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Chapitre Neuf
LE MILITANTISME ÉLECTRONIQUE (suite)
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L'activisme télématique au niveau local et au niveau mondial


Les communautés virtuelles sont-elles uniquement des enclaves de passionnés de l'informatique, des tours d'ivoire pour intellectuels ? Le monde qui nous entoure livre la réponse à cette question : partout, des gens s'efforcent de tirer parti de la technologie pour résoudre des problèmes sociaux. Les associations à but non lucratif des quartiers, des villes, des régions et les ONG, à un niveau plus global, sont des manifestations modernes de ce que les premiers philosophes de la démocratie appelaient « la société civile ». Bâtir ce que l'un des pionniers de la question, Howard Frederick, nomme « société civile mondiale », voilà un projet démocratique clair pour la télématique. L'utilisation pratique de ces nouveaux moyens de communication par les associations et les ONG est une preuve concrète de leur utilité pour des causes humanitaires.

Les associations et les ONG sont bien placées pour bénéficier du gain de pouvoir offert par la télématique. Elles s'attachent à combattre la faim dans le monde ; à améliorer les soins médicaux ; à faire libérer les prisonniers politiques ; à organiser les secours d'urgence ; à donner un toit aux sans-abri. Les gens qui s'en occupent sont surchargés de travail, manquent de fonds, et ne disposent pas de moyens de communication adéquats. Tout surcroît de pouvoir dont ils bénéficieraient se traduirait directement en vies humaines sauvées et en souffrances épargnées.

Ces associations s'occupent d'environnement ; de droits de l'homme ; de lutte contre le viol et la violence ; de prévention des suicides ; de toxicomanies ; des problèmes d'exclusion et de tous les autres problèmes humains inhérents à nos sociétés modernes et auxquels la puissance publique ou le secteur privé n'accordent pas une attention suffisante. Elles ont des budgets extrêmement serrés et ne fonctionnent en général que grâce au bénévolat. Elles ne sont pas nombreuses à compter dans leurs rangs des gens suffisamment formés à l'informatique pour mettre en place des fichiers de contacts ou un réseau de courrier électronique, et elles finissent en général par dépenser cinq fois trop d'argent pour réaliser un mailing, en sous-traitant l'opération ou en faisant appel à des bénévoles qui seraient mieux employés à faire autre chose.

Dan Ben-Horin a su tirer parti de la conscience sociale des experts du Well, et rapprocher mentors férus d'informatique et associations à but non lucratif. Sa démarche eut tant de succès qu'elle donna elle-même naissance à une association bien soutenue financièrement : CompuMentor. Voici l'histoire de son lancement, racontée par Ben-Horin :

Le projet CompuMentor germa il y a quatre ans et demi parce que je n'arrivais pas à imprimer des enveloppes sur ma nouvelle imprimante à 24 aiguilles. Je venais de m'abonner au Well, et j'exposai donc mon problème en forum IBM. Les réponses que j'obtins étaient informelles, abondantes, chaleureuses et pleines de bonne humeur. Les fanas d'informatique du Well avaient visiblement envie de faire partager leurs connaissances.

J'avais passé quatre ans comme directeur de la publicité à la Media Alliance de San Francisco, et j'y avais ouvert un service d'assistance technique baptisé Computer Alliance. Ce service proposait des formations aux associations et aux individus, sur notre site de Fort Mason, à San Francisco. De par ma propre expérience d'apprentissage de l'informatique et suite à diverses conversations avec les associations concernées, je savais combien il était aisé, après avoir assisté à un cours de qualité, d'oublier une partie cruciale de la leçon en rentrant chez soi.

Ma propre formation à l'informatique avait vraiment commencé lorsque mon voisin m'avait offert de m'aider à chaque fois que j'en aurais besoin. Et j'avais fréquemment besoin de son aide. Et puis voilà que sur le Well, c'est toute une communauté de bienveillants voisins électroniques que je trouvai.

Mais, bien entendu, rares sont les associations qui disposent d'un ordinateur branché sur un service télématique. Était-il possible de faire se rencontrer les spécialistes du Well et les associations qui avaient besoin de leur aide ? Je décidai d'envoyer une plaquette (« Avez-vous besoin d'assistance informatique ? ») à trente associations, dont dix-huit répondirent « Absolument. Comment fait-on ? » Puis, sur le Well, je commençai à demander aux gens s'ils voulaient « adopter » une association. Une douzaine de personnes répondirent qu'elles étaient prêtes à rendre visite à des associations pour jouer les mentors informatiques. Plus d'une vingtaine d'autres proposèrent de répondre aux questions par téléphone. Nous baptisâmes le projet CompuMentor.

À la fin de l'année 1990, CompuMentor avait enrôlé 668 mentors bénévoles et établi 968 « adoptions » au bénéfice de 446 associations. L'activité fonctionne désormais sur le plan national et continue de bénéficier de dons d'associations caritatives, qui apprécient son action.

Les écologistes sont parmi ceux qui ont le plus rapidement tiré parti de la télématique. Don White, directeur de l'association Earth Trust — qui s'occupe de la protection des animaux sauvages et des problèmes écologiques qui « ne relèvent ni du niveau local ni du niveau national » — fut l'un des premiers d'entre eux. Selon White, « les actions récentes d'Earth Trust ont contribué notamment à faire interrompre les activités baleinières illégales en Corée ; à sauvegarder la faune d'Amazonie ; à étudier la communication acoustique des baleines et des dauphins ; et à faire un travail de recherche décisif pour combattre l'utilisation des filets traînés en eau profonde ».

Earth Trust est un organisme transnational dont les frais de fonctionnement sont réduits par le recours quasi généralisé à un réseau de bénévoles répartis dans le monde entier. Certains de ceux-ci sont dans de grandes villes et peuvent faire de l'activisme auprès des autorités nationales ; d'autres résident dans des contrées reculées, ce qui leur permet de vérifier sur le terrain la nature des activités de déboisement, de pêche, de destruction de déchets toxiques et minières. Earth Trust fournit à chacun de ses bureaux locaux un micro-ordinateur, une imprimante, un modem et un compte sur MCImail, service international de courrier électronique. Chaque poste de travail revient à moins de 1000 dollars. Les spécialistes de chaque domaine et les représentants locaux peuvent ainsi communiquer et coordonner leurs actions de manière peu coûteuse.

Les spécialistes de l'environnement et les écologistes sont disséminés partout dans le monde, ils n'ont en général pas les moyens de participer à des conférences internationales, et ils sont relativement isolés les uns des autres par des barrières entre différentes disciplines et institutions. C'est vers la fin des années 80 que l'usage des listes de diffusion électronique et des réseaux de micro-ordinateurs commença à se répandre dans ces milieux. De même que les communautés virtuelles étaient largement issues du besoin de contact des travailleurs intellectuels indépendants, la croissance explosive des listes de diffusion à thèmes écologiques répondait au besoin de discussions informelles et multidisciplinaires de tous ceux auxquels les problèmes pratiques du monde importaient plus que les frontières entre nations ou entre disciplines.

En 1992, la télématique écologique s'était suffisamment développée pour justifier la publication d'un guide. Ecolinking: Everyone's Guide to Online Environmental Organization est à la fois une introduction pratique à l'utilisation de la télématique à l'intention des écologistes et un annuaire détaillée des micro-serveurs et réseaux existants dans ce domaine.

Ainsi Ecolinking cite-t-il tous les « échos » (forums) FidoNet ayant un rapport avec l'écologie. Parmi les thèmes cités : le traitement des déchets dangereux ; l'environnement en Inde ; l'agriculture autosuffisante ; l'écologie à l'échelle planétaire ; la santé ; la géographie ; la faim ; la protection contre les rayonnements, etc.

La lutte pour la préservation de la biodiversité planétaire, menacée à grande échelle par la destruction des équilibres écologiques, est une question politique qui nécessite les efforts concertés de spécialistes de nombreuses disciplines et nationalités. Écologistes, éthologistes, biologistes, anthropologues et activistes du monde entier ont déjà commencé à utiliser des portions du Réseau pour coordonner ces efforts scientifiques et politiques. Ecolinking cite l'exemple d'Aldo de Moor, un étudiant néerlandais en gestion de l'information, qui a créé le Rain Forest Network Bulletin129 sur Bitnet pour ouvrir une réflexion sur les plans d'action scientifique et politique dans son domaine d'intérêt.

[NdT 129] Bulletin du réseau des amis de la jungle.

L'importance de Bitnet (Because It's Time Network130) tient à son audience auprès des organismes de recherche du monde entier. Financé au départ par la NSF et mis en œuvre par IBM, ce réseau relie plus de deux mille organismes universitaires et de recherche appartenant à trente-huit pays, principalement par le biais de listes de diffusion qui transfèrent automatiquement les messages diffusés à tous leurs membres inscrits (on les appelle des Listserv, ou « serveurs de liste »). Les dernières interventions faites dans le cadre de chaque discussion arrivent directement dans les boîtes à messages des abonnés et chacun peut ajouter sa contribution, qui sera lue par tous les autres, en répondant simplement au message reçu. La version européenne de Bitnet s'appelle Earn (European Academic Research Network) et a engendré Plearn, le réseau polonais qui a été mis en œuvre au lendemain de la chute du communisme.

[NdT 130] Réseau Parce-que-le-moment-est-venu.

Les listes de diffusion de Bitnet disposent d'une passerelle vers Internet, ce qui veut dire que ce « collège invisible » peut correspondre avec le reste du monde de la science et de la recherche en se jouant des frontières nationales et disciplinaires. Ces listes qui se comptent par dizaines, de Agroforestry131 à Weather Spotters132 (en passant par la Liste de discussion sur les crevettes d'eau de mer, la Coopérative nationale pour l'observation des oiseaux, le Bulletin sur l'organisation du génome et le Forum de dendrochronologie), ont contribué à la création d'un tissu de communications interdisciplinaires et d'un forum mondial de partage de connaissances sur l'environnement, fréquenté par des dizaines de milliers d'experts.

[NdT 131] Agronomie forestière.
[NdT 132] Observateurs météo.

L'accès à la télématique de plus en plus fréquent des associations et ONG, surtout dans les domaines écologiques et humanitaires, a permis la naissance du réseau d'activistes le plus important et le plus efficace, l'Institute for Global Communications, qui chapeaute les services EcoNet, PeaceNet, GreenNet, ConflictNet et d'autres.

La multiplication des ONG a été largement favorisée par les communications téléphoniques mondiales, et ces organisations sont en bonne position pour tirer le meilleur parti d'un monde « télématisé ». Si les associations à but non lucratif traitent les problèmes de société qui ne relèvent ni du niveau local ni du niveau régional (secteurs public et privé confondus), les ONG, elles, se consacrent aux questions que ni les instances nationales, ni les instances internationales ne semblent pouvoir résoudre. La Croix-Rouge en est le représentant emblématique. Amnesty International est un exemple plus récent d'ONG très efficace.

Howard Frederick, actuel directeur de l'information à l'Institute for Global Communications, estime que les ONG sont l'équivalent au niveau planétaire de ces émanations de la société civile que défendaient les premiers théoriciens de la démocratie moderne. Dans le cadre d'une discussion tenue par le biais d'une liste de diffusion Bitnet (et publiée par MIT Press), Frederick affirmait :

C'est John Locke, le philosophe anglais, qui a donné naissance au concept de société civile. Il s'agissait de défendre la société des hommes, sur le plan national, face au pouvoir de l'État et à l'injustice du marché. Pour Locke, la société civile c'était cette partie de la société — la famille, l'église, la vie culturelle, l'enseignement — qui n'était contrôlée ni par le gouvernement ni par le marché, mais qui était de plus en plus marginalisée par l'un et par l'autre. Locke relevait l'importance des mouvements sociaux pour protéger la sphère publique de ces intérêts gouvernementaux et marchands.

Dans les conversations télématiques que nous eûmes ensuite, Frederick fit remarquer que l'omniprésence de l'argent et certains intérêts politiques avaient fini par « marginaliser la société civile », ses tenants se trouvant pratiquement dépouillés de moyens de communication à eux. C'est pourquoi Frederick pense que la télématique a modifié l'équilibre des pouvoirs en faveur des ONG au niveau planétaire, tout comme Dave Hughes pense qu'elle a redonné du pouvoir local aux citoyens :

Le développement des nouvelles techniques de communication a largement renforcé la capacité de la société civile planétaire à monter des coalitions et des réseaux. Dans le passé, des zones de communication et d'échanges se formaient au sein des nations et des empires coloniaux. Des alliances régionales se nouaient, comme l'Europe médiévale, le monde arabe, la Chine et le Japon, les royaumes d'Afrique de l'ouest, l'économie du sucre et de l'esclavage des Caraïbes. Aujourd'hui, de nouvelles puissances font leur apparition sur la scène mondiale : le mouvement de protection des forêts vierges ; le mouvement pour les droits de l'homme ; la campagne contre les ventes d'armes ; les agences de communication alternatives et les réseaux mondiaux d'ordinateurs.

Selon Frederick et d'autres, les ONG pourraient souffrir de la concentration des moyens de communication mondiaux entre les mains de quelques puissants. Frederick ne se prive pas de mentionner la prédiction de Ben Bagdikian selon laquelle, au début du siècle prochain, entre cinq et dix entreprises géantes contrôleront la plupart des moyens de communication dans le monde. On doute que ces nouveaux seigneurs des médias fassent don de temps d'antenne aux ONG et diffusent leurs informations. Or pour des organismes de base bénévoles cherchant à étendre leur action au niveau mondial, la diffusion large et rapide de l'information est vitale.

Pour résoudre ce problème, les ONG ont déjà commencé à créer un réseau planétaire alternatif d'information. L'Institute for Global Communications (IGC) a ensuite été conçu comme une sorte de communauté virtuelle pour les ONG, une technologie catalyse pour la croissance de la société civile mondiale.

Là encore, c'est la nature fondamentalement répartie des réseaux de télécommunication et l'existence d'ordinateurs bon marché qui ont permis à ce réseau alternatif de se greffer sur le réseau officiel.

En 1982, un organisme de défense de l'environnement californien, l'institut Farallones, financé par Apple Computer et la Fondation San Francisco, créa EcoNet pour faciliter la discussion et l'activisme en faveur de la protection, de la restauration et de la pérennité de l'environnement sur le plan mondial. En 1984, PeaceNet fut créé par le Ark Communications Institute, le Center for Innovative Diplomacy, le Community Data Processing, et la Foundation for the Arts and Peace. En 1987, PeaceNet et EcoNet s'allièrent au sein de l'IGC. En 1990, ConflictNet, un réseau spécialisé dans la résolution des conflits non violents et dans la médiation, rejoignit aussi l'IGC.

L'IGC trouva des partenaires locaux pour établir des réseaux affiliés en Suède, au Canada, au Brésil, au Nicaragua et en Australie. Un peu plus tard, GlasNet, de l'ex-Union soviétique, rejoignit également l'IGC. En 1990, tous ces organismes membres formèrent l'Association for Progressive Communications (APC) pour coordonner ce réseau mondial de réseaux d'activistes. En 1992, les réseaux APC permettaient à plus de quinze milles abonnés répartis dans quatre-vingt-dix pays de communiquer.

Les réseaux APC connurent une croissance marquée de leur activité pendant la guerre du Golfe. Au titre du conflit le plus médiatisé de l'ère moderne, cette dernière suscita une demande en information parallèle, que l'APC put satisfaire. À l'occasion de la tentative de coup de d'état de 1991 en Union Soviétique, les partenaires APC russes se servirent des circuits téléphoniques pour passer outre les restrictions gouvernementales. Selon Frederick, « le système téléphonique russe désuet obligeait à passer par des hordes d'opératrices pour obtenir des liaisons internationales et la lutte était féroce pour appeler l'étranger. Mais les réseaux partenaires IPC trouvèrent d'autre moyens pour transmettre leurs données. Ils regroupèrent d'abord les informations des agences de presse russes à travers leur propre réseau de micro-ordinateurs situés à Moscou et à Leningrad. Puis ces dépêches furent acheminées par liaisons téléphoniques locales successives vers les États baltes, pour être relayées par le réseau suédois NordNet et aboutir enfin au réseau GreenNet, basé à Londres et relié au reste de l'APC. »

Pour ceux d'entre nous qui disposaient de la fenêtre du Réseau pour voir se dérouler les conflits politiques majeurs de ces dernières années, l'image que nous en retirâmes était autrement plus riche que celle qu'en donnait les grands médias traditionnels. Dans les heures qui suivirent le déclenchement des événements en Chine en 1989 ou en Russie en 1991, le Réseau se transforma en relais de toutes sortes d'informations qu'on ne retrouvait pas dans ces médias. Des gens équipés de téléphones mobiles rendaient compte de ce qu'ils savaient, par satellite, à d'autres équipés de micro-ordinateurs et de modems, et en quelques minutes, leur témoignage direct pouvaient être relayé à des millions de gens. Imaginez ce que cela pourrait donner quand d'ici dix ans, les mini-caméscopes numériques à piles seront aussi répandus que les téléphones portables et que les gens pourront nourrir le réseau d'images aussi facilement que de mots.

L'information et la désinformation sont livrées sous forme brute sur le Réseau. Rien ne permet de mesurer la crédibilité d'une information, sinon l'expérience que l'on a pu avoir auparavant de la fiabilité de telle ou telle source. On pourrait dire la même chose du journal télévisé ou du quotidien lu tous les matins, mais la plupart d'entre nous a tendance à accorder du crédit à ce que nous voyons à la télévision ou ce que nous lisons dans le journal.

Sur le Réseau, en temps de crise, l'information est en tout cas nettement plus abondante que sur les autres médias. Et puis on y obtient des informations brutes qui remplissent les vides importants laissés par les médias. On peut même participer à l'événement, même si ce n'est qu'à titre d'observateur. Pendant la guerre du Golfe, nous étions, sur le Well, les lecteurs passionnés des comptes-rendus relayés par Bitnet d'un chercheur israélien qui était barricadé avec sa famille tandis que les missiles tombaient. Sur les forums du Well, nous lui avons posé des questions qui lui ont été envoyées par Internet, et nous avons reçu ses réponses par le même canal.

Rien dans ce que l'on vient de voir de l'utilisation politique du Réseau ne représente un gain de pouvoir radical, permettant de peser sur les événements cités. Mais les premières utilisations qui en ont été faites préfigurent les mutations à venir. En février 1993, General Magic, une entreprise créée par les principaux concepteurs du Macintosh d'Apple, présenta son projet de « communicateur personnel intelligent ». Cet objet, de la taille d'un gros carnet de chèques, équipé d'un petit écran plat, d'un stylet et d'un téléphone portable permettra, où qu'on soit dans le monde, d'écrire un texte à l'écran et de l'envoyer à n'importe quel télécopieur ou n'importe quelle adresse électronique. Apple, AT&T, Matsushita, Philips, Sony et d'autres ont d'ores et déjà annoncé qu'ils comptaient exploiter cette technologie. Lorsque le prix d'un tel appareil sera descendu à 25 dollars, que deviendra le monopole des grands médias sur l'information ? Combien d 'incidents de type Tien-An-Mein ou Rodney King émergeront de cette extension du cyberespace ?

L'accès à d'autres sources d'information et surtout la possibilité de diffuser à des millions d'autres gens vos propres informations sont des phénomènes politiques. À nouvelles formes et à nouveaux degrés d'accès à l'information correspondent nouvelles formes et nouveaux degrés dans la répartition des pouvoirs entre les différents groupes sociaux. Le Réseau, comme la télévision, touche les zones urbanisées du monde entier (et, de plus en plus, des zones rurales et décentrées qui sont tout de même reliées au reste du monde par le téléphone). Non seulement chaque nœud peut retransmettre des informations au reste du Réseau ou lui envoyer ses propres informations, mais il peut aussi les traiter de diverses manières, après les avoir acquises et avant de les rediffuser. Il suffit de micro-ordinateurs bon marché pour copier, traiter et communiquer cette information. Et lorsqu'à un réseau de télécommunication existant, on ajoute de tels nœuds de traitement indépendants, c'est un système d'un type nouveau qui émerge.

 

Des municipalités dans le cyberespace


Si la démocratie électronique n'est encore souvent qu'une théorie, le Public Electronic Network (PEN) de Santa Monica est un excellent exemple de passage à la pratique. Et le projet Shwashlock du groupe d'action du Pen illustre bien comment des citoyens peuvent convenir de l'existence d'un problème donné, proposer des solutions tirant parti des ressources dont ils disposent, et convaincre la municipalité de les aider à mettre en œuvre la solution choisie. Cet exemple montre aussi de quelle manière les réalités très peu virtuelles de la vie urbaine d'aujourd'hui peuvent être influencées par la pratique des communautés virtuelles. Il s'agit d'un projet à petite échelle conçu pour une ville située dans une des régions les plus riches du monde, mais Shwashlock est bien ce que les scientifiques appelleraient une « preuve d'existence » des théories sur la promotion de la société civile grâce à la télématique.

Le nom du projet est un acronyme de SHowers, WASHing machines, LOCKers,133 qui, selon les membres de Pen et des sans-abri interrogés, sont les trois besoins prioritaires des demandeurs d'emploi sans abri. Convenant qu'ils souhaitaient intervenir sur ce que la chambre de commerce de Santa Monica avait appelé « le problème numéro 1 de la ville » — les sans-abri —, les membres du Pen formèrent un groupe d'action qui commença à tenir des réunions physiques et télématiques. En août 1989, une artiste, Bruria Finkel, fit part en forum de son idée. Les sans-abri ne peuvent pas décemment chercher un emploi s'ils ne peuvent se doucher le matin, faire laver leurs vêtements gratuitement pour être présentables et disposer d'un endroit sûr où laisser leurs affaires. Et ni la ville, ni une association ne proposaient de tels services.

[NdT 133] « Douches, machines à laver, casiers individuels ».

Le groupe d'action du Pen s'aperçut que les douches chaudes disposées dans certains parcs publics n'étaient ouvertes que l'après-midi, et que les associations caritatives répugnaient à proposer des casiers individuels car elles ne voulaient pas avoir à en assurer la surveillance du contenu. Les discussions en forum avec les autorités municipales et les associations ne permirent pas de dégager de consensus sur la manière de procéder. Sous l'impulsion de Michele Wittig, professeur de psychologie et membre enthousiaste de Pen, on décida de former un groupe entièrement consacré à la question des sans-abri. Les agences existantes de services sociaux ne voyaient pas d'un bon œil l'arrivée d'un nouveau groupe postulant à une part d'un budget municipal social en réduction ; les partisans du groupe Shwashlock décidèrent donc de collecter des fonds au profit d'une agence existante, qui accepta d'administrer un système de tickets de laverie. Une autre difficulté fut surmontée lorsqu'un membre du conseil municipal présenta le groupe d'action à un fabricant de casiers qui accepta de faire don, à titre expérimental, de casiers à la ville.

En juillet 1990, le conseil municipal de Santa Monica, en réponse à la proposition formelle du groupe d'action du Pen, alloua 150 000 dollars pour l'installation de casiers et de douches sous l'embarcadère de Santa Monica, et accepta d'ouvrir les douches publiques ailleurs dès 6 heures du matin. Les membres sans-abri du groupe d'action continuèrent à réclamer un service d'aide à la recherche d'emploi. Les membres du Pen décidèrent alors d'essayer de monter un réseau : un terminal du Pen fut donné à un centre d'aide existant, où opéraient déjà des conseillers en recherche d'emploi, et deux étudiants furent chargés — en échange d'unités de valeur — de trouver des listes d'offres d'emploi. Le Pen accomplissait bien ce pour quoi il avait été conçu : permettre aux citoyens de participer à la résolution de leurs problèmes, promouvoir la collaboration entre eux, et se gagner l'appui des autorités municipales.

Mais cette louable démarche ne garantit pas que tous les projets entrepris réussissent aussi bien que Shwashlock. Pamela Varley, rédactrice à la Kennedy School of Government d'Harvard, a réalisé une étude approfondie du Pen, dont l'essentiel fut publié par la Technology Review du MIT en 1991. Varley cite plusieurs utilisateurs enthousiastes du système. Don Paschal, sans-abri à l'époque où il commença à utiliser le système, exprima une opinion largement répandue parmi les activistes télématiques : « Ça a contribué à l'égalisation des chances ». Les discussions transcendèrent les ostracismes sociaux. Mais selon d'autres témoins, de violents désaccords s'exprimèrent en forum et eurent tendance à se généraliser. « L'égalitarisme prôné par le Pen, écrit Varley, rendait le système vulnérable. Les utilisateurs se rendirent rapidement compte qu'ils devaient subir les violences verbales de ceux qui se sentaient en droit de répliquer vertement à ceux avec qui ils n'étaient pas d'accord. » Elle cite Ken Phillips, le directeur du Pen, qui compare ces forums à des réunions dans lesquelles « on autoriserait des gens à rester debout et à crier ».

Un petit groupe d'hommes s'en prenait aux rares femmes qui fréquentaient les forums, en les interpellant publiquement ou par message privés, en faisant des allusions à caractère plus ou moins sexuel, etc. Un groupe se forma, « Pen Femmes », et s'employa à accueillir les femmes sur le réseau et à les encourager à participer. Selon Varley, lorsque la participation féminine augmenta, le harcèlement dont elles étaient victimes disparut.

Varley note que « le plus décevant, ce fut la monopolisation des forums par un petit nombre d'utilisateurs. Ils étaient plus de 3000 à s'être inscrits, mais seulement 500 à 600 se connectaient au moins une fois par mois et la plupart ne s'exprimaient pas. Seuls les noms d'une cinquantaine des plus acharnés apparaissaient régulièrement en forum ». Elle cite Phillips : « Je recommande à tous ceux qui veulent se lancer dans une telle aventure de s'appuyer sur des gens qui sont déjà des figures connues d'une communauté pour donner leur ton initial aux forums. »

Kathleen Creighton, abonnée du Well, se livra également à une exploration de Pen et à des interviews de ses utilisateurs en 1992. Ceux-ci corroborèrent les témoignages rapportés par Varley, et indiquèrent que certaines personnes disposaient de plus de temps pour participer aux discussions et interpeller les autorités municipales en forum. Ils confirmèrent que les utilisateurs les moins bien élevés avaient eu un impact très négatif sur la communication entre les citoyens et les autorités. « L'attente des gens était grande et ils comptaient sur un vrai dialogue avec les responsables municipaux » rapporta Creighton. « Mais ceux-ci n'aiment pas plus être critiqués et tenus pour responsables de certains états de choses que quiconque. Alors les gens leur posaient des questions, ou posaient des questions aux responsables de PEN, de manière peut-être un peu agressive, et ils n'obtenaient pas de réponse. Ils s'énervaient, et leur discours se faisait encore plus agressif. La situation était d'autant plus problématique que Ken Phillips n'avait jamais pu obtenir suffisamment de crédits pour disposer de modérateurs en forum. »

On peut tirer certaines leçons de l'expérience de Pen : la demande des gens porte sur un moyen de communication plutôt que sur des services d'information. Les citoyens peuvent proposer des projets d'intérêt municipal, mais si des responsables municipaux doivent participer au système, il vaut mieux indiquer clairement d'emblée à tout le monde ce qu'on peut attendre de l'entreprise et ce qu'on ne doit pas en attendre ; il est important d'établir également dès le départ des règles de politesse tout en ménageant la liberté d'expression. La communauté des utilisateurs ne doit pas avoir à supporter les basses attaques personnelles. Une bonne technique pour entretenir à la fois un espace de discussion sérieuse et un lieu de débats plus enflammés est de mettre en place à la fois des forums animés (dans lesquels un animateur attitré régule les échanges) et des forums non animés. C'est à chacun de concevoir le système qui lui conviendra, mais si l'expérience de Pen peut enseigner une chose, c'est bien qu'il est illusoire pour les citoyens d'espérer peser sur leurs autorités municipales s'il n'existe pas des lieux de discussion libres de tout esprit polémique.

Free-Net est une autre expérience de télématique municipale, née à Cleveland (Ohio) en 1984 à la suite d'un projet de recherche mené à la Case Western Reserve University. Le docteur Tom Grundner, du service de médecine familiale de l'université, avait testé l'idée de fournir télématiquement des informations locales sur la santé. Avec une seule ligne téléphonique, il monta un BBS, baptisé St. Silicon's Hospital, sur lequel les citoyens pouvaient poser leurs questions et obtenir une réponse sous vingt-quatre heures. Le projet eu du succès et s'attira le soutien financier d'AT&T et de la compagnie téléphonique régionale Ohio Bell.

Grundner conçut alors un service télématique communautaire, à plus grande échelle, consacré à bien d'autres domaines que la seule santé. Le gouverneur de l'Ohio inaugura Free-Net en juillet 1986. Au cours de la première phase expérimentale du système, sept mille personnes y demandèrent un accès permanent et le nombre d'appels quotidiens s'élevait à 500. En 1989, le système fut amélioré, équipé de quarante-huit lignes téléphoniques, relié au réseau à fibre optique de l'université et, un peu plus tard, connecté à Internet. Ainsi, on peut du monde entier suivre les discussions sur Free-Net, même si seuls les citoyens des municipalités couvertes par le réseau peuvent y participer. En 1987 ouvrit un Free-Net à Youngstown. Et en 1990 ouvrirent sur le même modèle les services TriState Online à Cincinnati, Heartland FreeNet à Peoria (Illinois) et Medina County FreeNet, un service rural.

En 1989, tous ces services décidèrent de créer le National Public Telecomputing Network (NPTN), modelé sur les organismes américains analogues de radio et de télévision libres. Le système n'est financé que par les citoyens et des entités à but non lucratif, mais le principe central du NPTN, c'est que l'accès au réseau soit gratuit.

La télématique peut toutefois très bien prendre une autre direction. La transition entre des forums à accès relativement libre, aidés par l'état et financés par le contribuable et des services privés s'est récemment accélérée, et cette mutation pourrait bien rendre caducs les espoirs des tenants de la démocratie électronique et des communautés virtuelles. Lorsque les réseaux de télécommunications seront suffisamment avancés pour transmettre du son haute-fidélité et de la vidéo aussi bien que du texte, la nature du Réseau — et des intérêts qui le contrôleront — changera peut-être du tout au tout.

La frénésie de rachats et de fusions entre grands de l'industrie des loisirs, éditeurs de logiciel, opérateurs de télévision et compagnies téléphoniques qui a marqué l'année 1993 pourrait bien signaler le début de la fin de l'ère « pionnière » et de la liberté sur Réseau. Le résultat de ces rapprochements aura de toute façon une influence importante sur celui-ci d'ici la fin du siècle.

Nul ne sait encore quels seront les gagnants, quels seront les perdants, quels marchés seront les plus porteurs, mais la nature de ces alliances et les déclarations d'intention des différents partenaires indiquent clairement sous quel jour les puissances d'argent voient le Réseau aujourd'hui : celui du meilleur « tuyau » jamais conçu pour diffuser demain dans tous les foyers des produits de divertissement standardisés. Il ne semble pas y avoir de place dans cette vision des choses pour les applications dont on a parlé dans ce livre.

Les marchés très lucratifs de la télévision et de la vidéo permettront-ils de financer l'infrastructure de communication conviviale à laquelle rêvent les éducateurs et les activistes ? Ou bien tout sera-t-il tarifé à la pièce (pay-per-view) sans qu'il y ait place pour les réseaux municipaux et les communautés virtuelles ?

À la fin du printemps 1993, U.S. West, l'une des compagnies régionales de téléphone, annonçait son intention d'investir 2,5 milliards de dollars dans Time-Warner, première entreprise mondiale du secteur des loisirs, dans le but de créer des réseaux évolués d'information et de télévision. Quelques semaines plus tard, Time-Warner annonçait un partenariat avec Silicon Graphics pour créer un service de « diffusion vidéo à la demande » piloté par ordinateur. Ainsi l'application d'avant-garde permise par ces investissements chiffrés en milliards de dollars consisterait-elle en l'énorme avantage de pouvoir télécharger de chez soi le film voulu sur son téléviseur, plutôt que d'aller louer la cassette au vidéoclub du coin !

Mais ce n'est pas seulement la technologie qui a changé : la nature des alliances nouées en 1993 pourrait correspondre à une mutation majeure dans la structure de bien des entreprises traditionnelles. IBM et Apple ont uni leurs forces dans le cadre d'un partenariat qui était absolument inenvisageable il y a quelques années ; une des filiales communes d'Apple et d'IBM, Kaleida Labs, travaille au développement d'un logiciel multimédia permettant de mêler texte, sons, dessins et vidéo sur les micro-ordinateurs de demain. Kaleida à passé des accords avec Motorola pour la fabrication de circuits intégrés et avec Scientific Atlanta pour la réalisation de décodeurs de télévision par câble. Scientific Atlanta est également en partenariat avec Time-Warner.

L'expression en vogue, lorsqu'on parle des canaux de télévision numérique qui doivent émerger de ces alliances, ce n'est pas « communautés virtuelles », mais « cinq cents chaînes de télévision ». Les différents opérateurs préparent déjà leurs plans pour que ce soit leur « boîte noire » (centrale de contrôle du Réseau) qui prenne place sur le téléviseur. Un journaliste du San Francisco Chronicle, sous le titre « La TV de demain parlera et fera vos courses », commençait ainsi son article : « Imaginez un téléviseur qui pourrait vous parler, qui vous permettrait de parler à vos enfants du bureau, et qui vous laisserait choisir le film que vous voulez ». Les boîtes noires amèneront-elles des millions de gens à la communication conviviale ou bien cette forme de communication sera-t-elle marginalisée par l'industrie très lucrative de la vidéo à la demande ?

Ainsi les « autoroutes de l'information » sont-elles menacées d'être considérées progressivement comme des tuyaux bien plus efficaces que les précédents au service de la même logique de diffusion qui a prévalu jusqu'à l'avènement du Réseau, l'interactivité étant cantonnée à la sélection de la chaîne.134

[NdT 134] La très grosse couverture médiatique dont ont bénéficié Internet et les communautés virtuelles en 1994 — notamment à la suite de la publication du livre d'Howard Rheingold aux États-Unis — permet d'espérer que la logique du tout-diffusion ne prévale pas aussi facilement.

En dépit des divers exemples qui peuvent inciter à l'optimisme, la démocratie électronique est donc loin d'être assurée. Certains estiment même qu'elle est totalement illusoire, et leurs avertissements doivent être pris en considération, tout particulièrement par les tenants les plus enthousiastes de l'activisme télématique. Le chapitre suivant aborde plus en détail ces critiques de la notion même de démocratie électronique.

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