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Mai 1992 VOYAGE À L'INTÉRIEUR
DE LA MACHINE
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Les romans de Lewis Carroll symbolisent l'imaginaire. Et pourtant, avant l'an 2000, nous pourrons probablement tous "réellement" passer de l'autre côté du miroir.

Réalité virtuelle : l'expression même en fait déjà sourire beaucoup, par l'apparente contradiction de ses termes. Ecourtons le débat en proposant d'une part que l'antinomie est voulue, et rappelle le but fixé à cette discipline : créer des illusions, ou des représentations, qui aient quasiment toutes les caractéristiques du réel. Et d'autre part que ce qu'elle recouvre est de toute façon plus digne d'investigation que son appellation. Va, donc, pour « Réalité virtuelle » (ou RV).

Créer des représentations qui ressemblent au réel ? On objectera qu'il n'y a pas là de nouveauté fondamentale : le cinéma, par exemple, répond à cette définition. On pourrait même dire que son réalisme visuel est d'un degré que n'atteindra probablement pas la RV avant l'an 2000. En réalité (!), la RV est le prolongement d'efforts plurimillénaires de l'homme pour représenter ce qui n'est pas présent, par l'écriture, par l'art, dans le but de communiquer, d'apprendre, de ressentir, de réfléchir. Et elle équivaut aussi à un progrès radical en matière d'outils et de contextes utilisés pour ces représentations, qui confèrent à ces dernières de nouvelles fonctions, et ouvre des perspectives inédites au double plan pratique et philosophique.

Sa généalogie est vaste, surtout dans un passé récent : cinéma, images de synthèse, simulateurs de vol, consoles de jeux, micro-ordinateurs sont parents de la réalité virtuelle. Celle-ci est en effet une discipline de convergence (elle constitue l'aboutissement logique du développement de plusieurs champs). Son côté « rupture » pourrait être illustré ainsi : jusqu'ici, nous nous sommes tenus devant l'écran de l'ordinateur ; la RV, c'est passer la tête, la main, voire le corps à travers cet écran et rentrer dans la machine, ou plutôt dans les mondes virtuels qu'elle met en scène. De l'autre côté du miroir, Alice au pays des merveilles (ou des horreurs) ? Il y a en effet beaucoup de ça, et on verra qu'un jour prochain, il ne tiendra qu'à nous d'y rencontrer des chapeliers fous !

Les objets emblématiques de cette rupture, venons-y, sont aujourd'hui les lunettes (ou visiocasques) et gants conçus par une des firmes pionnières en RV, VPL, en collaboration avec la NASA. Les visiocasques contiennent deux petits écrans couleur à cristaux liquides qui permettent une visualisation stéréoscopique, ainsi que deux écouteurs. Un émetteur, couplé à un récepteur fixe (en général au plafond de la salle), permet de transmettre les mouvements de la tête. Le gant est équipé de capteurs qui transmettent les mouvements de la main et des doigts à la machine qui pilote le monde virtuel. Ces deux interfaces d'entrée/sortie correspondent à deux caractéristiques typiques de la réalité virtuelle : l'immersion et l'interactivité. La stéréoscopie et le champ visuel supérieur à 60° assurent une sensation de présence dans l'univers virtuel. Le gant permet d'appliquer les mouvements de la main de l'utilisateur à une main de synthèse, qui a prise sur les objets du monde virtuel.

Plus nombreux sont les sens sollicités, plus l'illusion semble ne plus en être une. Les recherches vont actuellement bon train dans le domaine des sensibilités tactile et proprioceptive (musculaire). A l'Université de Caroline du Nord, un bras manipulateur à retour d'effort permet de combiner des molécules virtuelles en éprouvant l'effet des différentes forces moléculaires (attraction/répulsion). Au Media Lab du MIT, un manche donne à la main qui le manipule l'illusion de milieux divers (mélasse, glaçons dans de l'eau, papier émeri). A Grenoble, le LIFIA travaille sur les sensations proprioceptives liées à l'utilisation de divers instruments de musique. A Salford, en Angleterre, l'ARRC développe le gant Teletact, qui communique à la main des informations tactiles par l'intermédiaire de 30 mini-pastilles gonflables. Dans le même temps, le HIT Lab de l'Université de Washington travaille sur un système de visualisation par projection laser directement sur la rétine.

Les applications envisagées sont nombreuses, notamment dans les domaines des loisirs, militaire (comment y échapper !), médical, éducatif, et de modélisation. On peut grossièrement les ranger en deux catégories : les environnements totalement virtuels et les reproductions d'environnements réels. Ces dernières comprennent notamment les applications de « Téléprésence ». Par couplage d'un opérateur avec les « yeux », les « bras » et les « jambes » d'un robot distant, l'homme pourra indirectement intervenir dans des milieux hostiles (espace, fond des mers, zones irradiées, incendies, etc.). Avec un robot miniaturisé, c'est un « voyage fantastique » à l'intérieur du corps que pourront entreprendre les chirurgiens. En matière d'environnements totalement virtuels, les premiers jeux fabriqués par W.Industries ont déjà fait leur apparition dans les salles de jeu londoniennes. Dans les années qui viennent, des souffleries virtuelles permettront à l'opérateur à la fois de visualiser les flux d'air autour d'un modèle et de modifier à la main les contours dudit modèle pour améliorer sa pénétration. La RV pourrait également constituer l'horizon d'une certaine délivrance pour les handicapés physiques : un « lieu » dans lequel les handicaps de la réalité primaire tombent, et qui par le biais de conversions sensorielles et motrices, peut être exploré et appréhendé par l'ouïe ou le toucher pour les malvoyants, par la langue ou le menton pour les tétraplégiques…

Les problèmes à résoudre sont néanmoins encore nombreux. Il s'agit de poursuivre les recherches en matière de perception sensorielle, et d'augmenter la puissance de calcul des machines pilotant ces applications. Les systèmes existants développent un compromis entre la richesse de la simulation et son temps de réponse. Au plan de la visualisation, ils permettent de gérer quelques milliers de polygones par seconde (les polygones sont les briques de base des modèles) alors qu'il faudrait, pour atteindre l'acuité visuelle humaine, en gérer 80 millions. Mais des solutions nouvelles, comme les « métaboules » développées au Japon pour remplacer les polygones, pourraient permettre des avancées plus rapides. Il reste que les volumes de données à traiter en entrée (déplacement de la tête, de la main, du corps, reconnaissance vocale), en sortie (affichage, son, sensations tactiles et proprioceptives), et en interne (calculs des déplacements de l'environnement virtuel et des objets qu'il contient) sont énormes, et qu'il faudra certainement plusieurs années pour développer des processeurs et des architectures à même de les gérer en temps réel.

Mais la réalité virtuelle ne nous présente pas seulement des applications à venir, dont certaines pourraient paraître…artificielles, futiles, voire dangereuses. Elle offre aussi à notre réflexion des perspectives de nouveaux comportements, de nouvelles relations entre individus, sur lesquelles je reviendrai dans une prochaine chronique. En attendant, les passionnés pourront se plonger dans « Virtual Reality », de Howard Rheingold disponible en anglais chez Summit Books et en cours de traduction française, qui fait remarquablement le tour de la question.








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