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Janvier 1992 |
L'IRRÉSISTIBLE AVÈNEMENT DU NUMÉRIQUE |
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L'utilisation de plus en plus répandue de la représentation numérique est porteuse de promesses et d'un certain nombre de remises en question Jusqu'à l'arrivée du calculateur numérique, les représentations des phénomènes physiques étaient faites exclusivement par analogie avec ceux-ci : la variation de température est indiquée sur un thermomètre par la dilatation équivalente d'un liquide ou d'un métal ; l'intensité d'un courant électrique est représentée par le déplacement, sans à-coups, d'une aiguille sur un cadran. C'est la représentation analogique traditionnelle. Dans ce qui touche l'expression de l'homme, un autre type de représentation s'est imposé très tôt de manière naturelle : le codage symbolique. C'est dans le texte et la musique que ce type de représentation a prévalu, avec l'alphabet et la notation musicale. Quant à l'expression picturale, elle a visé le plus souvent l'analogie avec le réel. Pour être universel et élémentaire, notre calculateur numérique des débuts se base sur une logique binaire, et il faut réduire ou convertir tout ce qu'on veut lui faire traiter, ou stocker, en nombres, par un système de codage numérique. Techniquement, c'est sur le champ de tout ce qui est déjà codé qu'il sera le plus facile de commencer à opérer : le champ du texte (et des nombres) est donc le premier exploitable par l'ordinateur. Pour élargir son domaine opératoire, il fallut néanmoins trouver une méthode de codage interne de ce qui n'était pas auparavant déjà codé à un niveau intermédiaire : d'où le principe de l'échantillonnage. Sur tout phénomène continu, dans le temps (température, électricité) ou dans l'espace (image), prélevons une série de petits échantillons discrets (discontinus) de la ou des grandeurs physiques qui le définissent (tension électrique, fréquence, intensité lumineuse, etc.) : voilà les nombres que nous donnerons en pâture à notre ordinateur, et que celui-ci nous permettra de stocker, de traiter, et de restituer fidèlement. C'est la progression de la puissance de traitement de nos machines et de la technologie qui ont permis, ces dernières années, la phénoménale montée en régime de l'échantillonnage. Les possibilités sont désormais telles que même là où il existait un codage intermédiaire, ce dernier est souvent délaissé : pour créer et stocker de la musique au format numérique, l'échantillonnage sonore bat le codage MIDI en brèche (même si ce dernier conserve une valeur de métalangage de commande) ; et dans le domaine du texte, on commence à passer directement de l'écrit (manuscrit ou imprimé) au codage numérique, sans l'étape d'encodage par le clavier et par ses touches (que ce soit pour la reconnaissance optique de texte, ou pour l'entrée directe par stylet). Au plan de la fidélité, la représentation numérique a déjà égalé, voire dépassé la représentation analogique pour la musique (disques CD). Pour l'image, c'est en bonne voie, et les «escaliers» qui ont marqué jusque récemment les représentations graphiques sur nos ordinateurs — clairs symboles de la nature discontinue du numérique — ne sont plus visibles qu'à un rapport de grossissement de plus en plus grand à mesure que la technologie s'améliore. Cet avènement du «tout numérique» est riche de promesses dont certaines sont déjà concrétisées. Le numérique, c'est l'accès direct à toute donnée, c'est la possibilité de traitements et de manipulations de tous ordres, c'est la duplication rapide à l'infini sans aucune perte. Cette dernière qualité entraîne d'ailleurs un des problèmes posés par cette nouvelle technologie : la perte de l'unicité ; il n'y a plus d'original, il n'y a que des copies ; et aussi, il n'y a plus d'obstacles matériels à la copie et à la réutilisation de n'importe quelle donnée. On se rappelle des polémiques déclenchées par la réutilisation de courts échantillons de la musique de James Brown dans les disques d'un groupe de rap. Dans le même ordre d'idées, il est par exemple très simple de reprendre aujourd'hui une police de caractères numérisée, de la modifier légèrement, et de la déclarer sienne. Bien entendu, le phénomène de copie «illégale» de logiciels est à verser au même dossier, et il n'est pas étonnant, par ailleurs, que des œuvres graphiques réalisées sur Macintosh (comme celles que vous pouvez voir chaque mois dans Univers Mac) n'engendrent pas d'«original», c'est-à-dire d'exemplaire premier auquel est attaché une valeur supérieure aux autres. Une figure connue du monde Macintosh français n'hésite pas à dire que la seule solution possible à ce problème, c'est que la création ne soit plus du domaine mercantile (plus de droit d'auteur, de création-marchandise, d'œuvre d'art support de spéculation), mais que les auteurs soient rémunérés par la communauté et que la diffusion, la réutilisation des œuvres soient libres. La dernière partie de cette proposition me séduit, en ce qu'elle vise à redonner à la création sa qualité «gratuite» ; il me semble également louable de réhabiliter pleinement le principe des emprunts successifs que se font les créateurs, surtout face à l'antipathique tendance qui nous vient d'Amérique de marquer la moindre chiure que l'on a commise d'une ridicule marque de propriété (comme on est loin de l'aspect «don» de la création !). Cela dit, je ne crois pas (pardonne-moi, Benoît) que le «Grand Soir» soit pour demain ; mais il est clair que ce type de problème ne pourra être traité que par des changements d'attitude, qui découleront plus ou moins naturellement des changements technologiques. Autre problème posé par la numérisation grandissante des communications entre personnes (messages électroniques, télécopies) : la signature manuscrite ne passe plus. Comment, alors, marquer de son sceau ses messages, les authentifier ? Là encore, c'est par un changement de nature de l'authentification que le problème devrait être résolu : puisque je ne puis plus (en l'état actuel des choses en tout cas) apposer moi-même ma marque sur mes messages, un tiers se portera garant de leur authenticité. Il semble en effet qu'on s'achemine vers une offre de services d'authentification à travers lesquels transiteraient les messages électroniques. Après tout, il y aurait là quelque rapport avec la pratique actuelle : ce sont bien, en dernier ressort, des experts qui apportent leur garantie de l'authenticité de nos signatures manuscrites. Plus nous exploiterons la représentation numérique, plus nous rencontrerons de problèmes similaires. A chaque fois ou presque, il s'agira de remettre en question nos pratiques antérieures et à imaginer de nouvelles règles du jeu. Les bénéfices retirés seront sans doute trop importants pour que ces changements d'attitude constituent de réels obstacles. Quant à l'un des principaux nouveaux domaines ouverts par la numérisation, il a pour nom Réalité Virtuelle, et a tout pour exciter, en cette fin de siècle, les allumés de Science-Fiction que nombre d'entre nous sommes depuis vingt, trente ans voire plus... et les autres. Je me ferai un devoir et un plaisir d'en reparler ici très prochainement. |
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