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Septembre 1990 |
Roland Moreno, de la pratique à la théorie |
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Le «bordel ambiant» est riche de pistes à suivre pour peu qu'on fasse un pas de côté. L'inventeur espiègle nous y invite en nous livrant de nombreuses clefs. Dans le monde Apple, nous connaissons d'abord Roland Moreno comme le fondateur de Hello Informatique, et le créateur1 de plusieurs générations de modems, carte AppleTell pour Apple II en tête, puis boîtiers Diapason, Tristan(dard), et récemment Iseult2, et de la référence en matière de logiciel de communication sur Macintosh, MacTell. Parce qu'il a su être patient et obstiné face aux atermoiements des grands industriels, et qu'il a fini par imposer après 10 ans d'attente son invention la plus «ouverte», nous le connaissons aussi désormais — au même titre que nos compatriotes n'ayant pas l'heur de suivre de près la micro-informatique — comme l'inventeur-français-de-la-carte-à-mémoire. Si ce titre lui a valu récemment l'entrée dans les pages du «Who's Who in France», il est sans doute le seul à y avoir fait figurer à la rubrique «Carrière» les mentions «Monteur de luges à la CIMS (1966-67)» ou «Chroniqueur au Bulletin du Péri-Alpinisme (1969-70)». Cet art de mettre les pieds dans le plat, cette irrésistible attirance pour le canular à froid «qui fait sens», ce sont parmi les ingrédients que l'on retrouve dans le livre publié par Roland Moreno aux Editions Belfond, «Théorie du Bordel Ambiant» (TBA pour faire court). Dès le premier chapitre, les idées reçues en prennent un coup, puisque cet inventeur n'a pas précisément suivi un cursus classique : non content d'entreprendre des études de lettres plutôt que les études scientifiques auxquelles son goût précoce pour la chimie et l'électronique semblent le destiner, l'auteur s'y révèle rapidement inadapté, la vie universitaire lui paraissant incompatible avec «la vraie vie», faite de plaisir et «fondée sur un principe de gourmandise, de gloutonnerie sans limite». Sur un ton cousin de celui des Gébé et Cavanna, Moreno expose ensuite en s'appuyant sur le «briquet jetable» — qui jusqu'à son invention a pu représenter une combinaison de concepts très improbable — ce qui fait que les «situations […] génératrices d'avantages pour [l'homme] (plaisir, trucs bons) sont l'exception3» : l'entropie, la ligne de plus grande pente, contre lesquelles il faut, à contre-courant, que l'homme «travaille» pour se maintenir, qu'il stimule sa créativité pour innover et contrer la stagnation conservatrice (et la mort, la vilaine). Et Moreno de nous livrer d'hallucinants chapitres-modes d'emploi de l'inventivité. Loin de vouloir laisser planer le mystère sur les processus créatifs, et de garder pour lui ses méthodes de «culture» des idées, il nous en fait don, et s'efforce de nous donner l'impression que nous sommes tous capables d'idées neuves4. Sa première réalisation originale, la MATAPOF (machine à tirer à pile ou face), et son premier dispositif à créer des mots, le «Radoteur», illustrent bien les deux faces de la problématique de base à laquelle il est confronté, tout comme nous : comment maîtriser le hasard, le rendre moins incertain pour avoir plus prise sur les choses ? et en même temps : comment s'émanciper de la dictature de la plus grande pente (voir plus haut), de l'ordre établi, pour créer des mots (des idées, des machines) nouveaux ? Le chapitre sur le Radoteur est particulièrement savoureux et instructif qui nous livre, à partir d'une théorie et d'un algorithme de Shannon sur le lien entre sources d'information et données produites en sortie, à la fois les mécanismes de production de mots nouveaux issus de mots existants, et des exemples des différents résultats obtenus, selon les mots fournis en entrée, les dosages de thèmes, le filtre anti-répétition (le radoteur ne radote d'ailleurs ainsi plus), et le nombre de lettres prélevées dans chaque mot source. Injures seules (immoche, merdure, pourrible), ou mâtinées de noms de fleurs (anémonde, enfoirette) nous procurent cet étrange frémissement face à ce qui a toutes les allures de l'existant et qui pourtant n'est pas — ou n'était pas jusqu'alors. Le mécanisme est également appliqué à la musique (Préludes de Bach, mélodies de Brel, Brassens, ou Kosma) et un procédé analogue, bien que plus simple, permet de générer de curieux proverbes (Après la pluie, rien d'impossible ; L'union vient en mangeant ; veni, vedi, j'y reste), ou des petites annonces inhabituelles (Etudiant ch. dame sensible avec remorque). Bref, la démonstration porte, et le lecteur sent bien tout le bénéfice en vivacité et en pétillement d'esprit qu'il y a à faire ce pas de côté, à adopter cette attitude de questionnement/triturement de l'existant, à marier sans a priori la carpe et le lapin et à secouer bien fort ! Dans la deuxième partie du livre, Moreno va alors s'appliquer à débusquer dans notre monde occidental tout ce qui fait frein à une créativité du plus grand nombre, et en passant, à relever les dérives d'une «télévision de m…» (le livre est dédié à Michel Polac), de la publicité qui fait du faux-semblant son mot d'ordre («Mme P.R., de La Ferté-Allais, témoigne…» ; le shampooing aux œufs sans une trace d'œuf ; etc.), ou encore de la logique de cette fin de siècle qui permet à un spéculateur de gagner 42000 F en quelques heures grâce aux 300 morts du Boeing de Lockerby. Sans porter formellement de jugement sur ces aspects (même si la présentation qu'il en fait peut nous paraître parfois subjective et de portée moins générale que les propos de la première partie), il s'en sert pour faire naître la question Ca se peut donc ? Parce qu'à partir du moment où il est acquis que la «technique» du pas de côté, les méthodes de stimulation créative aident effectivement à engendrer des idées neuves en quantité, qu'est ce qui fait que certaines s'imposent et d'autres non ? Quel est le principe qui fait que quelque chose «se peut» ou «ne se peut pas» ? Coup de chance, Moreno a, avec sa carte à mémoire l'expérience des deux types de «pistes» : la télécarte se pouvait tellement que l'idée d'avoir besoin de monnaie pour téléphoner est en train de tomber en désuétude ; tandis que la carte à prépaiement a servi momentanément à Lyon, Caen, et Blois en 1982, puis a été abandonnée ; elle ne se pouvait sans doute pas. C'est la théorie de la Grande Boucle des idées qui postulent à l'existence : sont-elles conformes à ce qui est, ou à tout le moins à ce qui pourrait être ? Et Moreno de regretter les signes d'un engourdissement, d'un phénomène de disque rayé, d'aboutissement de toutes les recettes de la fin XXème (et notamment celles de la télévision, encore elle) : les filons sont épuisés, les rediffusions tournent en boucle, les rires sont enregistrés, c'est tout juste si des électrodes ne stimulent pas les muscles zygomatiques du spectateur. Heureusement, note-t-il, les meilleures valeurs — l'art, la bonté, la musique, etc. — résistent au systématisme, ou perdent clairement leur sens dès qu'il intervient. Par définition, «[elles] doivent nous procurer du plaisir», et «en gros, nous ne pouvons compter que sur nous-même pour nous fabriquer du plaisir». Comment ? Eh bien en gardant l'œil ouvert, comme tout le parcours de Roland Moreno nous y invite, en faisant jouer sa curiosité partout et là même où «l'adulte» a appris à laisser glisser son regard en ne voyant plus que le convenu. On ne peut terminer sans parler de la forme, du ton de TBA : on l'aura sans doute compris, Moreno écrit comme il parle, non pas parce qu'il ne saurait pas écrire comme on a écrit jusqu'ici, mais parce que ça ne se peut pas de tenir ce genre de propos «décoiffants» autrement que comme on les pense. Le lecteur y gagne une réelle intimité avec l'auteur : tous les jours que dure sa lecture de l'ouvrage, il passe un moment avec lui. Autant dire que dans le registre «Comment ça pense, un homme connu ?», Giscard et son «Le pouvoir et la vie» est largement enfoncé ! Et puis on l'a évoqué, la parenté avec Gébé (le rayon noir !), Cavanna (à qui sont empruntés la plupart des exergues) ou même Gotlib (qui a dessiné la couverture) transparaît régulièrement. Enfin, la profusion des notes, et des notes dans les notes5, contribue à garder le lecteur sur le qui-vive, apparente encore un peu plus le propos à la libre pensée qui se perd en incidentes, et sert, accessoirement, à se dédouaner de dire certaines choses tout en les disant mais en montrant que c'est du…premier degré et demi ! Comme dans ce titre, «Théorie du Bordel Ambiant», où un mot ambitieux et sérieux et un autre volontairement vulgaire mais pertinent se tempèrent l'un l'autre. Oui, Moreno connaît des ficelles qui agissent sur le bordel ambiant. Oui, il a même une théorie là-dessus. Et c'est tant mieux parce que sa lecture est sérieusement décapante ! 5 Profusion à laquelle est consacrée une hilarante «Note de l'Editeur» qui ressemble furieusement à celles de l'auteur !*.
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Notes : 1 Avec François Grieu (Monsieur Hard) et Frédéric Levy (Monsieur Soft). 2 Cette succession de noms donne une idée assez fidèle de l'ambiance chez Hello Informatique. ![]() 3 Malheureusement. 4 Ce qui est rigoureusement vrai |
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