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Ce qu'on appelle le « cyberespace » est en réalité une technique universelle d'interaction avec l'ordinateur ; rien dans son concept n'est directement lié à la représentation en trois dimensions, pas plus que les interfaces homme-machine dites « de cinquième génération », fondées sur les techniques d'affichage graphique par points, ne limitent l'utilisation de ces ordinateurs au dessin en deux dimensions. Il est toutefois normal que de nouvelles techniques soient utilisées initialement de la manière la plus évidente, la plus « littérale ». Lorsque les écrans à affichage graphique sont apparus, on s'en est servi dans des buts de création graphique, notamment le dessin et le traitement d'image. Ce n'est que plus tard, quand ces écrans ont vu leur prix baisser et se sont répandus que l'on s'est rendu compte qu'ils pouvaient faciliter aussi les tâches ne portant que sur des mots ou sur des nombres.

Il en sera de même pour le cyberespace. Celui-ci correspond à la première interface homme-machine en trois dimensions digne de cette appellation. Les utilisateurs qui s'efforcent aujourd'hui d'appréhender des objets tridimensionnels sur des écrans à deux dimensions par l'intermédiaire de subterfuges comme les vues multiples, les ombrages ou l'animation n'auront aucune difficulté à comprendre, ni aucune hésitation à adopter une technologie qui leur permettra d'attraper un objet et de le faire tourner pour en assimiler la forme, de voler comme Superman à travers un objet de forme complexe, ou d'assembler des modules en utilisant de vrais outils et de voir immédiatement le résultat de leurs manipulations.

John Walker
« Through the Looking Glass», 1989



VPL rendit possible la recherche en RV pour nombre de centres de recherche en informatique, grâce aux outils « prêt à porter » qu'il proposait, mais plus nombreux encore furent ceux qui, ne travaillant pas directement dans le domaine de la recherche en interfaces homme-machine, prirent conscience de l'existence de la RV lorsqu'Autodesk se lança dans ce domaine. Lors de la première démonstration de leur projet « Cyberia », au printemps 1989 dans leurs locaux, j'avais pris soin d'arriver en avance, ce qui me permit de prendre place au premier rang. La salle finit par être encore plus remplie que d'habitude par le personnel d'Autodesk, leurs invités, et un nombre non négligeable d'entre nous, « veilleurs technologiques » indépendants qui avions senti qu'il s'agissait de quelque chose d'important et qui nous étions débrouillés pour obtenir une invitation. Je vis Steward Brand, éditeur du Whole Earth Catalog, ainsi que Hugh Daniels, le directeur technique d'origine de « The WELL », la communauté virtuelle de Whole Earth.[1] Parmi les visages qui m'étaient familiers se trouvait un autre utilisateur du WELL, le futuriste Peter Schwartz, ex-responsable de la planification stratégique chez SRI International, puis à Royal Dutch/Shell, à la Bourse internationale de Londres, et aujourd'hui président de sa propre société, Global Business Network. Theodor Nelson, techno-prophète, pamphlétaire, Compagnon officiel Autodesk et vétéran de la révolution micro-informatique, se tenait en marge de la foule et arborait ce sourire un peu « frappé » mais communicatif qu'il utilise en général quand il est en société. Esther Dyson, butineuse connue du monde informatique, avait fait exceptionnellement le déplacement en Californie du Nord. John Barlow, parolier de Grateful Dead, Républicain du Wyoming et « technotoqué » selon ses propres dires, avait été également attiré par l'événement par l'intermédiaire du WELL. J'aperçus aussi des gens d'Apple et de chez Lucasfilm. La seule caractéristique commune de ces gens-là, me disais-je, semblait être une sorte d'attirance pour l'avant-garde de la technique, d'où partent parfois des révolutions.

[NdT 1] The WELL, dans lequel Howard Rheingold voit une de ces « communautés virtuelles » naissantes, est un service californien de messagerie et de forums électroniques fondé par l'association Whole Earth, où les débats sont animés dans de nombreux domaines. L'acronyme qui donne son nom au service signifie « Lien électronique de Whole Earth » et joue sur le sens figuré de Well, puits de connaissance, mine de renseignements.

La plupart avaient goûté pour la première fois au cyberespace la semaine précédente. Etant donnée leur culture technique, point n'était besoin de leur expliquer que pour l'instant, ce qu'ils avaient vu n'était qu'un stade encore rudimentaire de la chose, que le matériel utilisé était bon marché et loin d'être suffisamment puissant pour l'instant. Il n'était pas nécessaire non plus d'extrapoler à partir de l'essai qu'ils avaient fait les possibilités futures du cyberespace. On nous entretint brièvement des applications de la RV à la visualisation scientifique, aux jeux, à la gymnastique, aux sports, à l'éducation, à la formation, au théâtre, à la dance, à la kinésithérapie et à la télérobotique. Le regard intérieur de tous était fixé sur un horizon prospectif fort large. La présentation était assurée par l'équipe Cyberia, qui avait travaillé jour et nuit depuis des semaines, d'abord pour terminer le prototype présenté, puis pour le faire essayer à tous ceux qui désiraient y plonger. On aurait presque dit un rite baptismal. Je me souviens du discours plein d'émotion de William Bricken (dans lequel il affirma : « Pour moi, l'analogie la plus forte est la suivante : l'exploration des réalités virtuelles est une manière d'apprendre à être de nouveau enfant. ») Puis Eric Gullichsen présenta un court-métrage dans lequel figurait Timothy Leary.

Lorsque l'équipe eut terminé sa présentation et fut gratifiée, les yeux humides, d'une ovation, Esther Dyson fut l'une des premières à réagir.

« Je ne voudrais pas paraître négative, mais il me semble que dans tout cela, il y a du bon et du moins bon », dit-elle. « Il n'est pas question qu'on m'enlève mon clavier, par exemple. » Par ce seul exemple bien choisi, elle avait su communiquer l'espèce de désenchantement que l'on peut éprouver lorsqu'on se trouve au sein d'un groupe de gens partageant une sorte de ferveur religieuse que l'on ne ressent pas soi-même.

Ce à quoi le programmeur de mondes virtuels Randal Walser répondit, de sa voix douce, que Dyson pourrait très bien retrouver son clavier dans le cyberespace, dès que des matériels plus puissants seraient disponibles. « Vous pourriez disposer d'un micro-ordinateur virtuel, et donc d'un bureau virtuel virtuel[2] », ajouta-t-il avec un petit sourire.

[NdT 2] Non, il ne s'agit pas d'une coquille. Sur les ordinateurs Macintosh et PC fonctionnant sous Windows ou OS/2, on parle de « bureau virtuel » pour désigner l'analogie d'un bureau présentée à l'écran, avec ses dossiers, ses fichiers, sa corbeille à papiers, etc. Si l'on reproduisait dans le cyberespace un Macintosh virtuel, le « bureau » présenté le serait donc doublement !

Theodor Nelson fit un commentaire décalé et provocant comme il les aime, en observant que le cyberespace nous permettra enfin de nous rendre compte, comme il l'a affirmé depuis des années, que « l'informatique est en réalité une sous-branche du cinéma. »

Le contexte dans lequel Nelson fit cette remarque était plus que favorable, étant donné que nous venions tous de goûter un peu au cyberespace, que la plupart d'entre nous avait pu lire depuis au moins dix ans les commentaires prophétiques incroyablement justes de Nelson, et que nos cerveaux, à cet instant précis, étaient en surrégime pour nous permettre d'apprécier l'importance de ce que nous voyions émerger ici. Pour moi et, me semblait-il, pour les autres, la brève proposition de Nelson équivalait à un concept si fort et si précis qu'elle en avait presque les allures d'un sort jeté par un magicien. De retour à mon bureau, tard dans l'après-midi, j'allai à la recherche d'un dossier que j'avais conservé quelque part dans la commode entreposée dans mon garage, celle où échouent les documents à garder « au cas où ». Et je mis effectivement la main sur l'article de novembre 1980 dans lequel Theodor Nelson s'exprimait sur la signification profonde de la virtualité. N'oublions pas qu'il l'écrivit à un moment où les micro-ordinateurs n'avaient pas encore vraiment effectué leur percée, et où les visiocasques étaient encore des curiosités de laboratoire :

Le point d'appui central, dans la conception de systèmes interactifs, c'est ce que j'appelle la virtualité du système. Ce terme est à prendre dans son acception générique, applicable à tous les domaines dans lesquels l'esprit, les effets spéciaux et les illusions interviennent.

Par « virtualité » d'une chose, j'entends ce qui relève de son apparence, par opposition à sa réalité concrète, qui peut ne pas être pertinente.

Un système informatique interactif consiste en une série de présentations conçues pour affecter l'esprit de telle ou telle manière, de manière analogue à un film. Il ne s'agit pas là d'une comparaison gratuite mais au contraire du cœur de mon propos.

J'utilise le terme « virtuel » dans son sens traditionnel, opposé à « réel ». La réalité d'un film recouvre par exemple la façon dont le décor a été réalisé, où la manière dont les acteurs ont repris leurs marques entre deux prises, mais est-ce vraiment là ce qui importe ? La virtualité du film, c'est ce qu'il semble contenir. La réalité d'un système interactif comprend la manière dont ses données sont organisées, ou le langage informatique dans lequel il a été programmé, mais là encore, est-ce bien important ? Ce qui est important, c'est ce qu'il donne à voir, ce qu'il semble être.

Une « virtualité » est donc la structure de ces apparences, et l'appréhension conceptuelle de ce qui a été créé. Dans quel environnement conceptuel se trouve-t-on ? C'est cet environnement et ses qualités de réponse qui importent, et non la « réalité » non pertinente des détails de sa mise en œuvre. Et la création de ces apparences, en un ensemble cohérent, est le vrai travail du concepteur de virtualités. Ce qui est vrai tout autant pour un film que pour un logiciel de traitement de texte.

Je parierais qu'un quart des gens présents dans cet auditorium de chez Autodesk, cet après-midi-là, avaient lu cet article près de dix ans plus tôt — sans peut-être s'en souvenir consciemment — et avaient immédiatement décodé la remarque de Nelson.

Après que Ted Nelson nous eut ainsi estomaqué, quelqu'un d'autre se leva. Du magique, on passait au banal : ce jeune homme avait le genre de coupe de cheveux qu'on fait encore chez les « barbiers » pour cinq dollars ; la pochette de sa chemise blanche bonmarché était pleine de stylos et crayons divers. Quand il commença à parler, je me rendis compte que cet homme mêlé à la foule n'était autre que John Walker, le président à l'existence habituellement recluse d'Autodesk, totalement à l'opposé de Jaron Lanier en termes de charisme. C'est un programmeur de grande renommée, qui a fondé il y a quelques années cette société qui fait aujourd'hui plusieurs centaines de millions de dollars de chiffre d'affaires par an, et qui a pris récemment un congé de durée indéterminée de son poste de président pour pouvoir redevenir programmeur. Aux yeux de Wall Street, VPL n'est même pas encore un écho sur l'écran radar de leurs tableaux de bord, alors qu'Autodesk est un candidat sérieux à la catégorie des poids lourds de la cote. Et John Walker est l'âme d'Autodesk. Cette image d'anti-héros est bien la sienne. Il aime programmer, il n'aime pas perdre son temps en bavardages. Il sait toutefois prendre la parole quand il le faut et faire appel à sa capacité à convaincre.

Walker ne parle normalement pas à la presse, mais je me suis débrouillé pour faire sa connaissance quelques mois plus tard à la Hackers' Conference, réunion des « penseurs » de l'informatique. Le mot « hacker » en est venu à désigner, par la grâce des médias, « des gamins au comportement antisocial qui infiltrent les ordinateurs des autres ». A l'origine, le mot avait une connotation plus honorable et s'appliquait plutôt aux programmeurs virtuoses qui trouvaient les solutions les plus subtiles aux obstacles qu'ils rencontraient dans leur travail. D'ailleurs, sans ces hackers, nous n'aurions peut-être pas les micro-ordinateurs et les forums électroniques que nous connaissons aujourd'hui. La « Hackers' Conference » est un événement automnal qui dure le temps d'un week-end, sur un site champêtre proche de Silicon Valley. La Whole Earth Review et les quelques hackers bien chevronnés qui l'organisent ont ainsi accueilli tous les héros de la révolution micro-informatique : les programmeurs de la NASA, les jeunes architectes du Macintosh, les concepteurs de jeu, les télécommunicants utopistes et les vétérans du Homebrew Computer Club des années 70, dont bon nombre fondèrent ensuite des sociétés devenues depuis milliardaires.

« Réalité virtuelle » était l'expression qui revenait sur toutes les lèvres à cette « Hackers' Conference » de 1989. On m'avait demandé d'animer une session d'après dîner sur les grandes questions liées à la RV. L'avantage de me confier ce rôle de « modérateur », que je devais tenir en d'autres occasions analogues, c'était qu'on traitait ainsi élégamment les problèmes d'ego et d'intérêts commerciaux divergents du monde de la RV. Une centaine de participants disparates, des hommes pour la plupart, s'étaient rassemblés dans l'auditorium du camp de vacances qui avait été loué pour l'occasion. Mais ce ne fut pas, malgré tout, le « grand soir » que j'attendais, même si les conditions d'un consensus majeur sur ces questions étaient presque toutes réunies : le rythme des révolutions technologiques de la Silicon Valley est si élevé que les nombreux « vétérans » des débuts de la micro-informatique sont maintenant en position d'influer sur les orientations de la prochaine de ces révolutions, et une bonne partie des jeunes ingénieurs, programmeurs et entrepreneurs qui avaient permis les progrès récents de l'informatique étaient présents ce soir-là. Je me demandai s'il s'agissait de la dernière occasion pour les leaders du secteur commercial naissant de la RV d'échanger librement leurs vues sur le sujet, sans la caution de leurs avocats respectifs, tant les travaux de recherche d'aujourd'hui pourraient rapidement déboucher sur les parts de marché de demain. Les gens d'Autodesk étaient là. Les gens de VPL, de la NASA et d'autres centre de recherches et entreprises en RV aussi. Si les grandes questions touchant à la vie privée, à la propriété, à la liberté de parole dans le cyberespace devaient être débattues par un groupe disposant de l'expertise, de l'expérience, et du pouvoir d'influer sur les réponses à y apporter, c'était bien à la « Hackers' Conference » de 1989 qu'elles devaient l'être.

Mais ce samedi soir-là, ils étaient apparemment plus nombreux à vouloir parler de cybersexe que des implications légales et épistémologiques de la réalité virtuelle. Je reconnais que j'avais moi-même évoqué l'éventualité d'une stimulation sensuelle au sein du cyberespace lorsque j'avais fait la liste des sujets de débat possibles. Il ne s'agissait certainement pas de la première ni de la dernière assemblée à focaliser sur ce sujet, quel que soit l'effort fait pour le noyer au milieu de plusieurs autres. La tradition de la « Hackers' Conference » veut que le modérateur fasse une brève introduction au thème choisi, puis se contente ensuite pour la plus grande part de faire passer le micro parmi une centaine de gens à l'opinion souvent bien arrêtée. Il ne s'agissait certainement pas là d'un groupe qu'un modérateur sensé eut cherché à maîtriser. Ce soir-là, Lee Felsenstein, ancien anar du groupe des Homebrewers, remit au goût du jour le néologisme fameux de Ted Nelson, Teledildonics.[3]

[NdT 3] Littéralement, « Télégodemichique », la science (à moitié canularesque) du plaisir sexuel artificiel à distance, mais nous en resterons plus sobrement dans la suite de ce livre à « Télésexe ».

La discussion prit toutefois un tour plus sérieux lorsque Walker se leva et nous rappela que le potentiel de la conception en trois dimensions est évident lorsque nous regardons autour de nous. « La CAO, ce n'est pas seulement une affaire de dessin sur ordinateur », remarqua-t-il. « Il s'agit de la conception de tous les objets manufacturés que nous utilisons. » Il évoquait ainsi le point d'appui à partir duquel une technologie que ses auditeurs sauraient maîtriser pouvait faire avancer le monde.

Walker parlait du type d'influence que sa propre compagnie avait pu exercer, de façon peut-être moins visible que d'autres aspects de la culture high tech, mais portant sur tout et sur tout le monde de manière plus ou moins diluée. La révolution de la CAO avait, de fait, pénétré partout sans être en soi réellement spectaculaire. Les leviers d'un changement ne sont donc pas toujours visibles — la plupart des gens n'ont pas l'occasion de voir ingénieurs et architectes passer du crayon et du papier à l'ordinateur pour concevoir leurs ustensiles de cuisine ou les immeubles qu'ils habitent —, mais nous pouvons tous voir et vivre les conséquences de l'avènement des outils de CAO. La voix de John Walker, dans le cadre des multiples débats sur la RV, faisait prendre à ces derniers un tour sérieux, à la fois visionnaire et pragmatique. Frederick Brooks désire créer des amplificateurs intellectuels pour les scientifiques, les médecins et les architectes. Jaron Lanier distingue un champ entièrement nouveau de la communication entre les hommes. John Walker, lui, révèle un marché encore inexploré, celui des gens, de plus en plus nombreux, qui pourront travailler plus intelligemment en s'immergeant dans les modélisations des problèmes sur lesquels ils planchent.

L'arrivée d'Autodesk dans le domaine de la recherche en RV lui conféra une étiquette de secteur d'affaires encore naissant, mais à prendre au sérieux. John Walker inspire le respect dans la communauté des programmeurs, non seulement en raison de ses succès financiers, mais également parce qu'Autodesk est considérée comme une entreprise « de programmeurs ». Elle fut fondée parce que Walker et quelques autres avaient parié que les architectes et les bureaux d'études qui se servaient déjà de micro-ordinateurs pour d'autres tâches seraient prêts à payer quelques centaines de dollars pour un équivalent en un peu moins puissant des logiciels de CAO pour grands systèmes achetés plusieurs milliers de dollars par de grands cabinets d'architectes et bureaux d'études. Le logiciel AutoCAD devint ainsi un des best-sellers du logiciel pour micro-ordinateurs. Au fur et à mesure de l'évolution des techniques d'affichage et de la puissance des matériels, le logiciel d'Autodesk prit de l'envergure, passant d'une version en deux dimensions destinée aux schémas techniques à des représentations en 2 1/2 D d'espaces et d'objets. En 1990, Autodesk annonçait un chiffre d'affaires de 117 millions de dollars pour 1989 et Wall Street évaluait la société à 926 millions de dollars. Le succès rapide d'Autodesk prouve bien que les ingénieurs d'études sont prêts à payer pour des outils d'amplification de leurs capacités, même s'ils sont rudimentaires, à partir du moment où ils leur permettent de mieux tirer parti de leur expérience. Walker estime que ceux-là même qui ont permis à sa société de valoir près d'un milliard de dollars — les utilisateurs d'AutoCAD pour qui la représentation d'objets en trois dimensions est une affaire cruciale — sont prêts à faire passer leur point de vue derrière l'écran de leur ordinateur et à pénétrer les mondes virtuels qu'ils essayent justement de concevoir.

Même si un logiciel de CAO, cela peut paraître un peu banal pour le profane, il s'agit bien d'un des plus flagrants exemples d'outils d'amplification intellectuelle tels que Douglas Engelbart et Frederick Brooks les ont rêvé depuis des dizaines d'années. Qu'Autodesk considère implicitement l'amplification intellectuelle comme son secteur d'activités, la chose est patente si l'on observe les différents projets menés de front par la firme et relevant de l'hypertexte, des communautés électroniques, du multimédia et de la réalité virtuelle. Ainsi Autodesk a-t-il investi dans le grand projet d'hypertexte inachevé de Ted Nelson et de ses collègues, Xanadu ; l'hypertexte consiste à lier entre elles les connaissances du monde entier en un réseau automatisé, dans le cadre duquel la création d'informations, leur publication et le paiement de royalties sur leur propriété intellectuelle pourraient être organisés au bénéfice de tous, partout dans le monde. Autodesk embaucha également Randy Farmer, l'un des concepteurs de la première communauté électronique à interface graphique (Habitat, commandité à l'origine par la division Jeux de Lucasfilm, et contrôlé aujourd'hui par Fujitsu), pour les aider à concevoir une bourse électronique d'échange d'informations pour leur filiale Amix. Tout récemment, Autodesk a créé une division multimédia, dans le but d'évaluer l'intérêt des technologies disques lasers (CD-ROM), vidéodisques et vidéo numérique interactive (DVI). Les séminaires hebdomadaires tenus dans les locaux de Sausalito sont maintenant très courus, et il est du dernier chic d'avoir un ami au sein de la société.

Dans le monde des tous meilleurs « sorciers » du logiciel, on dénote deux catégories, les loups solitaires et ceux qui vont travailler pour une entreprise parce que d'autres bons programmeurs s'y trouvent déjà. C'est pourquoi lorsqu'on entend dire que plusieurs as de la programmation débarquent dans telle ou telle société, c'est un signe que quelque chose de fort intéressant s'y trame, qui relève plus de la recherche en technologie pure que de la simple quête de nouvelles parts de marché. Pendant un moment, dans les années 70, toutes les stars de la programmation semblaient graviter autour du PARC de Xerox. Au début des années 80, ceux qui brûlaient de repousser les limites de technologies nouvelles et de sauver le monde avec des logiciels d'un genre nouveau s'étaient retrouvés chez Apple. Vers la fin des années 80, Autodesk semblait être devenu le port d'attache des meilleurs magiciens du logiciel. Les esprits originaux étaient les bienvenus, semblait signifier Autodesk par ses embauches, du moment que les talents de programmeur des candidats étaient de niveau « olympique ».

Il y a une différence nette entre la création solitaire de logiciels géniaux et la direction d'une équipe importante de programmeurs. La façon dont Walker communique sa vision des choses au reste de la société est un de ses grands atouts ; il est connu tout autant pour ses notes de service inspirées que pour son talent d'analyste logiciel (un certain nombre d'entre elles ont été publiées dans l'ouvrage The Autodesk File ). En septembre 1988, Walker lança sa compagnie sur le marché du cyberespace — ou tout au moins lui donna la poussée initiale dans cette direction — en faisant circuler au sein d'Autodesk une note intitulée « A travers le miroir : l'interface homme-machine de demain ». Il ne s'agissait pas d'un document destiné à rester secret, et en quelques heures, il commença à faire son chemin à travers les réseaux électroniques et à aboutir sur des « bureaux virtuels » du monde entier, y compris le mien. La lecture de ce manifeste, peu après ma première expérience du cyberespace, fut l'un des facteurs décisifs qui me conduisirent à passer deux ans à explorer et à goûter le monde de la réalité virtuelle. John Walker avait perçu l'essence d'un moment important et avait poussé sa société à tirer parti d'un marché nouveau et de grande envergure qui leur était, pour l'instant au moins, réservé. La CAO était son cheval de Troie, mais le territoire que Walker distinguait au-delà des murailles de l'écran 2D était énorme.

Walker comprenait que ce qu'il vendait n'était pas seulement une nouvelle manière de dessiner des plans. Les produits d'Autodesk permettant la visualisation en trois dimensions et la manipulation d'objets et de structures pouvaient être considérés comme les précurseurs de quelque chose d'au moins aussi important que la micro-informatique, mais qui ne touchait encore qu'une fraction de son marché potentiel. Walker arguait que « le discours actuel sur les « interfaces homme-machine » [était] directement inspiré de notre manière de commander les ordinateurs d'aujourd'hui — à l'aide de claviers, d'écrans et de souris —, de même que les Job Control Languages[4] d'antan s'inspiraient du format des cartes perforées de l'époque. Les développements technologiques à court terme promettent une remise en question radicale des interfaces homme-machine actuelles. » Cette « remise en question radicale », c'est le passage à l'immersion totale que Walker préfère appeler « système cyberspatial ».

[NdT 4] Les JCL (inaugurés par IBM) sont les langages de commande des grands ordinateurs depuis les années 50. Ce ne sont pas à proprement parler des langages de programmation ; leurs commandes servent à imprimer un fichier, à demander le catalogue d'un répertoire sur disque, à lancer un programme, etc.

Dans cette fameuse note de service qui devint un article à part entière avant d'être publiée dans un recueil, Walker présentait une sorte de tableau révolutionnaire des interfaces homme-machine et démontrait comment cette tendance, à long terme, amenait directement à cette fenêtre interdimensionnelle proposée par Ivan Sutherland en 1965. Walker avait conscience de la rapidité d'évolution des processeurs et des logiciels de rendu tridimensionnel, et il estima qu'en 1989, il était possible de produire des systèmes de RV rudimentaire pour moins d'un demi-million de dollars. Comme nombre d'entre nous, il avait essayé la version « Clément Ader » de la RV en 1988, mais avait eu la vision du 747 de la chose pour la décennie 90. Une nouvelle âme avait été convertie à la cause de la RV !

Walker avait introduit dans son discours une distinction subtile qui pourrait s'avérer très significative à long terme. De fait, la plupart des commentaires traditionnels sur l'évolution de l'informatique font référence aux différentes « générations » d'ordinateurs, en distinguant ceux qui ont fait appel aux lampes, puis aux transistors, puis aux circuits intégrés primitifs, puis enfin aux circuits intégrés à très grande intégration. Dans son article, Walker proposa plutôt une classification chronologique basée sur l'interaction entre l'homme et la machine plutôt que sur la manière dont la machine était réalisée, chaque « génération » d'interaction étant caractérisée par son mode d'utilisation plutôt que par le matériel ou le logiciel utilisés. La première génération d'ordinateurs, à la fin des années 40, était commandée grâce à des fiches ; les calculs pouvaient être modifiés par réarrangement des fiches dans les prises. La seconde génération, dans les années 50, vit l'avènement du traitement en différé,[5] pour lequel les cartes perforées remplacèrent le panneau de fiches. Les années 60 correspondirent à la troisième génération et au « temps partagé »,[6] qui amenèrent les programmeurs en interaction directe avec la machine par l'intermédiaire d'un clavier et d'un écran. Dans la classification de Walker, l'utilisation de menus pour donner des ordres à la machine, qui nous évite d'avoir à mémoriser des commandes absconses, marquait la quatrième génération. Et la manipulation directe par la souris développée par la série ARC-PARC-Mac constituait la cinquième génération.

[NdT 5] Batch, qu'on traduit également en « traitement par lots ».
[NdT 6] ...lorsqu'on conçut des ordinateurs qui pouvaient être utilisés en même temps par plusieurs utilisateurs.

Ayant établi cette chronologie, Walker fit remarquer que si l'on se penche sur le mécanisme de passage d'une génération à l'autre, on s'aperçoit qu'il s'agit à chaque fois de lever un obstacle entre l'utilisateur et l'ordinateur. C'est d'abord, lors du passage des fiches à câbler aux cartes perforées, le panneau de commande de la machine qu'il n'est plus nécessaire d'ouvrir pour la programmer. C'est ensuite le comptoir au-dessus duquel on passait les boîtes de cartes perforées qui n'a plus lieu d'être avec l'arrivée du terminal individuel. Puis ce même terminal, sur lequel seules les commandes écrites peuvent être données, est remplacé par des menus déroulants hiérarchisés. Enfin, ces menus, qui d'une certaine manière camouflent une partie du processus de commande de l'ordinateur, sont supprimés au profit du pointer-cliquer de la souris à l'écran, ce dernier s'avérant le dernier obstacle entre l'homme et la machine. S'il s'agit maintenant de supprimer cet écran pour passer au niveau suivant dans cette évolution, Walker constate une convergence entre cette tendance et le développement de mondes artificiels. Pour faire une analogie avec Alice aux pays des merveilles, la nouvelle interface homme-machine et les moteurs de réalité sont les deux côtés du même miroir que l'on cherche à traverser.

En appliquant la grille de Walker, on comprend quelque chose que l'on n'aurait peut-être pas perçu autrement : pénétrer dans un lieu et regarder autour de soi est un mode d'interaction bien différent — avec probablement un certain nombre d'« obstacles » qui lui sont propres — de celui qui consiste à donner une commande et à en percevoir le résultat. Jusqu'ici, c'est à une interaction avec l'ordinateur que nous nous sommes livrés, pas à une exploration intérieure. Les interfaces actuelles « de cinquième génération » proposent à l'utilisateur un espace conversationnel en deux dimensions. Walker y voit un obstacle à une exploitation plus efficace de la machine ; dans sa fameuse note de service initiale, il écrivait à ce sujet :

Je crois que la conversation n'est pas le bon mode d'interaction avec l'ordinateur, qu'il induit en erreur les utilisateurs novices et qu'il amène même les informaticiens chevronnés à élaborer des systèmes difficiles à utiliser. Parce que l'ordinateur possède un certain degré d'autonomie, qu'il peut effectuer très rapidement certaines tâches qui nous paraissent difficiles, nous avons eu l'impression d'emblée qu'il possédait des attributs propres à l'intelligence humaine, ce qui nous a amené à consacrer une large partie de nos activités de programmation à le faire se comporter en conséquence.

Pourtant, lorsqu'on interagit avec un ordinateur, ce n'est pas de conversation avec quelqu'un d'autre que cela relève, mais de l'exploration d'un autre monde.

Le verbe le plus approprié pour décrire le mode d'interaction homme-machine idéal n'est pas converser, mais explorer. Ce simple changement d'approche induit une énorme différence quant à tout le reste. Grâce au travail de réflexion qui l'y a amené, John Walker connaît désormais la nature de la prochaine révolution informatique, et sait dans quelle direction il doit mener sa société. Dans « À travers le miroir », une note de service qui a des allures de manifeste, il déclare : « J'estime que le cyberespace est le seul fondement possible de la prochaine génération d'interface homme-machine ». Le reste du document est à l'avenant, c'est-à-dire fascinant. A la question « Est-il raisonnable de bâtir une entreprise sur une idée science-fictionnesque ? », ce visionnaire répond « Pourquoi pas ? C'est exactement ce que j'ai fait. »

Walker reconnaît que l'idée de passer à l'intérieur de l'ordinateur a ses origines dans la science-fiction, et il citait récemment William Gibson et antérieurement Frederick Pohl et sa saga des « Heechee », dont le second volume, Beyond the Blue Event Horizon, avait fourni l'inspiration pour le produit Autodesk. Walker fait également remarquer que les expressions « réalité artificielle » et « réalité virtuelle » sont des oxymorons[7] et qu'il est préférable d'utiliser le terme de cyberespace, dont la racine grecque cyber, qui a donné « gouverner », a le sens originel de « timonier ». (Quelques mois plus tard, lorsqu'un avocat sans doute un peu trop zélé conseilla à Autodesk d'essayer de protéger le mot « cyberespace » et que le nom d'Eric Gullichsen apparut à cette occasion, la société reçut un courrier de l'avocat de William Gibson et l'on dit que celui-ci prétendait envisager de déposer le nom « Eric Gullichsen ».)

[NdT 7] Réunion, pour un effet rhétorique, de deux termes en apparence contradictoires (Ex: Un silence éloquent).

Si donc le cyberespace constitue le fondement de la prochaine évolution de l'informatique, si les utilisateurs de logiciels de CAO composent l'avant-garde des « cyberspationautes », et si Autodesk est par là-même en position idéale pour exploiter ce futur marché, de quelle manière Walker estime-t-il qu'il faut procéder ? Première priorité : abaisser le prix d'entrée du cyberespace. A la fin 1988, il en coûtait encore plusieurs centaines de milliers de dollars, si l'on ajoute aux gants, visiocasques et capteurs de position les machines de traitement du rendu et les ordinateurs moteurs de réalité. Walker nota cependant qu'il devait être possible d'exploiter les capacités de traitement graphique d'un microprocesseur qui venait de sortir — le i860 d'Intel, qualifié par certains de « superordinateur sur une seule puce » — pour doper un micro-ordinateur bon marché. En achetant une carte de gestion vidéo bâtie autour de ce microprocesseur pour la placer dans un ordinateur domestique comme l'Amiga 500, qui servirait de machine de rendu, en fabriquant des lunettes à la façon de McGreevy et d'Humphries, et en achetant un gant chez VPL ou, mieux, en faisant appel à une boule de commande à six degrés de liberté, on pouvait abaisser le coût de l'ensemble, moteur de réalité excepté, aux alentours de 15 000 dollars, selon Walker.

Ce système de « cyberespace portatif », comme l'appelait Walker, pouvait, à titre de prototype, servir à démontrer aux utilisateurs de CAO les avantages de « visites virtuelles » à l'intérieur des bâtiments qu'ils concevaient. Walker ne signifiait pas par là qu'il voulait amener Autodesk à se faire constructeur de matériel, mais qu'il voyait sa société comme un fournisseur d'outils, comme un créateur de « jeux de construction » logiciels destinés aux explorateurs qui ne manqueront pas de se déclarer lorsque les systèmes cyberspatiaux atteindront le bon rapport performances/prix. Les produits existants d'Autodesk peuvent déjà être mis à contribution dans ce but, et de futurs produits peuvent être réalisés en modifiant ceux-ci. Ainsi, lorsque le prix des composantes matérielles de ces outils sera abordable, Autodesk pourrait bien être en position de force dans le monde du logiciel. VPL avait décidé de se consacrer à la fois à des produits matériels et à des produits logiciels, et l'on pouvait estimer qu'il s'agissait d'une entreprise prometteuse, mais encore en devenir. VPL développait le marché de la RV d'une dizaine de façons distinctes, la CAO n'étant qu'un axe parmi d'autres. Autodesk, quant à elle, avec ses dizaines de programmeurs se consacrant exclusivement à améliorer des programmes de rendu 3D, avait pu se propulser largement en tête du peloton d'éditeurs de logiciels susceptibles de jouer un rôle dans le secteur de la RV.

En conclusion de sa fameuse note de service, Walker atteignait l'intensité d'un prêche :

« Si le reste d'Autodesk croit fermement, comme je le crois moi-même, que cette technologie constitue non seulement la clef des interfaces homme-machine de demain, mais débouche sur des applications touchant notre principal marché, celui du dessin 3D, alors il est du devoir d'Autodesk de mobiliser de larges ressources dans le but de développer cette technologie à la mesure des promesses qu'elle laisse entrevoir », écrivait-il. « Si nous entreprenons effectivement un tel projet, nous devons nous y engager de manière explicite et lui allouer des ressources humaines en conséquence. […] Une telle initiative, qui pourrait aboutir à des résultats en quatre mois et à des produits en un an, est tout aussi envisageable au plan financier que pertinente. » ajoutait-il. La note de service avait été écrite en septembre, le capteur Polhemus et le DataGlove furent achetés en octobre, le visiocasque fabriqué et présenté en mars 1989. Les produits finis, quant à eux, ont demandé un peu plus de temps ; au printemps 1991, ils étaient encore en cours de développement. Le projet a donc connu des hauts et des bas depuis que Walker l'a lancé.

L'hiver 1988 et le printemps 1989 furent une période assez excitante pour Autodesk. Le projet ayant été formulé, du personnel fut engagé et des locaux aménagés. Une suite de bureaux et un grand atelier furent baptisés « Cyberia » par les cybernautes d'Autodesk. William et Meredith Bricken, mari et femme chercheurs, un autre couple, Eric Gullichsen et Patrice Gelband,[8] ainsi que Randal Walser, Gary Wells et Christopher Allis formaient l'équipe de départ. Je débarquai sur les lieux au début de 1989, alors qu'ils n'avaient pas encore de « cyberespace portatif » à montrer, pour un entretien avec le chef du projet, William Bricken. Nous nous rendîmes compte que nous nous étions déjà parlé au téléphone sept ans plus tôt, lorsqu'il était chercheur en sciences cognitives chez Atari. Il était toujours mathématicien, philosophe, psychologue, programmeur en IA, et était devenu un autre de ces « convertis » à la cause du cyberespace. Sa femme, Meredith, était éducatrice, artiste et psychologue. Si leur vision du futur était différente de celle de Jaron Lanier, les Bricken n'en semblaient pas moins profondément convaincus qu'ils étaient à l'amorce de l'évolution la plus importante depuis l'alphabet, voire même depuis l'apparition du langage. Ce qu'ils voulaient savoir de moi avant tout, c'est si j'étais bien conscient de l'ampleur que cette entreprise pourrait prendre.

[NdT 8] Patrice est utilisé comme diminutif de Patricia aux Etats-Unis et désigne donc une femme.

Meredith s'occupait à des travaux de recherche documentaire et à élaborer la documentation du projet ; William donnait corps à la vision du kit de construction cyberspatiale qu'ils étaient en train d'élaborer, et rêvait aux laboratoires-cathédrales qui pourraient être créés avec ces nouveaux outils. Gullichsen, Gelband et Walser étaient les principaux programmeurs du projet. Gullichsen a de longs cheveux blonds et bouclés qui lui descendent aux épaules, et il faut qu'il fasse particulièrement froid pour qu'il mette des pantalons longs. C'est Eric qui a fait venir son ami Timothy Leary pour tourner le petit film promotionnel d'annonce du projet au grand public. Gelband est docteur en sciences physiques. Christopher Allis, qui s'habille toujours en noir et porte une boucle d'oreille Autodesk, a apporté son concours à la mise au point des machines et aux essais du système. C'est sans doute lui qui a aujourd'hui le plus « d'heures de vol » dans le cyberespace, même en tenant compte de Jaron Lanier. Bref, ils formaient une sacrée équipe, surtout aux premiers temps, portés par le manifeste de Walker et par l'entreprise dans son ensemble.

La première démonstration qu'ils mirent au point pour tester leur système fut un modèle de bureau. Le logiciel de CAO d'Autodesk est d'ailleurs maintenant fourni avec une bibliothèque de divers environnements à partir desquels les utilisateurs peuvent réaliser leurs propres modèles, et le module le plus connu de cette collection est un plan de bureau, doté de cloisons amovibles, de postes de travail, d'étagères, de portes et de couloirs. Avant la première démonstration publique, il y eut des journées entières, voire des semaines, de démonstrations privées. J'y passai un après-midi du printemps 1989 et en attendant mon tour, j'observai ceux qui recevaient leur baptême du cyberespace. Cela met assez mal à l'aise de voir quelqu'un d'autre faire cette expérience, surtout si l'on n'a pas la possibilité de voir sur un écran ce que l'autre voit ; on a l'impression de l'observer en pleine hallucination. Je m'approchai des programmeurs pour visionner avec eux l'écran de contrôle sur lequel était reproduit en 2D l'univers 3D exploré par le participant à l'expérience. J'avais donc ainsi une idée du paysage dans lequel j'allais rentrer.

Après le monde monochrome et à structures filaires de la NASA, les surfaces pleines, multicolores et ombrées du système d'Autodesk étaient impressionnantes de réalisme ; en revanche, le temps de réponse — le délai entre mes mouvements et les changements correspondants du paysage virtuel — n'avait, lui, rien d'impressionnant ; d'ailleurs, plus l'on s'habitue à une telle expérience, plus ces délais sont irritants. La carte équipée du microprocesseur i860 peut engendrer environ 100 000 polygones à la seconde, ce qui n'est pas aussi considérable que cela en a l'air, puisque cela veut dire qu'une scène au réalisme d'un dessin animé ne peut être rendue qu'à environ cinq ou six images par seconde. Et trente images par seconde est probablement le rythme minimal pour tout travail prolongé en cyberespace. Lorsque les microprocesseurs qui n'en sont pour l'instant qu'au stade de prototype, en Californie comme au Japon, seront sur le marché d'ici un an ou deux, ce seuil pourra peut-être être atteint pour un prix raisonnable. Il s'agit d'un de ces secteurs où les économies d'échelle peuvent permettre une plus grande diffusion d'une technologie ; si un jouet, un outil, un produit de grande consommation justifient la production en masse de nouveaux processeurs d'animation 3D, les systèmes de RV de demain seront plus puissants et moins coûteux que ceux d'aujourd'hui. Le premier système d'Autodesk était un peu construit de bric et de broc, mais il s'agissait bien d'un « cyberespace portatif » ; il ne coûtait que 25 000 dollars et pouvait être piloté par un ordinateur vendu en magasin quelques milliers de dollars plutôt que par une station graphique valant, elle, quelques centaines de milliers de dollars.

Cela dit, ce problème de temps de réponse ne me gênait pas plus que cela. Le « modèle de bureau » avait le même effet que les modélisations moléculaires, les navettes spatiales ou les versions filaires du laboratoire de la NASA : il donnait le sentiment d'être dans un lieu. Un lieu moyennement « ficelé » et prenant des libertés avec son homologue du monde réel, mais qui existait, avec ses rouges et ses bleus ombrés, et ses effets de parallaxe. Un lieu dans lequel il y avait des choses à découvrir, qui comportait des aspects à mieux comprendre, en le parcourant, en attrapant des objets et en les manipulant. La main artificielle était moins anguleuse qu'à Mountain View, mais n'était encore pas, à mon sens, anthropomorphe. On aurait dit le gant jaune d'un robot. Je m'aperçus que je pouvais approcher la main de l'étagère, saisir un livre en fermant le poing, et l'amener vers moi pour l'examiner de plus près. Il n'y avait pas assez de puissance de calcul dans ce système « portatif » (qui, au total, équivalait plus à une grande malle de voyage qu'à un cartable) pour que je puisse ouvrir le livre et le lire. Mais cette possibilité de proposer l'affichage dynamique de livres dans le cyberespace devrait être bientôt réelle.

Je remarquai qu'Autodesk avait adopté la convention utilisée pour la navigation en RV à NASA/Ames, c'est-à-dire « pointer du doigt pour voler ». L'environnement proposé n'était pas tout à fait le genre de bureau standard auquel on peut être habitué dans le monde réel. Une fois le modèle d'origine mis au point, ils y avaient ajouté une porte donnant accès à une autre dimension, car c'est précisément la vocation du cyberespace : cette porte débouchait sur une piscine virtuelle, dans laquelle je pus plonger (tout était bleu) avant de remonter me mettre à l'ombre d'un parasol.

Pour ceux d'entre nous qui avaient été « baptisés » à la NASA à l'époque où ils utilisaient encore des représentations graphiques filaires, il s'agissait d'une étape significative dans la quête d'une réalité plus fidèle. Quant à ceux qui avaient goûté pour la première fois au cyberespace avec Autodesk, la sensation d'immersion leur venait plus aisément, et ils avaient tendance à se laisser aller plus facilement aux conjectures les plus folles sur l'avenir de la discipline. A peu près à cette époque, John Barlow, autre écrivain-journaliste en proie à cette même fascination naissante pour la RV, décrivait ainsi sa première expérience du monde numérique dans Mondo 2000, un magazine techno-culturel d'avant-garde :

Soudain, je n'ai plus de corps. Tout ce qui reste de la ruine vieillissante qui constitue d'ordinaire mon moi corporel, c'est une main lumineuse et dorée qui flotte devant moi comme le poignard de Macbeth. Je pointe du doigt et me trouve emporté vers la bibliothèque qui orne le mur du bureau.

J'essaye d'attraper un livre, mais ma main passe à travers.

« Repliez votre main en un poing lorsqu'elle passe sur le livre » me dit mon guide invisible.

Je suis ce conseil, et lorsque je retire ma main, le livre la suit, comme emprisonné. J'ouvre le poing et ramène ma main vers moi. Le livre reste comme suspendu en l'air au-dessus de l'étagère.

Je lève les yeux. Au-dessus de moi se trouve des entrelacs de poutrelles rouges qui soutiennent les murs du bureau… et plus haut, le noir de l'espace. Le bureau n'a pas de plafond, mais il n'en a pas vraiment besoin : il n'y a jamais de vent, de pluie ou de froid ici.

Je pointe le doigt vers le haut et entame mon ascension en commençant par passer le long des poutrelles. Arrivé à plus de cent mètres au-dessus du bureau, je tourne mon regard vers le bas. Le bureau est là, comme une petite île dans l'espace. Cela me fait penser à la planète du Petit Prince, avec son volcan et sa plante.

Cet endroit est peut-être très exactement ce qui nous attend : un monde minuscule, juste assez grand pour contenir le poste de travail d'un travailleur intellectuel. Une sensation de solitude m'envahit et je commence à redescendre. Mais je vais trop vite. Je traverse le bureau et poursuis ma chute dans le vide violet qui se trouve en dessous. Tout à coup, je ne sais plus comment m'arrêter et revenir en arrière. Est-ce que je pointe du doigt vers l'arrière ? Faut-il que je me retourne avant de pointer ? Je pars en plein repli foetal.

La vidéo de cette visite virtuelle d'un bureau n'a pas la profondeur propre à la visite complète avec lunettes et gant, mais elle comprend tout de même une séquence qui soulève des « Oh » d'admiration du public, lorsque la « caméra » s'envole puis se réoriente vers le bas, vers le bureau, en le montrant selon une perspective totalement originale. La conférence qui suivait était intitulée, à la demande de William Bricken, « Curiosités de la science ». Dans les salons de l'hôtel où se tenait la manifestation, des clients privilégiés recevaient un avant-goût du cyberespace. Timothy Leary, qui était apparu dans le film sans que ce public un rien collet monté en comprenne la raison, était là et sirotait un scotch en fumant une cigarette mentholée.

Les mondes virtuels que l'équipe d'Autodesk créa par la suite se voulaient des exemples d'usages originaux du cyberespace, et des conditions dans lesquelles il pourrait trouver sa place dans nos intérieurs. La démonstration « Hicycle » faisait appel à un vélo fixe d'appartement, comme ceux sur lesquels les gens parcourent des kilomètres virtuels tout en regardant la télévision. Lorsque je montai sur cette bicyclette d'intérieur et mis le visiocasque, je me retrouvai sur un chemin dans un paysage de dessin animé. Je me mis à pédaler. Mon point de vue commença à se déplacer le long du chemin, le paysage changeant à mesure que j'avançai. Cette amélioration somme toute assez banale d'un classique de l'exercice en chambre était pimentée d'une caractéristique propre au cyberespace : lorsqu'on pédalait à plus de 30 kilomètres/heure, on décollait et c'est alors à un survol du paysage qu'on était invité. Le golf et le ski sont deux autres types de sport qui pourraient être simulés dans le cyberespace, à l'aide de plates-formes dynamique appropriées. Le monde virtuel d'Autodesk que j'essayai ensuite relevait également d'un autre sport, puisqu'il s'agissait d'une simulation de racquetball à un joueur qu'ils présentaient au SIGGRAPH de juin 1989.

Je fis la queue une demi-heure sur le stand d'Autodesk, en discutant avec des fans des images de synthèse de cyberespace et de ce qu'ils en attendaient. Lorsque vint mon tour, on me mit en main une raquette équipée d'un capteur Polhemus au lieu du gant habituel. La « balle » avait plus l'allure d'un polyèdre à facettes multiples que d'une sphère parfaite, et il me fallut un moment pour m'habituer au temps de réponse, mais je me mis assez rapidement ensuite à jouer avec la vraie raquette, dans le ring réservé à cet effet sur le stand, et à taper dans ma balle virtuelle sur mon court virtuel. Elle rebondissait sur les murs et au plafond selon les angles attendus, mais un peu au ralenti, ce qui était assez pratique. Au moment où elle touchait la raquette, il n'y avait pas de sensation particulière, mais comme l'avait fait remarquer Eric, il ne serait pas sorcier de communiquer un à-coup au niveau du manche de la raquette au moment du contact.

Peu après ces démonstrations, j'entamai une série de conversations avec Walser, architecte cyberspatial d'Autodesk et responsable des applications sportives et ludiques. Avec sa voix douce, Randal Walser est le type-même du garçon prévenant et attentionné. Ces deux dernières années, entre de longues séances de programmation des démonstrations, il a donné corps, à travers une série d'articles, à sa vision de l'avenir du cyberespace. Comme beaucoup d'autres acteurs de la RV, Walser travaillait dans la programmation de logiciels de jeux au début des années 80. Il travailla à un moment pour une filiale de Bally/Midway, sur le jeu Cyber Ridge, prototype de jeu d'aventure virtuel faisant appel à un vidéodisque. Walser et ses collègues avaient localisé une arête montagneuse (ridge) dans l'Utah, avaient passé six semaines à la photographier à l'aide d'une caméra panoramique à 360°, et avaient commencé à élaborer à partir de la modélisation de cette arête un jeu de guerre. Lorsque la société en question fut obligé de fermer, il travailla à des projets d'IA et de télérobotique avant de rejoindre Autodesk, chez qui il souhaite apparemment rester et collaborer à long terme à la recherche en RV.

Malgré l'optimisme marqué du printemps 1989, le moral des gens d'Autodesk était à la baisse à l'automne de la même année. Il y eut tout d'abord la démission de William et de Meredith Bricken, qui étaient en désaccord avec la direction sur la manière de poursuivre le projet. Puis Eric Gullichsen et Patrice Gelband s'en allèrent également fonder leur propre entreprise de RV, Sense8 Corporation. Eric Lyons fut nommé nouveau directeur du projet. Carl Tollander et Randy Walser poursuivirent leur travail sur l'infrastructure logicielle dont ils avaient besoin pour bâtir les mondes de grande envergure qu'ils avaient décrits dans leurs notes de service. Mais les efforts d'Autodesk en ce domaine semblèrent perdre de leur allant jusqu'à l'été 1990, date à laquelle la société recommença à embaucher pour le projet. Walker, ayant donné l'impulsion, prit un congé pour un projet de programmation qui lui tenait à cœur. Autodesk réussira-t-il à faire déboucher ce projet sur des produits finis ? Nous verrons bien.

Au cours de mes conversations avec Walser, et dans ses papiers, plusieurs idées fortes ont émergés. La première est que la logique économique des systèmes de RV les plus avancés va entraîner l'apparition de ce qu'il appelle des « Cyberias », c'est-à-dire des endroits où l'on se rend pour faire l'expérience du cyberespace, et qu'elle empêchera la diffusion rapide de « simulateurs personnels ». Deuxièmement, un des aspects majeurs du cyberespace — la sensation de présence du corps alliée à une très grande souplesse de représentation de ce corps — devrait avoir des conséquences assez radicales. Ensuite, Walser partage avec Brenda Laurel et d'autres la conviction que le cyberespace est essentiellement un média théâtral, grâce auquel les gens peuvent participer à des événements qui ont une structure dramatique et véhiculent des émotions. Enfin, Walser soutient que les sports simulés ne sont pas seulement un domaine d'application potentiellement lucratif qu'il est malin d'aborder dès maintenant : le sport combine l'interaction de type social des « Cyberias », l'implication marquée dans le corps virtuel, et l'expérience directe.

Il n'est pas difficile d'imaginer un lieu analogue aux clubs de remise en forme actuels, avec des salles de taille et d'aménagement variés contenant bicyclettes fixes, tapis roulants et autres appareils potentiellement cyberspatiaux, utilisables avec un abonnement forfaitaire ou à l'heure. Qui serait à même de créer de tels lieux ? Walser estime qu'une nouvelle race de spécialistes-généralistes est nécessaire : « des architectes du cyberespace qui puissent concevoir et orchestrer l'élaboration d'espaces et de scénarios cyberspatiaux. L'expertise de l'architecte cyberspatial puisera à la fois dans celle de l'architecte traditionnel, du réalisateur de films, du romancier, du général, de l'entraîneur, de l'auteur de théâtre et du concepteur de jeux vidéos. Il aura pour tâche de rendre réaliste l'expérience qui sera proposée. C'est un job autant artistique que technique, car en matière d'expérience vécue, il ne s'agit pas d'un produit construit, emballé et vendu à l'instar d'une automobile ou d'un réfrigérateur ; tout s'élabore spontanément par le cerveau et par les sens », écrivaient Gullichsen et Walser en 1989.

Les réflexions de Walser sur le corps virtuel évoluèrent au cours des deux ans pendant lesquels j'entretins des rapports réguliers avec lui et où je lus ses articles. En 1989, avec Gullichsen, il écrivait :

Le cyberespace n'apportera pas seulement de nouvelles expériences, à la manière de nouvelles attractions dans une fête foraine. Plus que tout autre mécanisme inventé jusqu'ici, il modifiera la perception que nous avons de nous-mêmes, à un niveau tout à fait fondamental et personnel. Dans le cyberespace, il n'est nul besoin de s'encombrer d'un corps comme celui que nous possédons dans l'univers physique. Les premiers temps, il peut nous sembler plus naturel d'y pénétrer avec un corps très proche du nôtre, mais à mesure que nous passerons de plus en plus de temps et que nous conduirons de plus en plus d'affaires dans le cyberespace, ce conditionnement à un corps unique et immuable tombera et fera place à la notion de corps « interchangeables ». Certains corps conviendront mieux à certaines situations. Cette capacité à changer radicalement d'apparence aura certainement un effet psychologique profond, et nous amènera à remettre en question le support traditionnel de notre identité (ce corps, donc).

Pensez à un bal masqué où l'on ne se contenterait pas d'endosser un costume inhabituel, mais où l'on choisirait également un corps d'emprunt, une voix étrangère, pour aboutir à être entièrement « autre », de manière très fondamentale et littérale. Maintenant, imaginez que ce type de métamorphose ne soit pas réservée à des occasions particulières, mais soit notre lot quotidien, fasse partie de notre vie de tous les jours. A ce stade, qui suis-je ? On pourrait penser, de notre point de vue actuel, que je serai le même qu'aujourd'hui, centré sur mon corps physique. Car tout être virtuel que je puisse être, mon corps physique existe encore, n'est-ce pas ? Mais sera-ce bien toujours le cas lorsque nous passerons le plus clair de notre temps dans le cyberespace, « incarné » dans le corps de notre choix, investi d'une personnalité sélectionnée ? Sera-ce bien le cas lorsque les actions de nos personnalités secondaires auront des conséquences tout aussi physiques, sociales, économiques, artistiques, techniques et éthiques que celles de notre personnalité « originelle » ? Est-ce qu'une personnalité secondaire, active uniquement dans le cyberespace, aura une existence légale ?

Randal Walser ne prétend pas avoir des réponses à toutes les questions qu'il soulève. A Anaheim, nous avions évoqué les incertitudes inhérentes à tout progrès technologique. Nous eûmes l'occasion d'en reparler en mai 1990, lors de la Première Conférence sur le Cyberespace, organisée par le Département d'Architecture de l'Université du Texas, à Austin. Lors de la dernière soirée, nous nous assîmes sur la pelouse d'un hôtel surplombant le fleuve Colorado, dans l'attente de ce moment du crépuscule où des centaines de chauves-souris s'échappent du dessous du pont situé en aval. Walser était de plus en plus convaincu qu'une connaissance conjointe du théâtre, du sport, de la danse et du cinéma allait devenir un atout aussi important que l'art de programmer dans le développement de la RV. « De plusieurs manières significatives, le cyberespace dépasse toutes les formes d'expression antérieures », me dit-il, avec en fond sonore les cris haut perchés et les froissements d'ailes des chiroptères. « La grande différence, c'est que le cyberespace investit le public du pouvoir de modifier le déroulement de l'expérience » ajouta-t-il.

« Quel rapport entre le sport, le théâtre et le cyberespace ? » demandai-je.

« Ce sont tous des modes sophistiqués de jeu », répondit-il.

Walser avait présenté un papier à la « National Computer Graphics Association » (Association nationale pour l'informatique graphique), en mars 1990 à Anaheim, intitulé « Eléments pour un théâtre cyberspatial ». Rendant hommage aux travaux antérieurs de Brenda Laurel en la matière, Walser soutenait avec vigueur que l'interaction théâtrale et dramatique constituerait la meilleure métaphore pour définir le cyberespace :

Le cyberespace est un média qui donne aux gens l'impression d'avoir été transporté, corps compris, du monde physique habituel dans des mondes d'imagination pure. S'il est vrai que les artistes peuvent faire appel à tout média pour évoquer des mondes imaginaires, la particularité du cyberespace, c'est de présenter les mondes eux-mêmes et non plus seulement telle ou telle représentation parcellaire de l'un ou de l'autre. Le cyberespace a beaucoup de choses en commun avec le cinéma et le théâtre, mais lui seul donne autant de pouvoir d'intervention au public. Le cinéma, lui, n'accorde que très peu de ce pouvoir, puisque le public n'a aucun moyen de changer les images des films. La scène de théâtre en donne un peu plus, les acteurs pouvant jouer en tenant compte des réactions du public, mais le déroulement des événements est essentiellement déterminé par l'auteur de la pièce. Le cyberespace offre un pouvoir quasi intégral, puisqu'il permet au public non seulement d'observer une réalité autre, mais d'y pénétrer et de l'éprouver comme si elle avait pris corps. Nul ne peut deviner d'avance ce qui peut se passer d'un moment à l'autre dans le cyberespace, pas même le concepteur du monde visité. A chaque moment, chaque participant a la possibilité d'influer sur l'événement suivant. Alors que le cinéma vise à montrer une réalité à un public, le cyberespace est conçu pour donner un corps virtuel et un rôle à chaque personne du public. Les imprimés et la radio racontent ; le théâtre et le cinéma montrent ; le cyberespace emmène.

A la mi-octobre 1990, le bruit commença à circuler que John Walker était sur le point de terminer le projet sur lequel il travaillait depuis 1989 et qu'il s'agissait du cœur d'un système d'exploitation de cyberespace portable.[9] Il n'y a pas eu pour l'instant d'annonce officielle, mais la nouvelle semble véridique. Walker vient-il donc de placer son entreprise au seuil d'une nouvelle révolution ? L'avenir le dira. En tout cas, il faut savoir qu'un nombre non négligeable de développeurs de logiciels — ceux-là même qui produiront, vendront ou loueront des cyberespaces à vocations variées — est prêt à acheter les yeux fermés tout produit dont John Walker aurait présidé à la création. Et c'est un signe de la validité de sa vision de l'avenir. Walker considère Autodesk comme le fournisseur attitré de ces chercheurs d'or du cyberespace, comme le fabricant d'outils à même de fournir l'infrastructure logicielle permettant d'utiliser les gants et les lunettes avec lesquelles on pourra concevoir toutes sortes d'objets dans le cyberespace. Comme le notait Frederick Brooks, le succès d'un fabricant d'outils est long à se dessiner, puisqu'il dépend du temps mis par ceux qui utilisent ses outils à aboutir au succès ou à l'échec. Si ceux qui les adopteront les premiers font la preuve que les futurs outils de design en RV apportent un avantage net par rapport aux outils traditionnels, alors la révolution de la CyberCAO pourrait avoir lieu à grande échelle, les utilisateurs traditionnels leur emboîtant le pas et permettant de baisser les prix.

[NdT 9] Portable au sens logiciel du mot, c'est-à-dire utilisable sur n'importe quel ordinateur.

A la fin 1989, VPL et Autodesk n'étaient pas les seuls acteurs de la RV commerciale. Un hybride « universito-commercial » connu sous le nom de « HIT Lab », dirigé par un ex-chercheur de l'US Air Force à Seattle, avait fondé un consortium de recherche et de développement qui comptait parmi ses membres, dès la première année, Digital Equipment, le Port de Seattle, Sun Microsystems et la compagnie téléphonique US West Communications. Apparue brusquement dans le paysage de la RV commerciale, cette nouvelle entité ne venait pas de nulle part. Un phénomène majeur, commun à la plupart des révolutions techniques relevant de l'informatique et de l'électronique, touchait maintenant la RV : les transferts de technologie. Lorsque des technologies militaires atteignent un certain âge, elles en viennent parfois à entraîner des vagues de nouvelles technologies civiles. Après la fin de l'âge d'or aérospatial, par exemple, la disponibilité de nombreux ingénieurs en électronique sur le marché du travail contribua à la révolution de l'électronique grand public qui suivit. Dans ces transferts de technologie, il ne s'agit pas seulement de la levée du secret défense sur certaines données, ni du désir, de la part de fournisseurs de matériel jusque là militaire, de trouver des marchés civils pour leurs produits. Une majeure partie de ces transferts se produit lorsque des personnages clefs dans des projets d'inspiration militaire commencent à s'intéresser à des applications civiles. La fondation du HIT Lab, ainsi que la personnalité particulière de son fondateur, marquèrent l'apparition au grand jour d'un courant de recherches en RV qui était resté caché aux yeux des autres chercheurs en RV pendant plusieurs décennies.

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