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Avril 1990 © 1990 : Les mots™ et les idées® en otage ? Cliquez pour retrouver, en bas de cette page, des boutons de navigation

Est-il bien raisonnable que les entreprises s'arrogent pour elles seules la jouissance de portions du langage et l'exploitation de certaines idées ?

Le mois dernier, Apple rebaptisait son logiciel anti-virus distribué gratuitement de Virus Rx en Virus Rex. Pourquoi cette royale promotion1 ? Parce que Rank Xerox, filiale française de Xerox, a déposé auprès de l'INPI (Institut National de Propriété Industrielle) le sigle «RX», que cela l'inquiète que ses initiales soient accolées à un gros mot comme «virus», et qu'Apple a certainement d'autres batailles autrement plus importantes à livrer pour ne pas tranquillement donner satisfaction à Mr. RX.

Oh, nous non plus, à vrai dire, ce changement d'appellation ne nous gêne pas en soi, d'autant que le «Rx» américain, sigle représentant les préparations sur ordonnance médicale (du latin Recipe, c'est-à-dire «prends !») ne nous dit, à nous, rien du tout. Mais cette démarche a valeur de symbole, celui d'entreprises qui s'approprient de plus en plus de noms (ce qui n'est pas anormal), de mots, et même de phrases (ce qui l'est plus) pour essayer d'empêcher leur image de se diluer dans un environnement où elles sont de plus en plus nombreuses et où la bataille pour s'imposer auprès du consommateur est donc de plus en plus vive.

A ce problème de fond — les mots et les phrases peuvent-ils sans dommages pour le langage et la communication être pris de plus en plus en otage par la compétition commerciale — s'ajoute un problème de forme : il faut non seulement protéger, mais également bien montrer que c'est protégé. Il va sans dire ou presque que ce mouvement nous vient d'Amérique, grand pays où l'on aime à donner à voir qui possède quoi, et où l'esprit (le nom de mon produit est protégé car je l'ai déposé) ne saurait se passer de la lettre (à chaque fois qu'on évoque ce nom, il faut bien rappeler qu'il est protégé).

Ou plutôt de signes typographiques qui sont presque des lettres, mais qui en réalité polluent les textes que nous lisons. Je veux parler, vous l'avez sans doute deviné, des incorrigibles compères ® et ™, qui envahissent les manuels que nous lisons. Horripilant, non ? Autant la pratique très cow-boy du marquage du bétail pouvait nous paraître sympathiquement folklorique (encore que ceux qui ont tendance à se mettre à la place de tout le monde, même des animaux, eussent pu en ressentir un tic nerveux sur la fesse droite), autant cette irruption du fer rouge à quelques centimètres de nos yeux nous semble incongrue.

Mais comme le droit anglo-saxon est fondé sur la jurisprudence là où le nôtre fonctionne à partir d'un code et de lois, on n'est jamais trop prudent, n'est-ce pas, et mieux vaut en mettre trop que pas assez. Nous regrettons toutefois que ces mentions ne soient pas plus souvent regroupées en un endroit discret, et composées dans un corps à la mesure de leur intérêt pour le lecteur lambda, c'est-à-dire très petit.

Tout cela a-t-il vraiment un rapport direct avec le Macintosh ? Certainement, puisqu'à ma connaissance, c'est le premier ordinateur à être sorti avec toute la panoplie des signes en question dans son jeu de caractères. Option-c, option-r, option-maj-t, voilà ce qu'il suffit de faire au clavier pour les obtenir. C'est incomparablement pratique pour inclure un signe © dans un document à l'endroit adéquat, mais cela explique aussi l'inflation de ® et de ™ que nous subissons. Profitons-en pour rappeler à tous ceux qui éditent des modes d'emploi de produits commerciaux en France que, contrairement au cas des Etats-Unis, l'inclusion de signes de ce genre n'ajoute absolument rien à la protection des noms de marques cités, et n'est imposée par personne.

Pour revenir au fond, (Rank) Xerox, évoqué ci-dessus, est à la pointe de l'actualité dans ce débat, même si Jean-Claude Alexandre, responsable de l'information de la société française, parle de faits indépendants les uns des autres et d'absence d'offensive concertée, ce pour quoi on veut bien lui donner acte.

Toujours est-il que son grand frère américain a fait paraître récemment dans plusieurs magazines à grand tirage une publicité rappelant que «Xerox» est un nom déposé, comme ses dérivés (xérographie, par exemple) et qu'il s'agirait de tourner suffisamment de fois sa langue dans sa bouche en cas de démangeaison pour ne pas l'utiliser à tort et à travers dans la vie de tous les jours. Il faut dire que les américains ont adopté ce mot pour dire «photocopie» ou «photocopier», mais quelle curieuse attitude que de vouloir leur enlever le mot de la bouche.

Qu'un mot tombe dans l'usage public, c'est plutôt flatteur, et la 3M pour scotch, Dayton Engineering Laboratories Company pour delco, ou General Electric (?) pour frigidaire ne s'en sont jamais plaint. D'ailleurs, ces mots sont le plus souvent des emprunts de ces sociétés à la langue (frigidaire date du XVIe siècle), alors il ne semble pas anormal que certains d'entre eux y retournent. Interrogé sur le sujet, Xerox indique qu'il s'agissait simplement de répondre à un constructeur japonais qui avait fait figurer le verbe «xerox» sur ses publicités. Je comprend parfaitement que cela crée un malaise qu'on veuille rectifier, mais pourquoi alors ne pas envoyer un signal ferme à ces japonais ou à d'autres concurrents, au lieu de faire passer le message dans les médias touchant le grand public ?

La troisième affaire Xerox dans ce domaine, qui va nous permettre de revenir nous occuper d'Apple et du Macintosh, c'est la procédure engagée contre Apple au motif que le mode de présentation du Lisa et du Macintosh s'inspire directement de celui du Xerox Star de 1981. Il est vrai que, venant plusieurs années après les faits, cette action apparaît montée en épingle, et semble avoir assez peu de chances d'aboutir, mais on en est presque à se demander si Xerox ne l'a pas conduite au nom des millions d'amateurs d'Apple de par le monde !

Car n'avons-nous pas été bien nombreux à ressentir un pincement de cœur lorsqu'Apple a attaqué Microsoft et Hewlett-Packard en justice pour contrefaçon de mode de présentation ? Comment ? Voilà une société qui, non contente de nous avoir vendus des produits de qualité qui se laissaient aimer comme l'Apple II et le Macintosh, s'était réclamée d'une autre culture d'entreprise que ses prédécesseurs, d'une volonté de faire plus que juste vendre, de changer les esprits... Et au moment où les esprits étaient en effet changés, où la façon de concevoir les ordinateurs d'Apple avait conquis tout le secteur informatique, où chaque constructeur n'avait de cesse d'avoir sur ses écrans ses icônes, sa poubelle ou équivalent, ses menus déroulants, etc., où Apple avait gagné la bataille du changement, la firme revenait à un comportement plus calculateur, plus stratégique, plus roublard.

On se demande comment, dans ces conditions, John Sculley peut nous servir encore aujourd'hui à chaque conférence les passages grandiloquents sur la mission, la vision, la philosophie d'Apple. Ou plutôt non, on sait pourquoi il le fait, et c'est un peu déprimant quelque part : il tient ces discours parce que tous les chefs d'entreprise américains ou presque en font de même; parce que mission et vision sont les deux mamelles de la nouvelle manière de vendre aux Etats-Unis, même que ça pourrait vous valoir une chronique à part entière sur ce thème tellement il est présent ces derniers temps dans tous les discours.

Une seule voix, chez Apple, a toujours tranché sur ces propos emphatiques et tant soit peu déplacés, celle de Jean-Louis Gassée, qui n'a jamais eu besoin de faire dans le pompier pour retenir l'attention d'un auditoire. Il répétait dans l'interview accordée à Apple magazine de janvier 1990 que «notre métier, c'est de faire des bons produits et de bien servir nos clients [...] Je n'aime pas quand Apple dit que nous avons une passion pour changer le monde. Je pense que cela mène à une rhétorique emphatique et que nos clients pourraient même la trouver creuse.» Sainement parlé, Jean-Louis. A l'heure où j'écris ces lignes, on ne sait pas si vous resterez chez Apple, et si ça n'était pas le cas, c'est un contrepoids important et salutaire à la poudre aux yeux et à la grandiloquence qui disparaîtrait de la firme de Cupertino.

Notes :

1 Si c'est du latin, comme cela en a l'air, on peut parler d'un amusant quiproquo, puisque Virus Rex (deux nominatifs) se traduit par «le virus roi» !



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