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Chapitre Deux
LA VIE QUOTIDIENNE DANS LE CYBERESPACE : Comment contre-culture et informatique ont engendré un lieu nouveau
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J e me servais encore de mon exemplaire du Whole Earth Catalog de 1969 à l'époque où je lus un article décrivant un service télématique que lançaient l'éditeur de Whole Earth, Stewart Brand, et son équipe, au printemps 1985. Pour seulement trois dollars de l'heure, les gens équipés d'un micro-ordinateur et d'un modem avaient accès à des services qui coûtaient cinq à dix fois plus cher chez d'autres fournisseurs. Je pris un compte chez eux. J'avais déjà subi les casse-tête initiatiques par lesquels tout un chacun doit passer pour que son micro-ordinateur communique — où est-ce qu'on branche le modem ? quel logiciel dois-je utiliser ? pourquoi est-ce que ça ne marche pas du premier coup ? —, et je m'étais connecté à des BBS et à la Source (l'ancêtre des services télématiques américains), et je ne fus donc qu'à moitié surpris d'avoir à apprendre toute une série de commandes nouvelles pour, en quelque sorte, « traverser le logiciel » et rencontrer les gens. Mais les premiers habitués du Well étaient extrêmement prévenants envers les nouveaux, et leur aide compensa ces difficultés. Je commençai à lire les forums et à écrire mes propres contributions. L'écriture comme art de la représentation (de soi) ! En quelques minutes, j'étais conquis.

Au fil des mois, je pris l'habitude de passer une heure ou deux à regarder par cette fenêtre une communauté se former sous mes yeux. Alors que le système ne datait que de quelques mois, l'ambiance de camaraderie et l'esprit pionnier y étaient patents. Ces heures à trois dollars, je les dépensais par petites visites de dix à trente minutes durant la journée et par plus longues périodes d'une heure environ le soir. Ça représentait moins que le prix d'un double express, me disais-je. Je me rendis mieux compte des conséquences financières globales de la chose lorsque je reçus ma première facture mensuelle, qui dépassait les 100 dollars.

Il se trouvait qu'un de mes amis devait porter une illustration à la rédaction du Whole Earth Catalog, à Sausalito, où se trouvaient également les bureaux du Well. Je décidai donc de l'accompagner. Lorsque nous arrivâmes dans l'une des dernières enclaves un peu bohèmes du quartier des péniches de Sausalito, dans un immeuble de vieux bureaux, je demandai où se trouvait celui du Well. On me conduisit dans une petite pièce où travaillait en tout et pour tout une seule personne : Matthew McClure. Je lui demandai s'il était possible d'obtenir un rabais sur ma facture en créant et en animant un nouveau forum portant sur les pouvoirs de l'esprit.

Les hôtes — ou animateurs — sont ceux qui jouent, sur le Well, le même rôle que des hôtes lors d'une soirée ou d'un cocktail : accueillir les nouveaux arrivants, présenter les gens les uns aux autres, provoquer des discussions, et interrompre les accrochages si nécessaire. En échange de ces services, les hôtes se voient consentir des rabais sur leurs factures. Je m'inquiétai de savoir si ça n'allait pas me prendre trop de temps.

Matthew sourit. Avec le recul, je vois maintenant pourquoi... Mais à l'époque, ce sourire m'avait intrigué. Il avait compris ce qui était en train de m'arriver. Il estima que c'était une bonne chose pour moi comme pour le Well, et il avait raison. Mais le procédé était tout de même un peu machiavélique. Il répondit : « Certains hôtes ne passent pas plus d'une heure par semaine à leurs tâches. »

On était donc à l'automne 1985. Un an plus tard, le Well faisait totalement partie de ma vie. Ma femme s'en était tout d'abord inquiétée, puis elle était devenue jalouse et enfin excédée. Le soir de notre plus grande dispute sur le sujet, elle fit allusion à la petite université d'enseignement littéraire où nous nous étions rencontrés et dit : « Ça me rappelle exactement Reed. Une bande de marginaux intelligents qui se rencontrent et qui s'éclatent. » Ce rapprochement fort approprié nous frappa et sembla régler le problème entre nous.

Le Well plonge ses racines dans la baie de San Francisco et dans deux révolutions culturelles qui ont eu lieu ici même durant les décennies passées. Le Whole Earth Catalog est né de la contre-culture hippie ; c'était la réponse de Stewart Brand aux besoins en ressources et en idées de tous les adeptes des communautés et des modes de vie alternatifs de l'époque. Les différentes éditions du catalogue, et les magazines qui sont venus ensuite — Co-Evolution Quarterly18 et son successeur, la Whole Earth Review — ont survécu à cette contre-culture, puisqu'ils existent encore vingt-cinq ans après.

[NdT 18] Une version française de ce magazine a existé au début des années 80 sous le titre CoÉvolution.

L'un des gourous de Whole Earth, Buckminster Fuller, aimait bien utiliser l'analogie du petit gouvernail qui, sur les très gros bateaux, sert à manœuvrer le gouvernail principal. Les individus qui orientent les domaines qui eux-mêmes orientent le reste de la société — les éditeurs et les ingénieurs, les scientifiques et les écrivains de science-fiction, les programmeurs et les prosélytes de la permaculture,19 les militants de base et les conseillers des députés — sont comme ces petits gouvernails. À l'époque, ils avaient toujours besoin de nouvelles idées, de nouvelles ressources, même s'ils ne participaient plus d'une contre-culture mais de la société dominante. Ce ferment culturel maintint en vie Co-Evolution Quarterly puis Whole Earth Review pendant des années tandis que des dizaines d'autres magazines disparaissaient. D'ailleurs, l'idée que l'on puisse publier sur la Côte ouest était tout à fait nouvelle pour l'époque ; en 1992, le magazine professionnel Publishers Weekly fit paraître un article sur l'histoire de l'édition sur la Côte ouest dont les premières pages étaient consacrées au Whole Earth Catalog. En dehors du domaine musical, celui-ci fut la première entreprise issue de la contre-culture à être couronnée de succès.

[NdT 19] Agriculture sans engrais chimiques et adaptée à chaque microclimat, à chaque particularité écologique d'une région donnée.

L'équipe du Whole Earth Catalog, confortée par cette réussite, lança ensuite une nouvelle revue, le Whole Earth Software Review, consacrée aux logiciels informatiques, puis après la fondation du Well, reçut une avance de 1,4 million de dollars pour réaliser un Whole Earth Software Catalog. Ces nouvelles entreprises eurent cette fois-ci des destins divers, puisque des trois, seul le Well rencontra le succès.

Ce service électronique peu coûteux avait été mis sur pied parce que deux amis, qui avaient pris part à une précédente révolution culturelle, avaient estimé que les techniques de communication par ordinateur avaient un potentiel qui dépassait les applications militaires et scientifiques auxquelles elles étaient cantonnées à l'origine. Brand avait été professeur dans un institut qui faisait du conseil prospectif aux dirigeants d'entreprises — le Western Behavioral Sciences Institute (WBSI) — et qui utilisait les forums électroniques. C'est au WBSI qu'il rencontra Larry Brilliant.

Brilliant et Brand avaient tous deux participé de manière active au mouvement contre-culturel des années 60 : Brand était du voyage dans le fameux bus qui avait emmené Ken Kesey et les Merry Pranksters (lorsque Kesey s'était fait arrêter en possession de stupéfiants, comme le décrit Tom Wolfe dans son livre The Electric Kool-Aid Acid Test, c'était sur le toit de l'immeuble de Brand ; Brand avait été par ailleurs l'organisateur des Trips Festivals qui donnèrent naissance aux concerts de Bill Graham20). Brilliant, quant à lui, avait fait partie de la communauté liée aux Pranksters, la Hog Farm (qui avait assuré de manière bon enfant les services de sécurité au festival de Woodstock, en 1969, et avait servi « le petit déjeuner au lit à 400 000 personnes »). Après sa période communautaire, Brilliant était devenu médecin spécialisé dans les épidémies et avait conduit l'effort de l'Organisation Mondiale de la Santé pour éradiquer la variole.

[NdT 20] Ce voyage épique des « Joyeux farceurs », conté par Tom Wolfe, est un épisode emblématique et quasi légendaire du mouvement hippie des années 60.

Il participait également à un organisme cherchant à soigner la cécité en Asie, la Fondation Seva, et il s'était rendu compte qu'il était très pratique pour les volontaires sur le terrain, les médecins, et les responsables de l'organisme de faire appel aux forums électroniques pour se réunir et résoudre les problèmes auxquels ils devaient faire face. Lorsqu'un hélicoptère sanitaire perdit un moteur dans une région reculée du Népal, ce fut grâce au réseau électronique de la fondation qu'on put localiser un fournisseur de pièces détachées, s'informer sur la façon d'accélérer les formalités administratives, et apporter les pièces à l'hélicoptère en panne. Brilliant devint ensuite l'un des principaux responsables de Neti, une société qui produisait et commercialisait des systèmes de forums électroniques. Après leur rencontre sur les forums de WBSI, Brilliant offrit à Brand la licence d'utilisation de PicoSpan (le logiciel qui compose les services électroniques du Well) et des fonds pour louer un mini-ordinateur, en échange de la moitié des parts de la nouvelle société. Celle-ci débuta son activité dans le bureau charmant mais délabré de la Whole Earth Review, prit une douzaine de lignes téléphoniques, installa le mini-ordinateur et des modems : en 1985, le Well était né.

Brand et Brilliant espéraient que le Well serait un instrument d'expérimentation sociale, mais plutôt que de le façonner eux-mêmes, ils voulaient le voir se forger spontanément. Il était conçu comme une expérience, et l'entreprise réussirait ou échouerait en fonction des résultats de celle-ci.

Comme premier directeur — informaticien, gestionnaire, animateur — du Well, Stewart Brand choisit Matthew McClure, et ce n'est pas un hasard si ce dernier était un ancien de la Hog Farm. Tous deux ouvrirent le premier forum de discussions où se retrouvèrent futurologues branchés et marginaux de haut vol. Lorsque McClure s'en alla, un an plus tard, c'est Cliff Figallo, un autre ancien de la Hog Farm, qui le remplaça, et peu de temps après, un troisième membre de la Farm, John « Tex » Coate, fut chargé de donner corps à la communauté électronique.

Pendant une décennie, ces piliers de la Hog Farm avaient expérimenté la vie en autarcie, dans le Tennessee. Au faîte de son succès, la Hog Farm abritait plus de mille personnes qui s'efforçaient de faire vivre leur communauté agricole. Elle existe toujours et reste étonnamment autonome. Les accouchements avaient lieu à la maison, l'enseignement également. Ils avaient créé des laveries chargées notamment de nettoyer les centaines de couches pour bébés, ils faisaient pousser du soja, et avaient même étendu leur influence à l'étranger. Cliff Figallo avait en effet passé des années au Guatemala pour le compte de Plenty, l'entité de la Hog Farm chargée du développement international, pour aider des villages Maya à installer leurs systèmes d'alimentation en eau. Matthew, Cliff, John et leurs familles, qui comprenaient huit enfants, avaient quitté la Ferme au bout de douze ans, un peu par désaccord avec la nouvelle direction, un peu par lassitude. Vivre en autarcie, cela demande énormément de travail.

Brand estimait que l'expérience de la Hog Farm en faisait des responsables tout indiqués du Well. Matthew était le seul qui connaissait l'informatique, mais ce qu'ils avaient appris de la vie en communauté, de la manière dont les décisions collectives sont prises — ou pas —, dont un groupe de gens crée une culture — ou pas —, compensait largement leurs lacunes en informatique. Plusieurs années passèrent et en 1992, l'équipe du Well comptait quinze personnes, le mini-ordinateur des débuts n'était plus là depuis longtemps, et les anciens de la Hog Farm étaient partis pour d'autres aventures.

Après un an de pratique, il me semblait évident que cette expérience de communauté électronique autonome fonctionnait fort bien. J'avais organisé une interview en forum de Matthew McClure et Kevin Kelly, tous deux membres fondateurs du Well.

Un des avantages de ces outils de communication par ordinateur, c'est la mise en mémoire qu'ils permettent de toute l'histoire d'une communauté. Je n'étais jamais allé le vérifier, mais au moment d'écrire ce livre, je n'eus aucun mal à retrouver ces interviews dans les archives du Well. Elles étaient datées d'octobre 1986.

Matthew McClure expliquait que : « La vision de Stewart avait joué un rôle important dans la conception du serveur. » Selon Brand et McClure, le Well devait se fixer trois buts : faciliter la communication entre gens intéressants de la région de San Francisco, offrir des forums électroniques évolués à des prix extrêmement modiques et populariser le courrier électronique. Pour atteindre une masse critique d'utilisateurs, ils savaient qu'ils devaient inaugurer le service avec des forums accueillant des intellectuels ayant des discussions de niveau un peu plus élevé que celui des BBS traditionnels. Comme le dit Matthew : « Nous avions besoin de rabatteurs pour amener les pigeons au casino. » Ils invitèrent donc un certain nombre de « candidats » venant d'horizons divers, leur donnèrent des comptes gratuits, les baptisèrent « hôtes », et les encouragèrent à reproduire l'atmosphère d'un salon parisien, ou plutôt de plusieurs salons. Brand, biologiste de formation, insista pour qu'on laisse l'activité se développer toute seule plutôt que de lui insuffler artificiellement une vie. Au lieu de dépenser des fortunes en publicité, ils donnèrent des comptes gratuits aux journalistes.

McClure se souvient de deux phases de croissance nette. Tout d'abord, on commença à parler du Well dans les milieux des informaticiens d'avant-garde de la région, et les comptes gratuits des journalistes firent leur effet, puisque ces derniers commencèrent à publier des articles sur le Well. Brand partit pour Cambridge écrire un livre, et les hôtes avaient pratiquement les lieux entièrement pour eux.

« La deuxième phase de croissance, se rappelle McClure, eut lieu après la création du forum Grateful Dead et la promotion qui s'ensuivit dans les articles de la presse musicale et à la radio. Les nouveaux abonnés affluèrent, la plupart dotés de la caractéristique la plus appréciée des sysops21 : une propension à parler à n'en plus finir. Ces amateurs de Grateful Dead avaient l'air de savoir instinctivement comment se servir du système pour recréer une communauté grâce notamment aux contributions de Maddog, de Marye et de Rosebody. Peu de temps après, l'ouverture du forum « Confessions » renforça ce concept de scène électronique sur laquelle tout un chacun pouvait monter. [...] Notre avenir paraissait assuré. »

[NdT 21] Contraction de system operator, qui désigne, dans ce contexte, un responsable ou un animateur de service de forum électronique.

Kevin Kelly était rédacteur en chef de la Whole Earth Review depuis plusieurs années lorsque le Well fut fondé. Il rappelle les objectifs originels auxquels pensaient ses fondateurs en 1985 :

1) Le Well devait être gratuit. Il s'agissait d'un objectif, pas d'un engagement absolu. Nous savions qu'il ne serait jamais totalement gratuit, mais il devait être aussi peu cher que possible.

2) Le Well devait être bénéficiaire. Après une période de dur labeur peu payé de la part de Matthew et de Cliff, c'est maintenant le cas.

3) Le Well devait être ouvert sur le monde.

4) Le Well devait être autogéré.

5) Le Well devait être une expérience autogène. Les premiers utilisateurs devaient bâtir le système qu'utiliseraient les gens venant ensuite. Il devait y avoir coévolution entre le système et la façon de l'utiliser.

6) Le Well devait former une communauté qui correspondrait à l'esprit des publications Whole Earth. Je crois que c'est effectivement ce qui s'est produit.

7) Les services aux entreprises devaient faire vivre le Well. Là, ça n'a pas marché du tout comme prévu.

« Ce sont les gens qui font le système » est la devise qui s'affiche lorsqu'on se connecte à Twics, un service télématique en anglais de Tokyo. Elle pourrait aussi bien s'appliquer au Well, dans sa conception globale et dans son utilisation effective. Matthew McClure avait compris que ce qu'il devait faire, c'était de vendre les clients les uns aux autres et de les laisser gérer le reste. C'est ce principe fondamental qui permit à l'entreprise de réussir pendant des années. Son successeur, Clifford Figallo, résista également à la tentation dirigiste et laissa la communauté trouver son modus vivendi.

Tous ceux qui avaient envie de participer à un grand projet collectif d'exploration du cyberespace affluèrent sur le Well. Les fous prirent le contrôle de l'asile, et l'asile s'en porta d'autant mieux. « Le Well est ce que nous en faisons22 » devint la devise de la communauté naissante du Well.

[NdT 22] En anglais, What it is is up to us.

Pour mieux comprendre ce qu'est le Well, je vous en propose une carte. Voici un aperçu de la liste de ses forums. Notez que chaque forum peut contenir des centaines de sujets (comme le forum « Parents » contenait, entre autres, les sujets cités au chapitre 1), et que chaque sujet peut regrouper des centaines de contributions. Pour ne pas occuper trop de pages, j'ai retiré de cette liste seize forums sur la responsabilité sociale et la politique ; vingt forums sur les médias et la communication ; douze forums sur vie et entreprise ; dix-huit forums sur le corps, l'esprit et la santé ; onze forums sur les cultures du monde ; dix-sept forums sur les lieux ; et dix-sept forums sur les interactions.23

[NdT 23] Les titres de forums ont été traduits en français. Les mentions entre parenthèses qui suivent chaque nom de forum désignent la commande à taper sur le WELL pour accéder au forum correspondant («g» est l'abréviation de go, « aller »). Ces mentions n'ont pas été traduites. Dans chaque domaine, les forums ont été laissés dans l'ordre alphabétique de leurs noms anglais.

[NdT 24, rubrique Arts et Lettres ci-dessous] NAPLPS (North American Presentation Level Protocol Syntax) est la norme américaine de présentation d'informations sur un terminal vidéotex, homologue de la norme CEPT2 utilisée dans le cadre du système français Télétel. Le vidéotex n'a toutefois pas connu jusqu'ici un grand succès aux États-Unis.

 

Liste des Forums Publics du Well
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ARTS ET LETTRES
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Art Com        (g acen)   NAPLPS          (g naplps)
Art graphiques (g gra)    Photographie    (g pho)
Beatles        (g beat)   Poesie          (g poetry)
Livres         (g books)  Radio           (g radio)
BD             (g comics) Science-Fiction (g sf)
Stylique       (g design) Compositeurs    (g song)
Jazz           (g jazz)   Theatre         (g theater)
MIDI           (g midi)   Mots            (g words)
Cinema         (g movies) Ecrivains       (g writers)
Muchomédia     (g mucho)  Fanzines        (g f5)

DETENTE
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Velo           (g bike)   Jardinage       (g gard)
Bateau         (g boat)   Musique         (g music)
Echecs         (g chess)  Mecanique       (g motor)
Cuisine        (g cook)   Animaux         (g pets)
Cocktails      (g drinks) Promenades      (g out)
Vol            (g flying) Sports          (g sports)
Nature         (g wild)

LOISIRS
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Audio-Video    (g aud)     Cinéma         (g movies)
Ce soir        (g bat)     Musique        (g music)
CD             (g cd)      Patates!       (g spud)
BD             (g comics)  Restaurants    (g rest)
Amusant        (g fun)     Star Trek      (g trek)
Blagues        (g jokes)   Television     (g tv)

VIE ET ENSEIGNEMENT
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Prog. Apple    (g alug)    Maison         (g home)
Remue-meninges (g brain)   Index          (g index)
Cologement     (g coho)    Reseaux        (g origin)
Stylique       (g design)  Science        (g science)
Enseignement   (g ed)      Transports     (g transport)
Energie        (g power)   Whole Earth R. (g we)

GRATEFUL DEAD
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Grateful Dead  (g gd)      Cassettes      (g tapes)
Allumé du Dead (g deadlit) Tickets        (g tix)
L'heure GD     (g gdh)     Tournées       (g tours)
Expression     (g feedback)

INFORMATIQUE
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AI/Forth       (g real-    Mac Système 7  (g mac7)
  /Temps réel     time)    MIDI           (g midi)
Amiga          (g amiga)   NAPLPS         (g naplps)
Apple          (g apple)   NeXT           (g next)
Arts graphiques(g gra)     OS/2           (g os2)
Livres inform. (g cbook)   Imprimantes    (g print)
CP/M           (g cpm)     Programmeurs   (g net)
PAO            (g desk)    Informatique   (g scicomp)
Bidouille      (g hack)      scientifique
Hypercard      (g hype)    Conception de  (g sdc)
IBM PC         (g ibm)       logiciels
Internet       (g inter-   Programmation  (g soft-
                    net)     de logiciels	    ware)
Réseaux locaux (g lan)     Assistance     (g ssc)
Portables      (g lap)       logicielle
Macintosh      (g mac)     Unix           (g unix)
Mactech        (g mactech) Réalité virt.  (g vr)
Mac Admin      (g macadm)  Windows        (g windows)
Traitement de  (g word)
  texte

LE WELL
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Tech. avancée  (g deeper)  Hotes          (g hosts)
MétaWell       (g meta-    Regles         (g policy)
                   well)   Nouv. système  (g sysnews)
Technique      (g gentech) Programmeurs   (g public)
Aide           (g well)      publics
Communautés    (g vc)
  virtuelles


QUELQUES-UNS DES FORUMS PRIVES DU WELL
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Envoyez un message à l'hote cité à côté du forum pour connaitre les critères d'admission.


CORPS - ESPRIT - SANTE
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Grandes decisions          (g xroads)   écrivez à rabar
Homosexuel (privé)         (g gaypriv)  écrivez à hudu
Hommes du Well             (g mow)      écrivez à flash
Convalescence              (g recovery) écrivez à dhawk
Femmes du Well             (g wow)      écrivez à reva
Sites sacres dans le monde (g ssi)      écrivez à rebop

ARTS, DETENTE
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Etrangers sur le Well      (g aliens)   écrivez à flash
Groupes (musiciens pro)    (g band)     écrivez à tnf
Atelier d'écriture         (g www)      écrivez à sonia

GRATEFUL DEAD
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Bons plans                 (g dp)       écrivez à tnf
Rumeurs                    (g grape)    écrivez à phred

INFORMATIQUE, COMMUNICATION
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The Matrix                 (g mids)     écrivez à estheise
Producteurs (radio)        (g pro)      écrivez à jwa

Le milieu Whole Earth, c'est-à-dire les utopistes fanas de blé germé ; les enthousiastes de l'énergie solaire ; les allumés de l'exploration spatiale ; les immortalistes ; les futurologues ; les anciens des communautés ; les écologistes ; les militants des causes sociales constituaient dès le départ le noyau du serveur. Mais deux ou trois autres groupes, parmi les premiers utilisateurs du Well, contribuèrent à en faire un service sans exclusive et ouvert ainsi qu'un lieu d'expression de la culture propre à San Francisco. Et notamment le groupe créé par le bouleversement culturel causé, dix ans après l'ère de la contre-culture, par l'apparition du micro-ordinateur.

« Mais ce sont les contestataires des années 60-70 qui ont fait la révolution micro-informatique », me rappela Brand lorsque je l'interrogeai sur cet amalgame de cultures sur le Well des débuts. Le cofondateur d'Apple, Steve Jobs, était parti en Inde pour trouver la lumière ; l'auteur de Lotus 1-2-3, Mitch Kapor, avait été professeur de méditation transcendantale. Ils avaient peut-être cinq à dix ans de moins que les hippies, mais ils participaient de l'esprit des années 60 et reprenaient à leur compte bien des idées iconoclastes de leurs aînés. Le micro-ordinateur représentait pour eux l'arme d'une nouvelle libération. Ainsi, lorsque Steve Jobs engagea John Sculley, dirigeant de Pepsi, comme P.-D.G. d'Apple, il lui lança la pique et le défi suivants : « Est-ce que vous voulez continuer à vendre des boissons gazeuses aux adolescents, ou est-ce que vous voulez changer le monde ? »

Les micro-ordinateurs et la micro-informatique ont été créés par de jeunes iconoclastes qui avaient vu la révolution du LSD avorter et la révolution politique échouer. Des ordinateurs pour le peuple, c'était la dernière bataille à livrer dans cet esprit. L'organisme qui chapeaute Whole Earth, cette même fondation Point qui possédait la moitié des parts du Well, avait rendu hommage aux pionniers de la micro-informatique, même ceux qui agissaient aux frontières de la légalité, en organisant les premières Hackers' conferences. Si le mot hacker renvoie aujourd'hui au vandalisme informatique, et s'applique désormais aux adolescents qui pénètrent de force dans les systèmes informatiques des autres, les hackers originels étaient de jeunes programmeurs qui se moquaient des conventions, qui se donnaient pour but de trouver des solutions élégantes à de méchants problèmes techniques, et qui aimaient créer des disciplines technologiques nouvelles. Sans eux, les chercheurs de l'Arpa n'auraient jamais réussi à créer l'informatique graphique, la télématique, et les bases de la micro-informatique.

Les nouveaux petits génies de l'informatique, comme les vétérans des ordinateurs centraux des années 50-60, furent parmi les premiers utilisateurs du Well, ne serait-ce que parce que ses entrailles — le système d'exploitation Unix et le langage de programmation C — étaient ouvertes aux informaticiens sérieux. Ces hackers bienveillants purent ainsi examiner à loisir les rouages du système, repérer les points faibles, et conseiller les responsables du Well afin qu'ils le protègent mieux contre les hackers mal intentionnés. Écrire de petits programmes — des outils — qui serviraient aux utilisateurs à mieux se servir du Well, plutôt que de décoder des mots de passe et envahir des systèmes, c'était là leur vocation.

Le troisième groupe culturel qui avait contribué à faire du Well ce qu'il était, et avait tempéré l'influence des contestataires fondateurs, c'était les fans de Grateful Dead.25 Plusieurs livres ont été écrits, plusieurs thèses de doctorat ont été soutenues sur l'incroyable engouement dont a bénéficié ce groupe. Ils avaient leurs racines dans le même ferment que les Merry Pranksters, la Hog Farm et le Whole Earth Catalog.

[NdT 25] Même si Grateful Dead (le « mort reconnaissant ») connut également son heure de gloire en France, on a peine à imaginer ici le culte dont ils n'ont pas cessé de bénéficier sur la Côte ouest des États-Unis. En matière de rock, il s'agit probablement du groupe emblématique de la région de San Francisco.

Les Deadheads,26 dont un bon nombre n'étaient pas encore nés lorsque le groupe commença à jouer en public, ont le sentiment de former une grande communauté, mais ne manifestent leur cohésion que lors de grands rassemblements, à l'occasion des concerts du groupe. Les Deadheads se reconnaissent entre eux par certains signes — autocollants, tee-shirts aux couleurs de leur groupe favori —, mais ils n'ont aucun lieu de ralliement.

[NdT 26] Littéralement Têtes de Dead, c'est-à-dire fans de Grateful Dead. Il y a également jeu de mot, puisque contrairement à ce que l'on pourrait penser, le terme ne signifie pas à l'origine « tête de mort » (qui se dit Death's head), mais a plusieurs acceptions qui tournent autour du sens « poids mort ».

Il se trouva qu'un certain nombre d'entre eux, branchés informatique, créèrent un forum « Grateful Dead » sur le Well. GD, comme on l'appela, eut tellement de succès que pendant les premières années, les Deadheads furent de loin la plus grosse source de revenus pour l'entreprise. Comme le logiciel du Well était conçu pour que chaque utilisateur ne participe qu'à ce qui l'intéressait, nombreux furent les Deadheads qui investirent dans le matériel nécessaire et passèrent le temps qu'il fallait pour apprendre à utiliser le logiciel, uniquement dans le but d'échanger des cassettes et de discuter du sens caché des paroles de certaines chansons, sans jamais se soucier des débats politiques, technologiques ou autres qui avaient lieu dans les autres forums. Ceux qui, à l'inverse, franchirent le pas eurent une grosse influence sur le Well en général.

D'autres groupes commencèrent à émerger au fil des mois, et notamment les premiers explorateurs des océans d'informations électroniques, les futurologues professionnels, les écrivains, les journalistes. Des rédacteurs et des responsables du New York Times, de Business Week, du San Francisco Chronicle, de Time, de Rolling Stone, de Byte, de Harper's, et du Wall Street Journal se servent du Well comme d'une table d'écoute ; un petit nombre d'entre eux fait partie de la communauté. Les journalistes attirent d'autres journalistes, puis toutes les autres catégories de population.

Une règle importante au plan social avait été implantée au cœur même du logiciel du Well : l'anonymat y était proscrit. Chaque fois que quelqu'un contribue en forum, son vrai nom apparaît dans l'en-tête de sa contribution. Chacun dispose également d'un pseudonyme, d'un « nom de guerre », qui peut véhiculer un sens, un message particulier, mais le nom apparaît toujours à côté du pseudonyme. À l'origine, le logiciel PicoSpan fourni au Well offrait la possibilité de rendre anonymes tout ou partie des forums, mais l'une des interventions importantes de Stewart Brand dans la conception du Well fut d'insister pour que cette option ne soit pas proposée aux utilisateurs.

Dhawk et Mandel furent parmi les premiers abonnés du Well que je rencontrai. Étant tous trois nouveaux sur le serveur, nous avions sympathisé. D'ailleurs, la difficulté d'utilisation initiale du logiciel du Well favorisait ce type de rapprochement. Lorsque PicoSpan fut créé, le travail d'amélioration des interfaces homme-machine n'en était qu'à ses débuts. Il n'est pas facile de s'orienter sur le Well, et les premiers temps, on ne peut s'empêcher d'avoir la désagréable impression qu'à chaque erreur de commande, ce sont tous les autres utilisateurs qui vous voient vous tromper. La petite équipe du Well répondait par téléphone aux questions des utilisateurs un peu perdus, mais il y avait aussi des informaticiens chevronnés parmi la population du serveur qui ne demandaient qu'à aider les autres. David Hawkins était ingénieur électricien et se familiarisa suffisamment vite avec le logiciel du Well pour pouvoir ensuite servir gratuitement de mentor pour bon nombre d'entre nous qui y étaient arrivés en même temps que lui.

À l'époque dans un séminaire pour devenir pasteur baptiste, il venait d'épouser Corinne, qu'il avait rencontrée là-bas. Il venait du Sud et avait complètement changé d'orientation pour poursuivre cette nouvelle vocation. Sous le pseudonyme de Dhawk, il passait de plus en plus de temps en connexion, à aider les gens perdus et à réconforter ceux qui n'allaient pas bien. Derrière les caractères électroniques, c'était les personnes en chair et en os qui lui importaient. Je me souviens que moins d'un an après son arrivée sur le Well, David Hawkins avait passé une semaine à faire une heure de route chaque jour pour rendre visite à un ami rencontré sur le serveur qui avait subi une petite opération chirurgicale. Dhawk m'aidait à m'orienter, et il m'avait rendu visite assez rapidement. Par la suite, comme d'autres, je m'étais senti obligé de reprendre le flambeau, et d'orienter à mon tour les nouveaux.

Tina Loney — pseudonyme Onezie —, est également un des piliers de la communauté. Mère célibataire de deux filles, professeur dans l'enseignement public, résidente de Berkeley, elle contribue à la chaleur du Well et assure la fonction d'hôte du forum « Parents ». Elle fait partie des gens qui participèrent à la première fête « en vrai » du Well et manque rarement une occasion de réunion « physique » avec les autres membres. C'est une battante et son tempérament transparaît dans ses contributions. J'ai « vu » ses filles grandir et quitter le nid et elle a vu la mienne passer de bébé à écolière. Nous nous sommes retrouvés souvent du même côté dans les débats, et nous sommes parfois opposés sur telle ou telle question.

Maddog27 tient son pseudonyme du qualificatif utilisé une fois par un ami pour caractériser sa férocité verbale. Il est très gentil lorsqu'on le rencontre en personne, mais en forum, David Gans (c'est son vrai nom) fait tout pour mériter son surnom. C'est un Deadhead par goût et par profession. Son livre sur le groupe fait partie des lectures obligées de tous les fans. Il a produit une émission consacrée à la musique et à l'histoire du Dead pour une station de radio de San Francisco. C'est à un concert du groupe, en compagnie de Mary Eisenhart (marye), journaliste informatique, et de Bennet Falk (rosebody), programmeur, qu'il eut l'idée de lancer un forum « Grateful Dead » sur le Well.

[NdT 27] Chien fou.

Et c'est ce forum qui m'amena à m'intéresser au milieu des Deadheads et à rencontrer David Gans. Je vis notamment cette communauté l'aider à traverser une période de crise. La direction de la station de radio avait annulé son émission, et David en avait été très marqué. Il adorait faire de la radio et du prosélytisme pour son groupe favori ; la suppression de son émission le touchait au cœur. Après qu'il eut fait part de sa détresse en forum, et bénéficié d'un peu de réconfort verbal de la part des autres, quelqu'un suggéra qu'il soumette son émission à d'autres stations de radio. De cette manière, il pouvait à la fois se venger de celle qui l'avait remercié et toucher un public plus large.

David était plutôt sceptique au départ, mais ils furent si nombreux à l'encourager à le faire qu'il ne pouvait refuser de tenter le pari. L'idée s'avéra bonne : Gans lança la société de production Truth 'N Fun28 pour distribuer son émission hebdomadaire à des dizaines de radios dans tout le pays, et il changea par la même occasion son pseudonyme de Maddog en tnf.

[NdT 28] Vérité et rigolade

David Gans fait partie de ces quelques dizaines de personnes qui ont une forte influence sur le ton des conversations du Well. Cela tient simplement au fait que nous passons énormément de temps à lire et à contribuer. David, en particulier, semble parfois avoir le cerveau directement branché sur le Well. Pour en comprendre la raison, il faut le voir dans son environnement de travail. Comme nombre d'entre nous, il travaille chez lui, dans un studio qui lui sert aussi de bureau et dont il a assuré lui-même l'aménagement. Face à lui, il a tout un équipement audio disposé en demi-cercle qui lui sert à produire son émission. Les haut-parleurs sont sur le côté, focalisés sur le fauteuil qui se trouve au centre de ce dispositif. Un téléviseur est monté au niveau des yeux, au-dessus des équipements audio. À droite, il a son téléphone et juste en face de lui se trouvent son ordinateur et son modem. David Gans baigne dans les médias à titre professionnel. Il ne correspond sans doute pas à l'image du travailleur du savoir qu'avait Peter Drucker lorsqu'il inventa cette expression. David Gans, comme beaucoup d'autres aujourd'hui, est multitâche. Le Well n'est pour lui qu'un de ses vecteurs d'information.

On peut aussi parler de Mandel qui, à première vue, correspond mieux à l'image que l'on se fait du spécialiste de l'âge de l'information. Il a apporté avec lui un supplément de respectabilité aux débats sur les technologies modernes. Futurologue professionnel dans un groupe de réflexion, il étayait toujours ses propos de chiffres et de références. Si l'on voulait débattre avec lui, il valait mieux avoir bien potassé son sujet. Mandel s'était abonné au Well le même jour que Dhawk, donc quelques semaines avant moi. Il faisait également partie de ces permanents du réseau ; avec moi, le journaliste indépendant ; Onezie l'enseignante ; Dhawk le pasteur baptiste devenu spécialiste d'Unix ; Maddog, le Deadhead producteur de radio et des dizaines d'autres.

Mandel travaille pour SRI International (qui s'appelait auparavant Stanford Research Institute, où Jacques Vallee et Doug Engelbart firent les premières recherches sur les forums électroniques dans les années 70). Les administrations régionales et nationales comme les plus grosses entreprises du monde entier payent SRI pour bénéficier pendant quelques heures des réflexions de Tom Mandel sur l'avenir de l'édition, de l'industrie du papier ou des communications. Non seulement Tom était payé grassement pour passer son temps sur le Well, mais ses clients et sa société l'en félicitaient. Nul sentiment de culpabilité ne pouvait le toucher : quand il s'éclatait sur le réseau, il était encore au travail.

Lorsqu'on parle de la communauté du Well, il est impensable de ne pas mentionner Tex, hôte, barman, videur, marieur, médiateur et mentor des lieux. Lui aussi ex-membre de la communauté de la Hog Farm pendant douze ans, il en est sorti avec une foi en ce type de contrat social mâtinée de réalisme et ne jure que par l'autogestion démocratique. Bien avant de le rencontrer, je connaissais son histoire. Il pratiquait une sorte de discours autobiographique en forum et les opinions qu'il exposait sur les choses avaient le poids de dix ans d'expérience des idéaux communautaires. Je savais qu'il avait été routier, charpentier dévoué à la cause des défavorisés de Washington et militant social dans le South Bronx. Il était mécanicien automobile lorsque Matthew McClure l'engagea pour approfondir l'esprit communautaire du Well. À part ça, il a quatre enfants. Je m'étais fait une certaine image de lui à partir de ses contributions en forum, et quand je le rencontrai, son air adolescent me surprit. Je m'attendais à voir un type grisonnant, portant bedaine et mâchant la chique, le genre d'homme qui se fait appeler Tex tout en étant californien.

Une des caractéristiques de Tex, c'est sa propension à envahir l'espace intime des autres. En connexion comme hors connexion, il aime écourter toutes formalités et s'engager dans des dialogues sincères et intimes. Il mesure plus d'un mètre quatre-vingts, est bien bâti, et il n'est pas facile de garder ses distances quand il vous agrippe par l'épaule et vous parle avec intensité. Lorsque Tex quitta le Well pour rejoindre un autre service télématique, la communauté du Well organisa une grande fête pour lui souhaiter bon voyage. L'un après l'autre, les gens montèrent sur le podium, agrippèrent Tex et lui délivrèrent leur témoignage d'affection en plein visage.

Son attitude et sa foi communautaire ont déteint sur le Well, jusqu'à survivre au départ de tous les anciens de la Hog Farm. On se consacre maintenant sur le serveur à utiliser ce moyen de communication pour développer les relations humaines et améliorer en permanence la cohabitation dans le cyberespace. Dès le départ, les échanges en forum s'accompagnaient des attributs habituels de la communication entre personnes. Ce n'est pas parce qu'on forme une communauté que l'on évite les conflits. Il y a toujours eu des accrochages sur le Well, qui pouvaient dégénérer parfois en violentes salves d'attaques personnelles. Il y a toujours eu, à un moment ou à un autre, des factions ; des jalousies ; des commérages ; des querelles ; des aigreurs qui se transféraient d'une discussion à une autre.

Lorsqu'une de ces bagarres générales éclatait, lorsque chacun choisissait son camp et que les méchancetés volaient de part et d'autre, Tex et moi partions souvent marcher dans les collines qui dominent Sausalito pour discuter des raisons de ces dérapages et de la manière d'y parer. La conclusion était toujours la même : l'amour, tout simple, tout bête, tout puissant était le seul recours pour faire fonctionner une communauté de gens divers sans frictions. Dans le même temps, nous réaffirmions notre foi en la libre expression sans restriction, qui peut parfois entraîner ces conflits. Il faut qu'un noyau dur d'individus ait une foi inaliénable en la validité de l'idée même de communauté pour que cette société informelle conserve sa cohésion au milieu des tempêtes émotionnelles qui peuvent survenir. L'affaire est d'autant plus compliquée qu'au fil des ans, on se voit aussi « en vrai », on se fait la cour, on se marie, on divorce, ce qui peut parfois bien alourdir l'atmosphère.

Mais le Well ne se limite pas à ces quelques figures hautes en couleur. Je suis abonné à un service automatique créé par un des programmeurs bénévoles de la communauté : le Blair Newman Memorial Newuser Report29 rassemble les petites notules autobiographiques que publie chaque nouvel utilisateur à son arrivée et me les envoie sous forme de message à peu près tous les deux jours. Si j'ai trop à faire, je me contente de supprimer ce message. Avec le courrier électronique, il est très facile de ne pas lire son courrier. Mais quand j'ai le temps de lire ce message, cela me permet de suivre qui s'abonne au Well et pourquoi. De temps en temps, en une manière d'enquête sociologique empirique, j'archive ces notules dans un fichier.

[NdT 29] Le rapport sur les nouveaux abonnés à la mémoire de Blair Newman.

Voici quelques extraits de ces fichiers accumulés pendant quelques mois de 1991 à 1992.

 

Je suis consultant indépendant en productivité. J'habite au-dessus de l'océan près de Bodega Bay. Grâce au téléphone, au fax, et au courrier électronique, je peux faire de ce paradis mon lieu de travail tout en restant en contact avec la communauté des affaires.

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Je réside à Séoul, en Corée, où j'assure un travail de relations publiques pour le gouvernement américain.

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Je suis gynécologue, et je m'occupe notamment de contraception, d'avortement et de thérapies par oestrogènes après la ménopause. Je suis le directeur d'une clinique qui pratique les avortements. Je faisais partie de l'université libre de la Mi-Péninsule dans les années 70 et j'ai organisé à cette époque des concerts, notamment du Dead, de Big Brother, de Quicksilver, de Jefferson Airplane, etc. Je suis intéressé par les questions philosophiques et éthiques liées au début de la vie et à la fin de la vie et celles touchant la valeur fonctionnelle des rites et des traditions.

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Je suis étudiant, j'ai 19 ans et je me cherche. J'aime m'asseoir pieds nus dans les champs de pissenlits. Je passe trop de temps à jouer sur mon ordinateur. Je suis inscrit au cursus publicité/entreprise, ce qui veut dire que je suis ici pour au moins cinq ans. J'essaye de comprendre le sens de la vie... toute suggestion est la bienvenue. J'aimerais bien que les ailes des pingouins leur permettent de voler et j'étudie des solutions dans ce but...

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Je viens de Prague, en Tchécoslovaquie, et je suis étudiant en informatique graphique et en programmation au Center for Electronic Arts de San Francisco.

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Documentaliste à l'USDA, sysop du BBS Alf.

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Je suis avocat et je travaille comme assistant de trois juges d'état à Duluth. J'ai 31 ans et je suis célibataire. Je suis sorti de l'Académie navale en 1982, et ai obtenu mon diplôme de l'université de droit du Minnesota en 1990. J'étais contre la guerre du Golfe, et j'ai été directeur de campagne adjoint de Paul Wellstone pour le siège du 8ème district du Congrès. J'aime faire de la voile et de longues marches en foret ou sur la plage. Mes autres domaines d'intérêt sont le droit et l'Italie. Sur le plan politique, les questions qui m'intéressent le plus aujourd'hui sont celle de l'assurance maladie universelle avec tiers payant et celle de la représentation à la proportionnelle.

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Je m'intéresse à la planification du territoire (j'assiste à la mise en oeuvre du plan du comté de Sacramento), et à la gestion des systèmes d'information (j'écris actuellement un article sur le sujet et j'aimerais travailler dans ce domaine). Je suis actuellement agent et promoteur immobilier, et je fais de l'évaluation de logiciels pour compatibles PC depuis plusieurs années.

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Je suis une phreak30 qui vient d'avoir la révélation, à 33 ans. Le modem, c'est la vie ! D'accord, les haltères, la voiture de sport, c'est bien, mais le modem, c'est grand ! D'ailleurs, j'ai rencontré mon mari sur un BBS ! Mais je me rends compte que je n'ai fait jusqu'ici qu'effleurer les possibilités de mon petit Hayes,31 et que j'ai encore beaucoup à apprendre !

[NdT 30] Néologisme américain, contraction de phone freak, c'est-à-dire « dingue du téléphone ». Ce terme a désigné dans un premier temps les spécialistes du détournement des téléphones publics, qui sont nombreux aux États-Unis depuis longtemps et qui sont considérés par la partie branchée de la population comme exerçant une sorte d'art en marge de la loi. Il désigne maintenant plus généralement ceux qui sont doués pour l'utilisation — licite ou illicite — des communications de toutes sortes.
[NdT 31] Hayes est le principal fabricant de modems en Amérique.

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Je suis consultant indépendant en systèmes et logiciels, principalement pour grands systèmes militaires. Mes nouveaux domaines d'intérêt sont les réseaux neuronaux et la logique floue, plus le traitement parallèle comme technologie catalyse.32 J'aime bien discuter des nouvelles technologies et des nouvelles applications de la technologie, ainsi que de leur influence sur la société, avec pratiquement n'importe qui, n'importe où et n'importe quand.

[NdT 32] Les américains appellent technologie catalyse (enabling technology) toute technologie qui permet l'émergence d'une autre, qui lui sert de fondation.

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Gérant de magasin de musique, secrétaire du bureau de l'Economie écologique d'Alaska.

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Capitaine de l'armée américaine.

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Je suis un écrivain japonais qui etes très intéressé par l'écologie et la démocratie électronique. Je vais passer deux ans étudiant (rejoignant ?) le mouvement écologique et partageant le réseau en guise d'outil de fondation d'un monde nouveau ici à Berkeley.

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Je travaille dans le seul hôpital entièrement consacré au traitement et à l'élimination de la lèpre aux Etats-Unis. J'ai également passé 6 mois en Roumanie après la Révolution de décembre 1989.


L'une des raisons pour lesquelles le Well est apprécié, c'est sa diversité culturelle. Lorsqu'on fréquente un tel groupe hétérogène, on bénéficie de réseaux de compétences distincts, qui ne se recoupent pas. Si l'on se sert de cette diversité comme d'une encyclopédie vivante, on s'aperçoit que l'esprit de communion, ces relations de cœur non quantifiables que favorise, par exemple, le forum « Parents », n'est pas le seul type de bénéfice que tirent les gens des communautés virtuelles. Les possibilités offertes par le partage du savoir sont considérables au sein d'un groupe important et disparate d'individus qui pallient l'éloignement géographique et les éventuelles différences dans leur cycle de vie quotidien par le recours à la télématique.


Une économie du don et un contrat social dans le cyberespace


Une seule analogie ne suffit pas à faire comprendre la nature du cyberespace. Les communautés virtuelles sont des endroits où les gens se rencontrent ; ce sont aussi des outils ; leurs caractéristiques en tant que lieu et leurs caractéristiques en tant qu'outils ne se recoupent que partiellement. Le Well abrite des endroits qui me sont chers, mais c'est aussi pour moi un outil de recherche d'information très efficace, dans lequel je n'investis aucune émotion, et qui m'est devenu indispensable pour mon travail. Le forum « Parents » est peut-être un endroit sacré, mais le forum « News33 » est plus souvent un salon intellectuel et un cercle de jeux d'esprit. Lorsque je réussis pour la première fois à m'orienter dans le Well, j'étais à la recherche d'informations que je finis par trouver. Mais à ce moment-là, j'avais compris que les gens qui détenaient ces informations étaient plus intéressants que les informations elles-mêmes. Les aspects ludiques et pratiques du partage d'informations me firent aller plus loin dans mon usage du Well. Plus tard, je commençai à rencontrer certains de ceux avec qui j'échangeais de l'information dans des endroits plus communautaires du Réseau.

[NdT 33] Nouvelles, informations diverses.

J'avais faim de compagnons intellectuels autant que d'informations brutes. Alors que tant de gens qui font quotidiennement leur trajet domicile-lieu de travail rêvent de télétravail, j'en fais de mon côté journellement l'expérience. Je n'ai jamais supporté de quitter mon pyjama sauf obligation absolue, et c'est pourquoi j'ai toujours travaillé à la maison. Ça a ses avantages et ses inconvénients. Mais le risque professionnel majeur que court le travailleur intellectuel indépendant, c'est l'isolement. Les chasseurs d'information de cette fin de siècle étaient des loups solitaires jusqu'à ce que nous rencontrions le Réseau.

Ceux que Robert Reich, dans son livre The Work of Nations, a désigné du terme d'« analystes symboliques34 » sont des membres potentiels naturels des communautés électroniques : les programmeurs ; les écrivains et journalistes ; les graphistes indépendants ; les producteurs autonomes de radio et de télévision ; les rédacteurs en chef ; les chercheurs, les documentalistes. Depuis quelque temps déjà, ces utilisateurs initiaux ont été rejoints par les premiers rangs d'utilisateurs issus du grand public. De plus en plus, ceux qui sont peintres en bâtiment, charpentiers, employés de bureau ou dans un hôpital, agents immobiliers, etc., mais qui sont aussi curieux des nouveaux phénomènes culturels et qui ne craignent pas d'utiliser un clavier d'ordinateur pour s'exprimer se joignent aux travailleurs du savoir. Les gens établis à leur compte, qu'ils soient travailleurs manuels ou intellectuels, se sont branchés sur le Réseau pour avoir accès au même type de soutien émotionnel et pratique que ceux qui vont au bureau ou à l'usine.

[NdT 34] Nous dirions probablement plus prosaïquement « travailleurs intellectuels ».

Étant donné que tant de membres des communautés virtuelles sont bien souvent jugés dans leur travail sur ce qu'ils savent, sur les informations qu'ils détiennent, les communautés virtuelles peuvent être pour eux des instruments de travail. Si vous avez besoin d'une information précise, d'un avis d'expert, ou de savoir où trouver une ressource donnée, la communauté virtuelle est comme une encyclopédie vivante. Ces communautés aident également à faire face à l'inflation actuelle d'informations. Il est en effet patent qu'aujourd'hui nous recevons trop d'information et qu'il existe peu de tamis efficaces pour la filtrer.

Les programmeurs travaillent donc à concevoir des « agents logiciels », de plus en plus efficaces, chargés de chercher ; de trier ; de trouver ; de filtrer, bref de nous épargner le genre d'angoisse que l'on peut ressentir lorsqu'on sait que l'information que l'on cherche est enfouie dans quinze mille pages de documents sur le même sujet. Les premiers agents logiciels commencent à être disponibles (Archie, Gopher, Knowbots, Wais et Rosebud sont les noms des différents programmes qui parcourent les immenses bibliothèques d'Internet et scrutent les fils des agences de presse pour retrouver les informations qui vous intéressent), mais dans le cadre des communautés virtuelles, nous jouons déjà nous-mêmes le rôle d'agents logiciels les uns vis-à-vis des autres.

Si, au cours de mes explorations, je tombe sur des informations qui ne m'intéressent pas particulièrement mais dont je sais qu'elles intéressent tel ou tel de mes amis électroniques de par le monde, j'envoie à l'ami concerné un pointeur,35 voire le texte en entier. Dans certains cas, je peux même placer l'information à un endroit où plusieurs milliers de gens intéressés la trouveront. Et il pourra arriver que l'un de ceux-là me rende la pareille.

[NdT 35] L'indication de l'endroit où se trouve cette information sur le Réseau.

Ce contrat social implicite s'appuie sur un mélange de relations plus ou moins fortes entre individus poursuivant plus ou moins les mêmes buts. Il oblige à donner et permet de recevoir. Je me dois de penser à mes amis et de leur envoyer les pointeurs appropriés, plutôt que de jeter ce qui m'est inutile à la poubelle virtuelle du Réseau. L'effort demandé n'est pas très grand, puisque je dois de toute façon parcourir ces informations pour trouver celles que je recherche ; il faut deux frappes au clavier pour supprimer l'information, trois pour la retransmettre à quelqu'un. Et comme des dizaines d'autres font de même pour moi dans des domaines que je n'explore pas personnellement, l'aide dont je bénéficie fait plus que contrebalancer l'effort que je fais pour aider les autres : c'est un mariage d'altruisme et d'intérêt bien compris.

Lee Sproull et Sara Kiesler, deux chercheurs en sciences sociales qui ont observé comment les travailleurs en entreprise se servent de la télématique, font remarquer, dans leur livre Connections: New Ways of Working in the Networked World, que ce type de troc informel existe déjà dans toutes les entreprises :

« Est-ce que tu sais si... ? » est une question classique dans les entreprises, qu'on pose dans les couloirs, avant les réunions et dans tous les lieux de convivialité. En termes de méthodologie, on peut y voir une personne qui pose une question de manière assez vague et recherche en général une information qui ne se trouve pas dans les documents « officiels ». Les gens à qui la question est posée connaissent en général le questionneur et sont bien disposés à son égard, ou au moins patients, étant donné qu'il s'agit là d'un comportement normal, qu'il ne coûte rien de répondre, et que ceux qui répondent peuvent un jour avoir eux-mêmes besoin de poser une question.

Dans la vie normale, si les amis et relations du questionneur ne peuvent lui répondre, celui-ci est en général bloqué. Mais grâce à la communication électronique, il a accès à un nombre de sources d'information bien plus grand. Exemple : un océanographe a diffusé un message à un réseau électronique de confrères : « Est-il prudent et recommandé d'arrimer des équipements à un câble [de type particulier] ? » Selon les instructions standard, c'était non. Très rapidement, il obtint des réponses de ses confrères disant : « Oui, nous le faisons couramment, mais il faut utiliser le type de bride suivant. » Notre océanographe ne connaissait pas ceux qui lui avaient répondu et ne les aurait probablement jamais rencontrés, mais grâce à la communication électronique, il avait bénéficié de leur expérience et de leur savoir. Ces informations pratiques sur la vraie manière de faire fonctionner tel équipement, ou sur les trucs à connaître pour réussir telle expérience font partie intégrante des sciences et techniques. Elles n'apparaissent pourtant jamais dans les articles ou les manuels mais se transmettent de bouche à oreille. Avec la communication électronique, elles sont accessibles à un plus grand nombre.

Alors que je n'étais pas sur le Well depuis longtemps, je fus invité à me joindre à un groupe d'experts chargés de conseiller le bureau d'Évaluation des technologies du Congrès américain sur le thème des systèmes de communication de l'avenir. Je ne suis pas moi-même expert en télécommunications, que ce soit sur le plan technique ou stratégique, mais je sais où trouver un groupe de spécialistes sur le sujet et faire en sorte qu'ils me confient ce qu'ils savent. Quelques semaines avant de me rendre à Washington pour la première réunion, j'ouvris un forum spécial sur le Well et encourageai les passionnés et les experts à me fournir la matière de mon intervention. L'afflux de réponses fut étonnant, et entraîna même l'apparition de nouvelles communautés se retrouvant sur le sujet.

Lorsque je pris ma place à la table de conférence, en compagnie de grands patrons, de conseillers du gouvernement et d'experts venus de l'université, je disposais de plus de deux cents pages de recommandations issues de mon propre groupe de spécialistes. Je n'aurais jamais pu compiler seul toute cette matière, même en plusieurs années, et il me suffit pourtant (à ma communauté virtuelle et à moi) de quelques minutes par jour pendant six semaines. Professionnellement, le Well est pour moi une ressource quasi inépuisable. Un rédacteur en chef, un producteur, un client peut m'appeler et me demander si je connais bien la Constitution, ou les fibres optiques, ou le droit de la propriété intellectuelle — « Je vous rappelle dans une vingtaine de minutes », lui dis-je en allumant mon modem.

Cette stratégie de développement des échanges d'information sur le Réseau s'applique à tous les domaines, de la critique littéraire à l'évaluation de logiciels. C'est un bon moyen, si le réseau d'interlocuteurs est suffisamment large et diversifié, pour permettre à chacun d'élever son niveau d'expérience et de compétences, et je crois que cette stratégie fonctionnerait même sans s'appuyer sur de vraies communautés virtuelles telles que nous les avons décrites. Mais à mon sens, elle fonctionne mieux lorsqu'un esprit de groupe s'ajoute au simple intérêt de l'échange.

Toute culture du troc s'appuie sur un principe de réciprocité, mais l'arrangement dont je parle s'apparente plus pour moi à une économie du don, dans laquelle les individus se rendent des services avec l'idée de bâtir quelque chose ensemble, qu'à une comptabilité stricte des prêtés et des rendus. Lorsque cet esprit de générosité prévaut, tout le monde bénéficie d'un petit supplément d'âme et d'autres portes s'ouvrent. À l'inverse, lorsque c'est l'esprit du « chacun pour soi » qui domine, les gens qui auraient des choses intéressantes à dire ont tendance à ne pas s'exprimer.

Dans la communauté virtuelle que je connais le mieux — celle du Well —, les connaissances élégamment présentées sont une monnaie d'échange. Le trait d'esprit et le bon usage de la langue sont également récompensés par ce moyen de communication, qui convient particulièrement bien à ceux qui apprennent à manipuler l'attention et l'émotion des autres par le biais de l'écrit. En réponse à la même question posée, il n'est pas rare que l'on donne à quelqu'un plus d'information qu'à un autre, simplement parce que celui-là est plus généreux, plus spirituel ou plus pertinent que celui-ci.

Quant à moi, je donne des informations utiles sans compter, et je crois que mes questions trouvent des réponses plus rapides et plus étayées que si je n'en donnais pas, ou si j'en donnais moins. Un sociologue des réseaux pourrait faire observer que ma bonne volonté perçue par le Réseau a contribué à l'accroissement de mon capital social. Je peux ainsi à la fois augmenter votre capital de connaissances et mon capital social en vous donnant une réponse dont vous avez besoin, de même que je pourrais dévaluer mon capital social en transgressant les règles du groupe. La personne que j'aide peut très bien ne jamais se retrouver en position de m'aider à son tour, mais quelqu'un d'autre le fera peut-être. C'est pour cette raison qu'il est difficile de faire le tri entre les discussions simplement amicales et les discussions utiles. Dans une communauté virtuelle, les discussions amicales sont des discussions utiles au cours desquelles les autres apprennent à vous connaître, à savoir si l'on peut vous faire confiance ou pas, ce qui vous intéresse, etc. L'Agora athénienne n'était pas seulement un lieu de transactions ; c'était aussi l'endroit où les gens se rencontraient et s'évaluaient. Le bouche à oreille se chargeait ensuite de faire savoir qui avait transgressé les règles, qui avait rompu son contrat.

Les parents, les militants libertaires, les Deadheads, les journalistes, les fans de sport ont tous leur endroit privilégié sur le Well. Mais dans le forum « News », la place publique du Well, il y a un sujet volontairement générique qui s'intitule « Les experts du Well » et qui montre bien comment des conversations à caractère badin finissent parfois à la longue par constituer un remarquable corpus de connaissances.

Le principe des « experts du Well » est simple. Si vous avez une question à poser sur quelque sujet que ce soit, de la plomberie à l'astrophysique, vous la posez. L'attente peut durer dix minutes ou une semaine. Il peut ne jamais y avoir de réponse, ou bien vous pouvez obtenir exactement l'information que vous attendiez. Dans bien des cas, la réponse existe déjà quelque part sur le Well et il s'agit simplement d'indiquer où. Dans d'autres cas, la réponse est dans la tête de quelqu'un, qui prend le temps de la taper.

La récompense, pour celui qui connaît la réponse et qui prend la peine de la donner, est d'ordre symbolique mais n'est pas négligeable. Pour une réponse pertinente et bien formulée, il gagne en prestige auprès de tout le public du Well. Les experts jouent à qui donnera la réponse la plus rapide ou la plus juste ; ceux qui obtiennent ces réponses deviennent des convertis. À deux dollars l'heure, on dispose ainsi de son propre groupe de réflexion ; il suffit de savoir le faire fonctionner.

La plupart des sujets abordés dans les forums du Well sont spécialisés. Dans le forum « Animaux », on trouvera par exemple un sujet sur les chenils ; dans le forum « Parents », un sujet pourra traiter de l'autorité parentale ou de la rougeole. À l'inverse, « Les experts du Well » change régulièrement de spécialité. Ce sujet sert aussi de filtre communautaire : de là, on dirige les gens vers l'endroit du Well où leur domaine d'intérêt est traité. C'est l'une des façons intelligentes dont la communauté pallie la difficulté d'utilisation du Well pour les nouveaux.

Mais le sujet « Les experts du Well » sert aussi de salon où l'on a simplement plaisir à converser tout en générant de la valeur. Malgré leur caractère écrit, les contributions s'apparentent autant, pour ceux qui les rédigent et les lisent au jour le jour, à de la conversation qu'à de la publication. Dans le cas du Well, 16 % des gens écrivent 80 % des textes, mais les autres écoutent sans se montrer et sont libres de participer. Il y a là un élément résolument théâtral propre au média, et l'on s'aperçoit que la conversation écrite peut être un art scénique. L'une des caractéristiques des forums télématiques, c'est cette double qualité à la fois de communication informelle presque synchrone et de production destinée à perdurer, que l'on rédige formellement.

Les conversations tenues en forum électronique se déroulent dans un lieu spécifique (le service, le forum, le sujet) à un moment donné. Il ne s'agit pas d'un lieu géographique, mais d'un lieu cognitif et social. Pour ceux qui l'utilisent, le Well est une sorte d'endroit, dans lequel le forum « News » est un lieu plus spécifique, à l'intérieur duquel le sujet « Les experts du Well » a son propre ton, son propre public, ses propres règles, son propre rythme. Cette organisation hiérarchisée des conversations permet de les retrouver ultérieurement, de la même manière que l'on cherche une information dans une base de données. Mais comme il s'agit d'une structure bien différente de celle du livre ou de la conversation en face à face, nous manquons d'images pour bien la conceptualiser.

Une analogie architecturale nous permettra de mieux assimiler cette organisation. Disons que le Well est un immeuble : on peut en parcourir les couloirs et consulter les plaques apposées sur chaque porte, qui indiquent le thème général des conversations qui se déroulent dans chaque local de taille variée — sexe, arts, politique, sports, littérature, éducation. L'immeuble, c'est le serveur dans son ensemble ; chaque local est un forum. Maintenant, dans chacune de ces pièces, imaginez plusieurs tableaux noirs fixés au mur, et approchez-vous de l'un d'eux. Un titre est inscrit en haut du tableau ; c'est le sujet de la conversation. Ainsi, « Les experts du Well » est un sujet (un tableau noir) qui fait partie du forum « News » (situé dans ce local).

En haut du tableau, quelqu'un crée un nouveau sujet de conversation en faisant une affirmation, en posant une question, ou plus simplement en proposant un thème de discussion. Juste au-dessous, quelqu'un d'autre fait la première réponse, puis les autres réponses suivent. Lorsque l'on sait naviguer entre ces différents niveaux du Well — le niveau forum, le niveau sujet, le niveau réponse — et faire appel aux outils d'automatisation proposés par le système, l'analogie topographique est d'une grande utilité pour bien mémoriser l'ensemble.

Quand on lit la transcription sur papier d'un forum, il manque le côté vivant de la discussion telle qu'elle a eu lieu entre les participants ; il est toutefois possible de sentir un peu du dynamisme des questions et des réponses qui se succèdent en consultant les date et heure de création de chaque contribution. Le courrier et les forums électroniques ont cette propriété d'abolir les contraintes horaires de chacun. Les interventions se font au rythme qui convient à chacun. Le résultat de cette dynamique de groupe d'un genre particulier est nécessairement différent de celui de conversations menées « en temps réel », au téléphone ou en face à face.

Sara Kiesler a été l'une des premières à étudier l'influence de la communication électronique sur l'entreprise. Elle a confirmé et légitimé ce que les pionniers de la télématique avaient eux-mêmes observé en écrivant dans la Harvard Business Review que : « La communication par ordinateur peut détruire les barrières hiérarchiques et structurelles, les habitudes et les procédures en usage dans les entreprises. » Ces observations vinrent renforcer la théorie des passionnés de la télématique, théorie selon laquelle ceux qui dominent souvent les conversations face à face en raison de leur position hiérarchique ou de leur aspect physique impressionnant ne sont pas plus avantagés que les autres dans les discussions télématiques. Après la communauté des universitaires et celle des travailleurs indépendants, les entreprises seront les prochaines entités sociales à connaître les mutations entraînées par ces nouveaux moyens de communication.

Kiesler a également montré que les gens sont plus enclins à communiquer en faisant fi de leurs positions hiérarchiques respectives s'ils partagent un intérêt suffisamment fort pour un domaine particulier et que les groupes prennent des décisions moins conservatrices en réunion télématique qu'en réunion traditionnelle.

Il est clair que les participants au forum « Parents » n'ont pas entre eux tout à fait les mêmes rapports que ceux qui fréquentent le sujet « Les experts du Well » ; qu'un étudiant branché sur les jeux de rôles qu'on appelle Mud ne vit pas dans la même société virtuelle que le membre d'une liste de diffusion universitaire. Le point de vue, comme l'identité même, sont des variables dans le cyberespace. Au sein des communautés traditionnelles, les individus ont chacun un modèle conceptuel du lieu d'implantation de la communauté très similaire à celui des autres. Au sein des communautés virtuelles, la visualisation du lieu de rencontre réclame un effort d'imagination de la part de chacun. Cette diversité des représentations de l'agora électronique rend plus difficile l'interprétation de ce besoin de fonder des sociétés télématiques. Ce type de question amène immanquablement à s'interroger sur ce qui cimente tout type de société. On touche là à quelque chose qui dépasse largement les mutations entraînées par les techniques modernes de communication.

Quand on dit « société », on veut parler des citoyens appartenant à des entités appelées nations. Ces catégorisations nous paraissent naturelles. Mais l'effort psychologique d'adaptation des masses à ces notions de société moderne et de nations est relativement récent. Dans quelles conditions s'est effectuée cette transition des groupes sociaux fermés qu'étaient les villages et les petites villes de l'Europe pré-capitaliste vers une nouvelle forme de solidarité sociale qui transcendait et englobait tous les types précédents ? Emile Durkheim, l'un des fondateurs de la sociologie, appelait le modèle prémoderne de groupe social Gemeinschaft, que l'on peut traduire par communauté, et le nouveau modèle Gesellschaft, qui correspond plutôt à société. En observant l'émergence d'une communauté cyberspatiale, c'est peut-être à une transition du même ordre que nous assistons.

L'étudiant en sociologie Marc Smith, qui s'est servi du Well et du Réseau comme laboratoire d'étude, me renvoya aux travaux de Benedict Anderson, exposés dans son livre Imagined Communities, qui étudie le travail idéologique en jeu au cours de la formation des nations. Anderson fait remarquer que les nations, et par extension les communautés, sont des constructions de l'imaginaire, au sens où une nation n'existe que par acceptation consensuelle de sa population. « Les communautés virtuelles exigent un effort d'imagination », dit Marc Smith, en appliquant le propos d'Anderson au cyberespace, « et ce qui est doit être imaginé, c'est le concept même de communauté. »

Il est bien trop tôt pour deviner ce à quoi nous amènera un examen sociologique approfondi des interactions cyberspatiales. On peut d'ailleurs penser qu'une utilisation adroite du Réseau par les universitaires et les intellectuels pourrait avoir une influence sur le Réseau lui-même. Un des problèmes qu'entraîne cette atmosphère de libre expression intégrale tolérée actuellement sur le Réseau est la fragilité des communautés et leur propension à éclater. La seule alternative à la mise en place autoritaire de dangereuses restrictions pour la liberté d'expression réside dans le développement de normes, d'us, d'étiquettes de comportements largement diffusés et reconnus, susceptibles d'indiquer clairement aux citoyens du cyberespace ce qu'ils peuvent faire et ne pas faire, les avantages et les pièges inhérents au média. Mais, bien entendu, ces réflexions sont encore bien empiriques, sans le secours d'observations systématiques et quantifiées.

Tout ce dont nous disposons pour l'instant sur le Réseau, c'est d'un folklore, comme cette Netiquette36 que les anciens essayent d'inculquer aux hordes de nouveaux arrivants ou ces débats récurrents sur les mérites de la libre expression. En faisant travailler une vingtaine de spécialistes en sciences sociales pendant quelques années sur ce sujet, on pourrait éclairer tous ces débats des résultats d'un travail scientifique, et confirmer ou infirmer les théories exposées çà et là. Ce n'est pas en étudiant les comportements sur le Réseau qu'on les modifiera, mais une connaissance plus approfondie de ces mécanismes est indispensable au Réseau s'il veut espérer un jour s'autogérer.

[NdT 36] Contraction des mots Net (Réseau) et etiquette (au sens de protocole, civilités).

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