travaille sur l'aspect interactif du jeu d'un instrument, mais l'ACROE semble y avoir consacré le programme le plus ambitieux.

Le geste, comme l'a également noté Krueger, joue un rôle important dans la communication entre les hommes et pourrait bien s'avérer un facteur clé dans la communication homme-machine. Consciente de cette possibilité, l'ACROE a fondé d'emblée ses recherches sur le sentiment que la création de nouveaux instruments artistiques constituait un « problème pilote » majeur et utile pour étudier les éléments de la communication gestuelle. « Nous ne visions pas seulement à améliorer l'ergonomie de la commande gestuelle en synthèse de son, mais surtout à acquérir une nouvelle compréhension de la synthèse musicale elle-même. Ce qui nous amena à proposer non seulement une synthèse des sons, mais également des instruments », expliqua Cadoz.

Pour Brooks et son équipe à Chapel Hill, un des objectifs consistait à créer une molécule qu'on pourrait ressentir de la main ; pour Furness et l'USAF, le but ultime était d'assurer la survie du pilote et de l'avion placés dans des conditions déroutantes ; Margaret Minsky voulait créer du papier de verre virtuel et étudier la perception tactile. L'ACROE a cherché à réaliser des violons virtuels depuis plus de dix ans. En 1978, Cadoz et Florens créèrent un appareil travaillant sur une seule dimension, dans lequel des moteurs exerçaient une résistance à une masse que l'opérateur pouvait faire coulisser le long d'une barre ; celui-ci ressentait cette résistance comme un objet virtuel à l'élasticité variable. En étudiant la manière dont se comportaient les forces d'amortissement, les masses et les ressorts sur une dimension, ils purent commencer à décrire ce dont ils auraient besoin pour réaliser un appareil qui ferait office de convertisseur gestuel (pour transformer les gestes de l'opérateur en données d'ordinateur) et de transmetteur de sensations tactiles (pour fournir à l'opérateur la représentation tactile d'un objet virtuel). Ils voulaient simuler ce qu'ils appelaient le geste instrumental. Ils savaient qu'ils devaient pour cela concevoir des moteurs spéciaux, très miniaturisés, doté de réactions rapides et précises et d'une puissance importante ; les moteurs « à tranches » qu'ils créèrent et brevetèrent furent le résultat de cette partie de leurs recherches. Un moteur gérait chaque touche, une touche étant nécessaire par degré de liberté recherché. Au début des années 80, ils créèrent un convertisseur gestuel de deuxième génération. A mes yeux, il avait l'air du croisement entre un sextant et un compas de navigation, avec des roues dentées, des contrepoids et de minuscules moteurs.

« Il nous était indispensable de réaliser un convertisseur à hautes performances comme celui-ci, » glissa Luciani en prenant le feutre bleu de la main de Cadoz et en s'approchant du tableau, « mais nous avons également créé des langages de liaison du geste avec le son et l'image. » Leurs travaux étaient clairement centrés sur le geste instrumental, les mouvements habiles des mains, des doigts et des bras de l'homme dans l'exercice de son art. Mais le geste mène à tout. CORDIS était le résultat de dix ans d'efforts pour créer une architecture logicielle autour de ce périphérique de détection et de reproduction de forces, à même de lier gestes, sons et images. Nous rejoignîmes la salle de manip pour retrouver un peu d'air frais et une démo des plus chaudes. Ils me montrèrent quelques aspects d'ANIMA, le langage de manipulation graphique qu'ils ont développé il y a presque aussi longtemps. Ils étaient bien entendu captivés par mes descriptions du gant de VPL. Leur intérêt pour les gestes des doigts les plus subtils appelait naturellement des périphériques de saisie d'une finesse d'analyse bien meilleure.

De retour dans la pénombre fraîche, je m'assis dans le siège de l'opérateur, d'où j'étais à même de voir, d'entendre et de ressentir au mieux ce qui allait suivre. J'utilisai le même périphérique quasi chirurgical qui avait tout à l'heure servi d'archet pour manipuler cette fois-ci une soupe complexe de motifs kaléidoscopiques affichés par l'ordinateur en temps réel. Il y a un certain plaisir, quasi enfantin, à maîtriser progressivement des opérations abstraites mais fascinantes de ce genre, lié peut-être à celui que ressentent les fans de jeux vidéo. Lorsqu'on arrive à coordonner la dextérité de ses doigts avec une tâche visuelle complexe, on éprouve un peu le même sentiment, très atténué bien sûr, que celui que doivent avoir les pilotes d'avion de chasse lorsque les poussées d'hormones stimulent leur intelligence pour leur permettre de combattre ou simplement de voler dans des conditions difficiles. Ce type de tâches — distinguer les informations importantes du « bruit », traiter ses propres perceptions de façon intelligente, prendre rapidement des décisions à partir de données changeantes et incertaines — font partie de celles pour lesquelles les hommes sont le plus doué.

Cet objectif — donner un violon et un archet virtuel à un grand maître de l'instrument — a inspiré plus de douze ans de développements de matériel et de logiciel, à l'écart des grands centres de technologie du monde. En tirant les enseignements du premier appareil à retour d'effort sur une seule touche qu'ils avaient réalisé en 1978, l'équipe de l'ACROE construisit l'instrument qui représentait l'aboutissement de leurs dix ans de recherche : un clavier, dans lequel chaque touche pouvait correspondre à un degré de liberté et grâce auquel les perceptions extrêmement fines des doigts d'un musicien pourraient être la base d'un échange d'informations entre l'homme et l'ordinateur.

« Le geste instrumental doit être authentique » glissa Florens à un moment donné. Le son de qualité médiocre de mon coup d'archet me revint en mémoire. On avait affaire là à l'équivalent proprioceptif du réalisme photographique, but de l'imagerie de synthèse. Les moteurs spéciaux et les engrenages délicats du convertisseur, alliés aux logiciels de synthèse sonore et visuelle qu'ils avaient développés ne représentaient pas seulement la réalisation par l'ACROE d'« instruments virtuels » ; ils constituaient également le banc de test idéal pour étudier la nature des gestes instrumentaux et les possibilités fines de l'interaction gestuelle homme-machine. Luciani et Cadoz m'expliquèrent de manière assez détaillée comment les abstractions génériques qu'ils avaient créées pour convertir les gestes en images et en sons correspondaient parfaitement au problème de la télécommande de robots ou à celui de l'exploration tactile d'un monde virtuel. Le Clavier Rétroactif Modulaire a été présenté pour la première fois au public en 1989, et les recherches sur l'aspect humain du projet — les capacités sensorielles et motrices qui font la différence entre un maestro et un joueur du dimanche — ont à peine commencé.

Les efforts de recherche et de développement de cette fin de vingtième siècle relèvent d'un mélange de capitalisme, de science et de technologie. Les diverses découvertes et technologies débouchent sur des produits ; la demande relative à ces produits et l'argent qu'ils rapportent permettent de faire avancer la recherche sur de nouvelles technologies et des produits améliorés. Il arrive que les activités de R et D (recherche et développement) prennent place dans des laboratoires de grande envergure bien équipés. Dans d'autres cas, — tout spécialement lorsqu'il s'agit d'une science ou d'une technologie nouvelles et que les produits correspondants n'existent pas encore — les vrais pionniers travaillent dans des structures de très petites dimensions. A Silicon Valley, les nouveaux entrepreneurs des différents secteurs technologiques qui ont commencé leur carrière en passionnés bricolant des produits « faits maison » ont gagné un respect tout particulier, et ce depuis l'époque de Hewlett et Packard, ou de Wozniak et Jobs.

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