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Juin 1993 Biologie/Informatique : une parenté troublante mais féconde Cliquez pour retrouver, en bas de cette page, des boutons de navigation

« Traduire » le monde...

par Jacques Rancourt

Nous voici au numéro 12-13 de La Traductière, avec vingt-quatre poètes, puisqu'il s'agit d'un numéro double, et deux thèmes de colloque : « l'Homme programmé » et « le Réalisme abstrait ».

L'esprit ne change pas: La Traductière reste la partie visible du Festival franco-anglais de poésie, une fois l'événement écoulé. Et l’ambition de communication en profondeur ne se dément pas, qu’elle s’exprime par le jeu subtil et exigeant des traductions, par le travail d’artistes autour de la poésie ou par la mise en commun de réflexions de fond sur notre époque et sur son devenir.

Ainsi, tout en demeurant ancrés dans la traduction au sens propre du terme, nous cherchons plus largement à traduire notre temps : c’est le sens plein qu’il faut donner au mot « Traductière ». Revue de poésie, nous nous appuyons à cet effet sur le choix des poèmes, empruntés à des sensibilités différentes. Revue actuelle, nous demandons à des hommes et à des femmes d’aujourd’hui de nous apporter l’éclairage de leur discipline respective sur les mutations de notre société.

Dans cette optique, il nous a paru intéressant de réexaminer nos visions traditionnelles de l’être humain à la lumière des horizons nouveaux ouverts par la génétique : c’était l’objet du colloque sur « l’Homme programmé ». Du côté artistique, nous n’avons pas hésité à manier le paradoxe afin d’interroger l’évolution de la sensibilité contemporaine : tel était l’objet du colloque sur « le Réalisme abstrait ».

L’homme de cette fin de siècle doit-il se résoudre à plus de modestie devant ce qu’il croyait être son libre-arbitre ? S’est-il adonné à la schizophrénie ou au syncrétisme en apprenant à conjuguer réalisme et abstraction ?

La Traductière n’a pas la prétention d’apporter des réponses toutes faites à ces questions. Mais si elle contribue, à travers le rapprochement de points de vue différents, à enrichir la réflexion, elle aura rempli son rôle : elle aura aidé à « traduire » notre monde.

Jacques Rancourt, directeur du Festival et de la revue

L’idée que la nature humaine puisse être réduite à un système (qu’elle soit analysable de manière scientifique) nous heurte, voire nous choque. Aux yeux de nombre d’entre nous, l’âme ou l’essence distingue la vie de l’inanimé ou l’humain de l’animal et transcende justement la matière et les systèmes physiques. Dans le même temps, nous avons toujours éprouvé une certaine fascination à l’idée d’être nous-mêmes en position de créer la vie par la voie technoscientifique. Du mythe du Golem aux grandes questions sur l’intelligence artificielle en passant par le mythe de Frankenstein, l’dée que, Dieu étant décidément introuvable, nous pourrions faire des démiurges tout à fait présentables et capables nous a souvent séduit.

Il n’est donc pas étonnant que ce thème, à la fois « sacrilège » et porteur d’un ambivalent gain de pouvoir (empowerment), suscite actuellement les passions, notamment dans les débats sur la « bio-éthique » et les toutes nouvelles thérapies géniques. Plus généralement, les découvertes en génétique de ces dernières années laissent apparaître de troublantes parentés entre l’homme et l’outil le plus évolué qu’il ait créé, c’est-à-dire l’ordinateur. Pour les présenter, nous devons d’abord rappeler brièvement la nature de l’informatique, puis celle des constituants de la vie.

 

L’informatique : un système complexe bâti de toutes pièces

Développé à partir du milieu du XXe siècle, l’ordinateur est incontestablement l’outil le plus abouti conçu par homo faber. S’appuyant sur un phénomène physique de base, l’électricité/l’électronique, l’informatique s’est donné pour but rien moins que de tout pouvoir représenter, simuler, commander. C’est si vrai que dans son exploitation la plus avancée, qu’on appelle « réalité virtuelle », elle est désormais en passe de proposer à nos sens ébahis de complets mondes virtuels qui auront bientôt toute l’apparence de mondes réels. (D’où d’autres débats passionnés dans lesquels nous n’entrerons pas ici !)

Pour en arriver là, l’homme a dû élaborer son système en partant de rien, c’est-à-dire qu’il a dû s’atteler à produire les briques permettant de construire les murs qui, ensemble, feraient une maison, etc. Point de départ : nous savons fabriquer des composants électroniques qui, au sein d’un circuit, laissent ou non passer le courant. Cet état est modifiable, mais sans intervention extérieure et tant que le circuit est alimenté, il est maintenu. Chaque composant peut donc avoir deux états, ce qui est, convenons-en, fort peu. Heureusement, ces composants peuvent être multipliés et combinés en très grand nombre au sein d’un même circuit.

La base de notre système informatique est donc une combinatoire qui va permettre de définir un système de codage. Pour cela, on conviendra arbitrairement de désigner les deux états de chaque composant par deux chiffres, 0 et 1. On appelle « bit » cet élément qui peut prendre l’une de ces deux valeurs. On convient ensuite de regrouper ces bits par huit pour former un élément appelé « octet », qui peut donc prendre 256 (2 puissance 8) valeurs distinctes (00000000, 00000001, 00000010, 00000011, etc.). Ces 256 valeurs sont à la base du codage informatique. Avec 256 valeurs, on peut coder des symboles traditionnels (alphabet, chiffres, signes de ponctuation ou signes conventionnels), on peut coder des images (chaque point élémentaire de l’image ayant, par exemple, une teinte choisie parmi 256 possibles), ou on peut coder des opérations (addition, multiplication, comparaison de deux caractères, etc.).

Lorsqu’on enchaînera suffisamment de ces opérations élémentaires effectuées sur des symboles ou des images pour obtenir un résultat intermédiaire (par exemple comparer un nom donné à l’ensemble des noms contenus dans un fichier), on aura créé un sous-programme. Et quand on aura écrit suffisamment de sous-programmes pour traiter un ensemble cohérent de tâches, on aura créé un programme (par exemple un programme de réservation de billets d’avion).

 

Le surprenant codage du vivant

Or que sait-on aujourd’hui des constituants de la vie ? Tout tissu vivant est composé d’unité appelées « cellules », chacune d’elles comprenant un noyau. Le composant principal de ce dernier est l’acide désoxyribonucléique (ADN), une très grande molécule disposée en double hélice. Cet ADN est composé d’autres molécules plus petites, les nucléotides, dont il existe quatre sortes qu’on désigne par l’initiale du nom de leur base, soit A, C, G, T (adénine, cytosine, guanine, thiamine). On appelle « codon » les suites de trois bases (AAA, AAC, ACA, etc.) sur un brin de l’hélice d’ADN, car on a découvert que ces suites servent à représenter (à coder) un acide aminé (molécule de taille intermédiaire) parmi vingt possibles. On appelle « gène » une suite de plusieurs centaines de codons qui constitue la « recette » de fabrication (à l’aide des acides aminés correspondants) d’un produit unique, une protéine qui va répondre à tel ou tel besoin de la cellule elle-même ou d’un autre tissu du corps.

Les parentés avec le codage informatique sont déjà assez voyantes. D’une certaine manière, les bases A, C, G et T semblent être les 4 valeurs possibles des bits élémentaires du vivant ; les codons tiennent un rôle fort voisin des octets, les valeurs de ces codons servent à représenter 20 acides aminés comme les valeurs des octets servent à représenter des lettres ou des opérations ; et il ne semble pas absurde de rapprocher les protéines ainsi exprimées des sous-programmes que le code informatique vise à créer. Ces protéines ont chacune, en effet, un rôle bien précis : telle hormone sera exprimée au moment adéquat pour stimuler l’apparition des caractères sexuels secondaires à la puberté, telle autre sera produite pour neutraliser la douleur en cas de blessure, etc.

L’analogie va même plus loin. Les gènes de l’ADN sont, à l’instar des trames des réseaux informatiques, encadrés et repérés par des en-têtes et des appendices. Et en une manière de clin d’œil évocateur, l’unité de mesure de complexité d’une chaîne d’ADN, la « kilobase », a le même symbole (kb) qu’une unité importante en informatique, le « kilobit » !

 

Une manière universelle d’organiser tout système complexe ?

Ces points communs entre biologie et informatique assez bien établis, que peut-on en tirer comme réflexion ? Tout d’abord ceci : puisque nous avons structué notre système informatique, sans le savoir (l’informatique étant née vingt à trente ans avant la génétique), de manière très similaire à la structure du vivant créée par la nature, c’est peut-être qu’il n’y a pas trente-six façons d’organiser un système complexe, mais une seule.

Si cet enseignement était confirmé, il serait sans nul doute majeur. Il entraînerait également une deuxième conclusion intéressante : les voies d’évolution de l’informatique et des technologies de demain sont peut-être à lire dans l’organisation bien plus en avance du vivant. Il faut d’ailleurs noter que les derniers développements architecturaux en informatique vont dans ce sens : la programmation dite « objet » met en jeu de petites unités logiques analogues aux cellules du vivant, ayant des compétences propres, et s’échangeant des messages et des données comme les cellules s’échangent des protéines. Troisième conclusion : plus on avance dans la compréhension du corps humain, plus on découvre des systèmes organisés et descriptibles à chaque étape.

Est-on bien sûr qu’il y ait là de quoi remettre en question le « statut » de l’homme ? Au plan ontologique, est-il plus positif de croire que tel état dépressif chronique, par exemple, relève de l’essence même de mon être ou de savoir qu’il découle d’une carence génétique qui peut être traitée ?

Au plan du déterminisme, on comprend que certains s’interrogent (serions-nous gouvernés par la structure génétique et la chimie moléculaire ?), mais on y verrait bien une confusion entre programmation du corps humain et programmation de la conscience. Les pyramides ou la démocratie étaient-elles programmées dans le génôme humain ? On parierait pour la négative.

Enfin, au plan métaphysique, on distingue bien dans ce débat l’intérêt de ceux pour qui programme (génomique) renverrait obligatoirement à programmeur. Nous nous garderons bien, en cette matière, de prendre trop parti, même s’il nous semble qu’à l’échelle des milliards d’années du développement de la vie ici-bas, un processus de « programmation naturelle », avatar — au niveau de détail supérieur — de la « sélection naturelle » de Darwin, paraît vraisemblable. Après tout, que faudrait-il penser d’un programmeur céleste qui mettrait tant de temps à sa tâche, fût-elle surhumaine (précisément) ?

Pour toutes ces raisons, la révélation d’une parenté plausible entre la structure du vivant et celle de l’informatique nous paraît plutôt prometteuse et féconde que source d’inquiétudes. Tout le monde ne nous suivra pas dans cette voie, mais nous aurons au moins posé les bases du débat.


















































Larie Falize


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