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IVAN ET L'ÉPÉE DE DAMOCLÈS : LE PREMIER VISIOCASQUE

L'idée fondamentale qui sous-tend l'affichage en trois dimensions est la suivante : présenter à l'utilisateur une image dotée de perspective, qui change lorsque celui-ci déplace son point de vue. Après tout, les images réelles qui s'impriment sur nos rétines ne sont que bidimensionnelles. Par conséquent, si nous arrivons à projeter sur les rétines de l'observateur les images à deux dimensions appropriées, nous pouvons lui donner l'illusion qu'il voit un objet en trois dimensions. Notons toutefois que si la présentation stéréoscopique est un élément important de l'illusion 3D, elle ne l'est pas autant que la capacité de l'image à changer lorsque l'observateur bouge la tête. Cette image affichée en trois dimensions doit varier exactement de la même manière que le ferait un objet réel pour un mouvement de tête identique.

Ivan Sullivan
« A Head-Mounted Three-Dimensional Display », 1968



En 1966, après avoir créé un système interactif sur un écran plat, Ivan Sutherland voulut mettre en pratique de la façon la plus poussée possible le concept, développé par Licklider, de « contact intime » entre le cerveau humain et la machine, en plaçant un utilisateur à l'intérieur d'un monde en trois dimensions engendré par l'ordinateur. Les précurseurs de la RV sont nombreux, et Morton Heilig comme Myron Krueger (que nous rencontrerons dans ce chapitre) en font partie. Mais l'on peut estimer que les recherches d'Ivan Sutherland, au tournant des années 60 et 70, furent fondamentales pour la genèse des technologies cyberspatiales. Heilig, spécialiste de cinéma et des artifices multisensoriels, n'avait pas pu trouver un financement pour son visiocasque et sa cabine d'expérience audiovisio-olfacto-tactile et de plus, ce n'était pas un expert en informatique. Krueger, tout autant artiste que scientifique, connut les mêmes difficultés de financement. D'une certaine manière, ils tombèrent dans la « faille d'Englebart », c'est-à-dire le gouffre qui existe entre différents domaines conceptuels, la zone aveugle qui affecte ceux qui ont du mal à distinguer l'avenir quand on le leur présente.

Trouver de l'argent auprès de parrains compréhensifs ne posa pas de problème à Ivan Sutherland, qui venait de quitter son poste de directeur à l'IPTO, premier organisme de financement de recherche en informatique. A partir de 1966, au laboratoire Lincoln du MIT, Sutherland et ses collègues firent leurs premières expérimentations de différents types de visiocasques. Quatre ans seulement après Sketchpad, les idées d'Ivan Sutherland avaient acquis un fort pouvoir d'attraction. Harvard participait à la recherche à côté du MIT ; l'ARPA et le Bureau de la recherche navale finançaient ce travail sur les premiers visiocasques.

C'est sur un mode typique de l'ARPA que Sutherland traita ce problème. Il partit du but qu'il visait — placer des hommes et des femmes à l'intérieur de simulations créées par ordinateur —, puis fit l'inventaire des technologies existantes dont il aurait besoin et s'attela à la tâche de développer celles qui n'existaient pas encore. Il décida de ne pas gérer la stéréoscopie d'emblée. Les premiers visiocasques étaient ainsi binoculaires, mais la même image était proposée aux deux yeux. L'illusion des trois dimensions, Sutherland la donnait en s'appuyant sur l'habitude que nous avons de voir l'image du monde changer lorsque nous bougeons la tête. Pour en faire l'expérience, observez un objet, puis faites glisser votre tête sur la gauche et notez que l'objet se déplace vers la droite de votre champ de vision. Pour pouvoir transposer ce principe aux images de synthèse, on doit disposer d'un outil de poursuite du regard. Comme à cette époque, la manière la plus économique et précise de suivre le regard de l'observateur était de nature mécanique, et comme le visiocasque lui-même était déjà très lourd, il fallut enserrer la tête de ces premiers utilisateurs dans un appareillage spécial suspendu au plafond. La personne plaçait sa tête dans une coiffe métallique que tout le monde appelait l'« Epée de Damoclès ». Suite à mes propres essais d'appareils de télérobotique, je peux témoigner du malaise que l'on éprouve lorsqu'on se met un appareil de laboratoire lourd et métallique sur le crâne.

Le travail sur les visiocasques se poursuivit lorsque Sutherland passa à l'Université d'Utah. Les expériences conduites en 1966-1967 le furent avec des systèmes parcellaires construits pour résoudre tel ou tel problème particulier, ou pour tester telle ou telle hypothèse. La phase suivante consistait à utiliser les matériels les plus modernes pour réaliser un appareillage de laboratoire abouti, en combinant toutes les expériences ponctuelles réussies. Le premier visiocasque entièrement fonctionnel fut mis en œuvre dans un laboratoire de Salt Lake City le 1er janvier 1970. Daniel Vickers, qui depuis n'a plus quitté le Lawrence Livermore National Laboratory, était alors étudiant à l'Université d'Utah. Il était chargé de faire collaborer les différents systèmes développés et d'écrire le logiciel qui les gérerait tous ensemble. Je l'appelai pour lui demander s'il se souvenait précisément du jour où le premier visiocasque opérationnel, piloté par le premier logiciel de gestion de monde virtuel, avait fonctionné. Il rit et me répondit : « Je me rappelle avoir effectué le premier test réussi du logiciel le 1er janvier 1970, car le système était composé de plusieurs modules dont les autres se servaient tout le temps, et il m'était toujours difficile de trouver un moment où rien n'était en cours d'utilisation pour déboguer le logiciel. Du coup, le matin du jour de l'An était le mieux trouvé des moments, puisque tous ceux qui se servaient habituellement du matériel avaient fêté le Réveillon. Ma première image créée était un cube en représentation « filaire » de 10 cm de côté. J'étais tellement excité que j'appelai chez moi, appris la nouvelle à ma femme, et fis venir toute la famille pour qu'ils voient ça de leurs propres yeux. Nous avions l'impression d'avoir accompli un grand pas et nous distinguions d'un coup un futur riche de nouvelles possibilités. »

Le système utilisé dans l'Utah à la fin des années 60 et au début des années 70 était composé de six sous-systèmes interconnectés, que Sutherland et ses collègues avaient inventé pour la plupart les années précédentes dans le Massachussetts : un masqueur réducteur, un multiplicateur matriciel, un générateur vectoriel, un visiocasque, un capteur de position de la tête et un ordinateur universel composaient la toute première machine de réalité virtuelle au monde, le bulldozer ou plutôt le « cyberdozer » qui allait préparer les fondations des paysages virtuels. Cet aspect de système constitué représentait également un jalon important dans l'histoire de la RV : l'utilisation d'afficheurs binoculaires pour créer la perspective, le relief, était une technique distincte de la RV ; l'utilisation d'ordinateurs pour créer des images en relief était une autre technique distincte de la RV ; assurer le suivi de la direction du regard de l'utilisateur pour l'immerger dans un monde virtuel était là encore une technique distincte de la RV, même si elle était essentielle pour créer la RV. Le regroupement de ces éléments en un système intégré fut la contribution brillante de Sutherland à la naissance de la RV, et ce ne fut pas la seule. Il eut également très tôt une vision claire de l'influence que ces appareils pourrait avoir à terme sur le monde. Dans des rapports datant d'il y a plus de vingt ans, il décrivit avec précision le chemin à parcourir pour passer de son prototype rudimentaire à la réalité virtuelle d'aujourd'hui.

Afin de créer les images 3D et de permettre leur manipulation en temps réel par l'utilisateur, Sutherland, ses collègues et ses étudiants réalisèrent un « masqueur réducteur », c'est-à-dire un ordinateur spécial chargé d'éliminer toutes les lignes du modèle mis en œuvre qui se trouvent, à un moment donné, derrière l'utilisateur ou hors de son champ de vision. Cela pour la partie « masqueur ». Quant à l'aspect « réducteur », il s'agit de la capacité de ce même ordinateur spécialisé de convertir les données correspondant à un objet tridimensionnel en une description bidimensionnelle affichable à l'écran. Les ordinateurs universels offrent de très larges possibilités, mais ils ne peuvent être aussi rapides que des machines spécifiquement développées pour optimiser tel ou tel type de calcul ; l'équipe de Sutherland et toutes les équipes de recherche en RV, par la suite, ont cherché à monter des systèmes tirant parti à la fois d'ordinateurs universels et spécialisés.

Un des problèmes techniques lié à l'affichage 3D auxquels s'attela donc Sutherland était celui des « lignes cachées », c'est-à-dire la nécessité de ne pas dessiner les lignes du « squelette » d'un objet cachées par une partie de cet objet lui-même ou par un autre objet présenté. Lorsque je regarde la face avant d'une chaise, je ne peux pas voir son dos. Lorsque quelqu'un est assis sur cette chaise, je n'en vois qu'une petite partie. Quand un ordinateur reconstruit une chaise à l'écran et qu'un observateur regarde cette image, le système doit effectuer un nombre très important de calculs pour cacher en permanence (c'est-à-dire à chaque redessin de la chaise) les lignes qui ne doivent pas normalement être visibles du point de vue de l'utilisateur. John Warnock, qui était alors étudiant à l'Université d'Utah, développa un algorithme (c'est-à-dire un scénario efficace de programmation de ce problème) qui fut ensuite combiné au masqueur réducteur de Sutherland. Par la suite, Warnock fut l'un des principaux chercheurs du PARC avant d'aller fonder Adobe Corporation.

Le masqueur réducteur gère des « coordonnées locales » partagées par l'utilisateur et les objets de l'espace virtuel. Proposer une vision 3D de tels objets, et donc permettre à l'utilisateur de les examiner sous différents angles exige une conversion continue, gourmande en calculs, de la position de l'utilisateur dans ce système de coordonnées locales. Si le nombre de points concernés sur un ou des objets virtuels et sur l'espace virtuel lui-même est très élevé, l'enchaînement de calculs primaires et secondaires nécessaires peut correspondre à plusieurs millions d'opérations mathématiques par seconde, ce qui ne coûte pas grand-chose aujourd'hui mais était impossible dans les années 60, lorsque les premiers visiocasques furent créés. Sutherland et son groupe avait alors créé le « multiplicateur matriciel », qui gérait ce problème de manière astucieuse.

Les représentations « filaires » affichées sur les écrans de Sutherland relevaient d'une technologie dite « graphiques vectoriels ». L'affichage, sur ces écrans comme sur ceux des oscilloscopes et des téléviseurs, est dû à la capacité de certains matériaux d'émettre de la lumière lorsqu'ils sont stimulés par un faisceau d'électrons. Dans un tube cathodique, la position du faisceau émis par le canon à électrons est commandée par des électro-aimants qui le font dévier vers telle ou telle position bien précise de la face intérieure d'un tube en verre sous vide. Cette face avant est recouverte d'une pellicule d'un matériau qui brille (qui émet des photons) lorsqu'il est stimulé par les électrons. Sur un téléviseur à fonctionnement par « trames », le faisceau d'électrons balaye l'écran en continu, d'un côté à l'autre et de haut en bas, en « rafraîchissant » (en réactivant) au passage les points de l'écran qui doivent l'être. Aux Etats-Unis, le balayage des téléviseurs s'effectue sur 480 lignes [1], quelle que soit la taille de l'écran, chaque ligne étant composée de 640 points. L'ensemble des points activés compose la mosaïque que le téléspectateur voit comme une image télé ; de la même manière, les changements subis par cet ensemble de points sont interprétés par l'œil humain comme correspondant à des mouvements de l'image.

[NdT 1] En-dehors des Etats-Unis, du Canada et du Japon (système NTSC), le nombre de lignes est de 625 (systèmes PAL et SECAM).

Mais ce système de mosaïque n'est pas le seul possible pour dessiner sur du phosphore avec des électrons. Dans un affichage vectoriel, le faisceau d'électrons se déplace directement entre différents points de l'écran, créant ainsi des « vecteurs » visibles, analogues aux traits lumineux dessinées dans le noir par une lampe de poche qu'on agite rapidement. Le multiplicateur matriciel prenait en compte les points de départ et d'arrivée de chaque vecteur 3D qui formait l'arête d'un objet virtuel et multipliait leurs coordonnées par les données fournies par l'indicateur de position de la tête, ce qui revenait à modifier le point de vue des objets présentés en synchronie avec les mouvements de tête de l'utilisateur. Robert Sproull, qui était à l'époque étudiant à Harvard, conçut l'essentiel du masqueur réducteur ; par la suite, il fut l'un des nombreux infonautes qui contribua à la mise en œuvre de ces aspects graphiques et interactifs sur les micro-ordinateurs d'aujourd'hui.

Le masqueur réducteur et le multiplicateur matriciel prenaient en compte les données provenant du capteur de position de la tête, les transformaient, et les envoyaient au générateur vectoriel qui était chargé de « peindre » les bons vecteurs à l'écran. Les écrans étaient contenus dans le visiocasque porté par l'utilisateur. Les tubes cathodiques de 15 cm de long et de 2 cm de diamètre étaient collés aux tempes de l'observateur, comme une paire de petites torches électriques. La lumière qu'ils émettaient passait à travers une série de lentilles et de miroirs sans tain, et l'image virtuelle ainsi élaborée apparaissait à environ 35 cm de l'utilisateur, en superposition au monde réel. (« C'est ainsi », écrivit Sutherland en 1968, « que les images projetées peuvent soit sembler flotter dans l'espace, soit être conçues pour coïncider avec des cartes, le dessus d'un bureau, des murs, ou les touches d'un clavier. ») Les premiers écrans utilisés pouvaient afficher plus de 3000 lignes à 30 images par seconde, ce qui, même aux normes actuelles, est une petite prouesse. Les utilisateurs de l'Epée de Damoclès disposaient d'un champ de vision de 40°, ce qui est bien supérieur au champ de vision de 4° à 6° que l'on a lorsqu'on regarde un téléviseur ou un moniteur posé sur une table, mais reste bien inférieur aux 120° des visiocasques de la NASA produits aujourd'hui ou aux 300° par 150° des simulateurs de vol sur F-15 à écrans multiples des années 80.

Pour ses appareils de suivi de position de la tête, Sutherland essaya aussi bien des capteurs à ultrasons que des capteurs mécaniques. Les capteurs à ultrasons fonctionnent sur le principe selon lequel la propagation des ultrasons se fait à vitesse constante et mesurable et les longueurs d'onde des signaux provenant de positions fixes peuvent être ajustées pour que de petits changements de position de la source sonore mobile puissent être déterminés dans un système de coordonnées tridimensionnel. Si donc l'utilisateur porte une source d'ultrasons dans son visiocasque et si quatre capteurs d'ultrasons sont placés aux quatre coins du laboratoire, il est possible de détecter les changements des signaux captés, et de les convertir suffisamment rapidement — en temps réel — en mesures de position de la tête. Mais la technologie des ultrasons pose un certain nombre de problèmes, notamment le fait qu'elle n'est utilisable que si rien, dans la pièce utilisée, ne vient se placer entre la source et les capteurs.

Avec un système mécanique de détection de position, l'utilisateur ne dispose que d'une sphère limitée de mouvements, mais la mesure de ces mouvements, toujours en temps réel, est bien plus précise. Une paire de tubes télescopiques glissant librement le long de leur axe commun étaient attachés par des articulations universelles au visiocasque et à des rails au plafond : il s'agissait d'un appareillage « analogique » classique, qui donnait de meilleurs résultats que les appareils numériques de l'époque. Le champ des déplacements de la tête de l'utilisateur faisait environ 2 mètres en largeur et 1 mètre en hauteur. Dans cet espace, l'utilisateur était libre de ses mouvements, pouvait se retourner et lever ou baisser la tête de 40°. Il était physiquement captif d'un appareillage, mais l'on estimait qu'il s'agissait d'un inconvénient temporaire, dû aux technologies primitives de l'époque ; dès le début des années 70, la plupart des informaticiens comprirent que leur outil de base doublerait sa puissance pour un prix deux fois moindre tous les deux ans.

Le « moteur » du premier visiocasque était une machine appelée TX-2, qui commençait à être dépassée en 1967. Le premier objet virtuel créé était un cube de cinq centimètres de côté qui apparaissait à notre proto-utilisateur comme un objet fait de lumière, flottant dans l'espace. Parmi ces premiers objets virtuels, il y avait également une modélisation moléculaire : une vue squelettique et en perspective de la molécule de cyclohexane. (Lorsque Frederick Brooks et ses étudiants de l'Université de Caroline du Nord entamèrent leur travail de plusieurs décennies sur les outils d'aide à la conception moléculaire, c'est de ce modèle et de ce qu'il suggérait qu'ils partirent pour aboutir, à la fin des années 80, à leur très évolué système Grope.) On fit ensuite appel à un PDP-10 de Digital pour piloter les visiocasques. A l'Université d'Utah, on conserva le premier cube 3D au répertoire des objets virtuels, et on construisit une « pièce » de bien plus grandes dimensions, dont les murs portaient les initiales N, S, E et O, le plafond H et le plancher B.[2] L'observateur voyait les murs de lumière de la chambre virtuelle, flottant dans l'espace à l'intérieur de la vraie pièce dans laquelle il se trouvait. Cette première chambre du cyberespace était cubique, monochrome et dépourvue de toute décoration.

[NdT 2] Initiales (Nord, Sud, Est, Ouest, Haut, Bas) traduites en français pour une meilleure compréhension.

L'idée de construire des chambres virtuelles n'a pas cessé depuis d'intéresser les chercheurs en RV. En 1988, le laboratoire de RV de la NASA avait développé une modélisation du laboratoire lui-même. Je me souviens avoir tendu une main virtuelle, dans cet espace virtuel, pour atteindre une étagère virtuelle, et avoir senti ma vraie main toucher la vraie étagère : quelle étrange impression d'être en même temps dans deux mondes distincts ! La démonstration de 1989 faite par Autodesk comportait notamment la visite d'un « bureau paysager ». En 1990, les participants à la conférence annuelle de la section « Interfaces homme-machine » de l'ACM (Association for Computer Machinery, ou « Association pour le développement des systèmes informatiques ») furent invités au Human Interface Laboratory de Seattle pour un vol d'essai à travers un « Seattle virtuel », reproduction cyberspatiale en couleurs et ombrée de Seattle, aux allures de dessin animée mais tout à fait reconnaissable. Aujourd'hui, ce sont des dizaines de pièces, de bâtiments, de quartiers de villes et même de systèmes solaires élémentaires qui existent à l'intérieur de moteurs de réalités situés entre Redwood City et Kawasaki. A Santa Barbara, j'ai rencontré un homme qui est en train de convertir la carte du réseau de distribution électrique de Tokyo en un modèle virtuel. D'ici 2010, cette première pièce rudimentaire de Sutherland aura enfanté tout un univers virtuel. Il est impossible de dire aujourd'hui quelle taille atteindra ce cyberespace de demain.

Sutherland, dans la dernière phrase de son livre « The Ultimate Display » (« L'écran ultime »), qui n'était qu'une demi-boutade, montrait bien qu'il était conscient de la dimension « magique » sur laquelle il venait d'ouvrir une porte : « Avec une programmation adéquate, un tel écran pourrait littéralement donner accès au Pays des merveilles visité par Alice. » Dans un rapport sur un instrument de saisie d'un nouveau genre, Daniel Vickers, un étudiant de Sutherland, admit également cet aspect magique qu'inspirait dès le départ les expériences de RV. « Un observateur placé dans l'environnement 3D du visiocasque », écrivait-il, « dispose d'une baguette « magique » avec laquelle il peut « toucher » les objets synthétiques qu'il voit. Une telle baguette, permettant de créer et de manipuler des objets de synthèse visibles uniquement par celui qui porte le visiocasque, donne une impression de sorcellerie à ceux qui l'observent, d'où le nom choisi pour cet instrument : l'Apprenti sorcier. »

L'Apprenti sorcier était une baguette dotée d'une poignée portant quatre boutons poussoirs, une tirette et un petit potentiomètre. Deux embouts interchangeables permettaient de disposer d'un suivi de position par ultrasons ou mécanique. Pour multiplier les possibilités de création et de manipulation des images tridimensionnelles à partir de seulement quatre boutons, on faisait appel à un tableau virtuel de sélection de fonctions. En pointant la baguette sur telle ou telle fonction proposée par ce panneau virtuel et en appuyant sur un des boutons, on faisait prendre aux boutons de la baguette telle ou telle série de fonctions. L'utilisateur pouvait ensuite toucher des objets virtuels de sa baguette et effectuer différents « tours de magie » graphiques : faire apparaître ou disparaître des objets, les agrandir, les réduire, les faire pivoter, les faire fusionner ou se diviser, etc. Ces panneaux de commande virtuels flottant dans le cyberespace pour étendre les possibilités d'un « langage » de commandes était une préfiguration notable des « menus déroulants » qui permettent aux utilisateurs des micro-ordinateurs d'aujourd'hui de sélectionner des commandes.

L'ajout de cette baguette magique au système accrut dans des proportions importantes l'impression de présence dans le monde virtuel de l'utilisateur du visiocasque. « Nous nous sommes aperçus que la sensation de présence était plus grande lorsque la baguette était utilisée. En fait, plus le nombre de sens sollicités est grand, plus l'illusion est convaincante » me dit Vickers en 1990.

Tout cela paraît très excitant, mais avant l'ère de la conception assistée par ordinateur (CAO), il était tout à fait normal, si l'on ne disposait pas du sens de prémonition nécessaire, de se demander en quoi il était nécessaire de dépenser l'argent du contribuable à cet effet. Dès la première démonstration de Sketchpad, Sutherland prit soin de préciser clairement que ce type d'outil pouvait amplifier les capacités des concepteurs d'objets tridimensionnels — gadgets ou immeubles —, de la même manière que l'ordinateur amplifiait les capacités des comptables, des scientifiques et des services chargés des recensements de population. Dans la conception d'objets, le plus important est de visualiser clairement ces objets et de partager cette vision avec l'autre, par l'intermédiaire de dessins, d'esquisses, de maquettes, de plans, etc. De même qu'un logiciel de traitement de texte permet d'amplifier un talent hautement qualifié comme l'écriture en débarrassant l'utilisateur de tâches peu qualifiées comme le déplacement d'un mot ailleurs dans une phrase, un système de CAO, pensaient ces pionniers, amplifierait l'expertise qualifiée des dessinateurs industriels, des architectes, des urbanistes en se chargeant pour eux de placer et de déplacer les lignes à l'écran. En ce qui concerne la CAO, le secteur informatique fut prompt à attraper la balle de l'ARPA au bond (ce fut moins le cas pour l'interaction et le temps partagé). Au début des années 60, peu après la première présentation de Sketchpad, IBM réalisa un outil d'assistance à la conception pour General Motors. Le sigle utilisé pour cette application par IBM et par GM était DAC (Design Augmented by Computer), mais le terme adopté pour toute la discipline fut finalement CAD (Computer Aided Design).[3]

[NdT 3] En français, CAO (Conception assistée par ordinateur).

Mais ce n'est pas seulement l'esthétique des automobiles qui peut être améliorée par les outils de conception 3D. Comme commencent à le montrer plusieurs branches de la recherche médicale, le corps humain est également un objet tridimensionnel, ce qui a son importance pour les médecins et les chirurgiens qui tentent d'analyser et de résoudre des dysfonctionnements physiologiques au vu de radios, qui sont des images bidimensionnelles. L'une des premières applications potentielles du visiocasque de l'Utah était de nature médicale. Dès 1971, une équipe de médecins travaillant de concert avec le groupe de Sutherland imagina une méthode de restauration de l'intersection virtuelle de deux artères. Peu de temps après, Frederick Brooks et les gens de l'UNC poussèrent les choses plus loin en conviant des médecins à être partie prenante dans la conception de ces outils. Sutherland partit ensuite fonder sa société spécialisé dans les simulateurs de vol, Evans & Sutherland, puis travailla à mettre au point des robots marchant sur des jambes. Ses étudiants, quant à eux, furent pris dans la révolution micro-informatique. L'Université d'Utah demeure aujourd'hui un centre de recherche et d'innovation en images de synthèse, et un nouveau projet lié à sa faculté de médecine et consistant à développer une prothèse électronique de « bras » participe d'une certaine manière de la convergence avec la RV, en ce que cette dernière cherche à développer des interfaces permettant de commander des robots à distance.

La CAO effectua sa percée dans l'informatique et se développa pendant les années 70 et 80, tout en restant un langage de commande très puissant, assez rébarbatif et fort coûteux destiné à de grands ordinateurs eux aussi extrêmement chers ; dans ce rôle, elle entraîna des changements radicaux dans de nombreux secteurs de l'industrie. Mais à l'instar des premiers ordinateurs, elle restait un outil réservé à ceux qui pouvaient se le payer et qui étaient prêts à prendre le temps nécessaire pour s'initier à une interface homme-machine conçue par des techniciens. Elle demeurait également un outil 2D de visualisation d'objets 3D. Au lieu de montrer une colonne ou un carburateur en relief, elle proposait un schéma ou une imitation de relief. Au lieu de permettre à l'utilisateur de modifier directement telle ou telle forme, elle exigeait de lui qu'il tape un code de commande au clavier. La CAO ne donnait ni la sensation d'une immersion ni le pouvoir de navigation, mais c'était déjà un outil puissant d'exploitation d'écran d'ordinateur et de modélisation qui stimulait la réflexion. Dans les années 80, un programmeur du nom de John Walker contribua à la fondation d'une société appelée Autodesk parce qu'il pensait que des PME équipées de micro-ordinateurs accepteraient de payer quelques centaines de dollars pour un logiciel de CAO leur offrant une bonne partie des fonctions jusqu'ici réservées aux programmes fonctionnant sur grands systèmes et valant plusieurs milliers de dollars. (Nous reparlerons de Walker un peu plus loin.) Aucun des principaux éditeurs de logiciels de CAO ne s'était encore risqué à proposer la visualisation 3D vraie lorsqu'Autodesk annonça, en 1988, son projet « Cyberia ».

Le concept d'immersion — c'est-à-dire l'utilisation de la stéréoscopie, de la poursuite du regard et d'autres techniques pour donner l'illusion qu'on est à l'intérieur d'un paysage de synthèse — est l'un des deux fondements de la Réalité Virtuelle. Le deuxième est le concept de navigation, c'est-à-dire le don à l'utilisateur de la possibilité de se mouvoir autour et à l'intérieur des objets modélisés, que ce soit une molécule ou une ville entière. Rien n'oblige à faire appel à une technologie spécifique pour mettre en œuvre l'un ou l'autre de ces deux concepts de base. Les images peuvent être créées grâce à des appareillages optiques, électroniques ou à une combinaison de ces deux techniques. La saisie des commandes gestuelles peut être effectuée par l'intermédiaire de gants, de claviers, de manettes, etc. Un visiocasque, un gant qui détecte la position et le mouvement des doigts et de la main, des capteurs magnétiques de position de la tête, voilà un attirail suffisant pour donner la sensation d'immersion et le pouvoir de navigation dans des environnements simulés. Les gants et les lunettes ne sont toutefois pas le seul moyen de pénétrer à l'intérieur d'un ordinateur. Tôt ou tard, il était dit que des sensibilités étrangères au monde de l'informatique s'intéresseraient à une telle entreprise de création de réalité. Ce fut le cas de Myron Krueger, artiste et ingénieur, rêveur iconoclaste, un homme qui vient de passer vingt ans à faire appel à la réalité artificielle comme moyen d'expression artistique des rapports entre l'homme et la machine.



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