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7 – Naissance d'une industrie de la RV (suite) Cliquez pour retrouver, en bas de cette page, des boutons de navigation


VPL domine le marché du gant de saisie, même s'il s'agit encore d'un petit marché, mais il n'est pas seul. D'autres sociétés ont développé des instruments de saisie des mouvements des doigts et de la main en faisant appel à d'autres techniques. Il est difficile actuellement de prévoir comment ce secteur évoluera. Peut-être VPL finira-t-il par le dominer entièrement ; ou bien peut-être y aura-t-il des développements parallèles au niveau de la recherche, des applications industrielles et du domaine des loisirs ; il est même possible qu'une société encore inconnue ramasse la mise. Elizabeth Marcus a mis au point un appareillage de type exosquelette très léger lorsqu'elle travaillait pour Arthur D. Little, puis elle est partie fonder sa propre société, Exos, pour commercialiser son invention. Je l'ai rencontrée à Santa Barbara, au cours d'un colloque sur la RV et j'ai pu ainsi mettre la main non pas sur mais dans son exosquelette. Il faut déjà beaucoup plus de temps pour l'enfiler que pour mettre un gant, puisqu'il s'agit de passer chaque doigt à travers trois mécanismes annulaires bien ajustés. Au niveau de chaque articulation, un capteur mesure la déviation angulaire en exploitant ce qu'on appelle l'« Effet Hall ». Elizabeth Marcus fait remarquer que s'il est plus encombrant et moins pratique qu'un gant, son appareil permet une détection de position très précise, indispensable pour certaines applications. James Kramer, un étudiant en ingénierie électrique à l'Université de Stanford a développé, lui, un troisième type de gant. En collaboration avec Larry Leifer, directeur de la recherche en applications pour handicapés à la même université, Kramer a mis au point un gant à capteurs d'effort qui convertit des mots épelés à l'aide des doigts en phonèmes vocaux, à l'intention des sourds-muets et des sourds-aveugles. VPL a intenté un procès à Kramer et à Stanford, mais un arrangement à l'amiable a été trouvé. J'ai également essayé le gant de Kramer à Santa Barbara ; En me servant d'un tableau de lettres, j'utilisai les doigts pour lentement épeler des mots, qui passaient ensuite par un processus de synthèse vocale. L'appareil de Kramer peut très bien être utilisé en RV. Si la concurrence commence à jouer suffisamment dans ce secteur des gants de saisie, le prix des gants de haute qualité baissera nécessairement.

Lanier et VPL ne s'en tinrent pas aux gants. Après le contrat avec la NASA et les premiers succès commerciaux du DataGlove, VPL travailla à mettre au point une version commercialisable de visiocasque. Pour commencer, il adoptèrent le système de lentilles grand angle et basse distorsion produit par un autre inventeur chevelu, Eric Howlett, qui avait déjà été le fournisseur de McGreevy et de Fisher à la NASA. Les lentilles et les écrans couleurs à cristaux liquides prenaient place dans une sorte de masque de plongée. Un des mécanismes de suivi de position Polhemus était également monté sur le casque. Entre 1988 et 1990, VPL fut connu comme le fournisseur « gants-lunettes » du monde de la recherche, le premier fournisseur de « prêt à porter » en la matière. Les divers laboratoires n'avaient plus à réinventer constamment la roue virtuelle en réalisant eux-mêmes leurs visiocasques et leurs gants de saisie. Mais on ne dira pas non plus que ces produits ouvraient — au plan du coût — la recherche en RV à tout un chacun. Fin 1990, le capteur de position Isotrak de Polhemus Navigation Systems, acheté chez VPL, coûtait 2500 dollars. Le DataGlove valait quant à lui 6300 dollars, le visiocasque EyePhone 9400 dollars, et l'ensemble du logiciel 7200 dollars. Et avec un total de 25 400 dollars, on ne pouvait espérer disposer des ordinateurs très coûteux permettant de mettre le tout en œuvre. Toujours à la fin 1990, les stations de travail graphiques les mieux adaptés aux systèmes VPL étaient celles produites par Silicon Graphics pour 95 000, 175 000 et 250 000 dollars. Pour le système RB2, qui permet à deux personnes de partager un monde virtuel, il faut deux ordinateurs à 250 000 dollars pièce…

Et quelle aune de réalité virtuelle aura-t-on à ce prix-là ? Après ma première expérience d'un monde virtuel à représentation filaire en 1988 à la NASA, c'est au Printemps 1989 que je fis mes explorations suivantes, sur le premier système mis en œuvre au laboratoire « Cyberia » d'Autodesk, société située opportunément à portée de vélo de chez moi. Le premier monde virtuel d'Autodesk consistait en une représentation d'un bureau, très peu aménagé, mais réalisée en surfaces pleines. Au lieu de contours filaires, les objets avaient des surfaces pleines et ombrées. La qualité approchait celle d'un dessin animé. Seulement six mois après mon initiation à la NASA, le monde d'Autodesk, aussi limité fut-il, marquait un net progrès. Le rythme des améliorations dans le réalisme des mondes virtuels était si rapide que l'on avait l'impression d'assister à un résumé très condensé de l'histoire du cinéma, du temps d'Edison[5] à celui du parlant, puis du cinémascope. Ma première rencontre avec les mondes virtuels de VPL à l'été 1989 semblait être la suite logique de l'histoire. Le premier monde virtuel de VPL dans lequel je pénétrai, le lendemain du « Jour de la réalité virtuelle », s'appelait le « Monde de la crèche » ; il avait atteint à cette époque la qualité dessin animé et présentait l'avantage supplémentaire d'être partageable avec une autre personne. Visiter le cyberespace en compagnie d'un autre être intelligent est certainement une expérience à part entière.

[NdT 5] ...des frères Lumière, dirions-nous en France !

Lorsqu'il se rendit compte que la première démonstration publique de leur système RB2 (Reality Built for 2, ou « Une réalité pour deux »), prévue le 7 juin 1989 à San Francisco aurait lieu le même jour que la présentation par Autodesk de son propre système de RV à un colloque sur la CAO à Anaheim, Jaron Lanier pensa qu'il serait opportun de faire de ce 7 juin un « Jour de la réalité virtuelle », un événement annuel. VPL et Autodesk discutèrent de la possibilité de mettre en œuvre une liaison vidéo ou même de faire communiquer leurs mondes virtuels entre San Francisco et Anaheim. Lanier a régulièrement beaucoup plus de projets en tête qu'il ne finit par en mener. Il n'y eut donc finalement pas de liaison établie entre les deux villes et le 7 juin 1990 passa sans acquérir de statut particulier. Il n'en conserva pas moins valeur de jalon. Je décidai d'aller d'abord à Anaheim, car la présentation d'Autodesk n'était programmée que pour ce jour-là. J'en revins le soir même et me rendis le lendemain à l'Auditorium Municipal de San Francisco, où VPL poursuivait sa démonstration. Le salon qui lui servait de cadre s'appelait « Texpo », et était financé par Pacific Bell.[6] Une des qualités de Lanier est de savoir passer des accords avec des partenaires inattendus et, dans cet esprit, il s'était arrangé pour convaincre quelqu'un à Pacific Bell que la RV représentait l'avenir de la communication.

[NdT 6] L'une des sept compagnies téléphoniques américaines issues du démantèlement des activités d'exploitation régionale d'AT&T.

Pour ceux qui savent vers quoi les télécommunications du futur tendent, la télévirtualité n'est pas très difficile à appréhender ; il reste qu'au sein d'une société comme Pacific Bell, connue pour son conservatisme, il fallait une bonne dose de discernement pour repérer le bon interlocuteur sur ce sujet. La démonstration de RB2 en témoigne. Deux jeux de visiocasques EyePhone et de gants DataGlove étaient connectés chacun à un des ordinateurs haut de gamme de Silicon Graphics, ces derniers étant reliés entre eux par une liaison à haut débit. La démo était faite par deux personnes ; la représentation en deux dimensions du monde virtuel vu par chaque opérateur était affichée sur de grands écrans. Le public présent apprécia plus particulièrement le moment où ces deux utilisateurs se mirent à jouer à chat dans cet espace virtuel. L'un d'entre eux découvrit même qu'il lui était possible de cacher la représentation de son corps à l'intérieur de la tête de son partenaire !

Comme il s'agissait d'une petite démonstration à l'échelle du salon Texpo, la présentation de VPL se déroulait dans un recoin cloisonné des lieux. Des groupes sélectionnés de VIP[7] étaient accueillis derrière ces cloisons pour voir les deux démonstrateurs de VPL, assis sur leurs chaises, le visage mangé par leurs visiocasques EyePhone et les mains gantées s'agitant dans l'air, faisant semblant d'être des ingénieurs concepteurs ou s'amusant simplement à jouer dans leur monde virtuel. Lorsque j'arrivai sur les lieux, Lanier me confia avec une lueur d'excitation dans les yeux qu'il y avait eu tellement de gens à avoir eu vent de la démonstration et à avoir essayé de s'y précipiter qu'on en était presque venu aux mains la veille. Il m'emmena derrière les cloisons et j'observai les visiteurs, dont pratiquement aucun n'avait entendu parler de réalité virtuelle auparavant, et qui assistaient bouche bée à la démonstration. Une fois le salon terminé, je me rendis au siège de VPL, à Redwood City et entrai dans le monde qui avait été présenté à Texpo. Le nom officiel de cette démonstration était « Monde de la crèche », et il s'agissait d'une prospective sur un moyen de communication virtuelle hypothétique. On voulait y montrer comment deux personnes situées en différents lieux géographiques pouvaient se rencontrer dans un espace virtuel commun et faire appel à leur corps et à leur imagination pour collaborer à un travail. Les deux participants étaient censés être des ingénieurs concepteurs et leur tâche consistait à tester des idées liées à l'aménagement d'une crèche.

[NdT 7] Very Important Persons.

La créche elle-même consistait en une petite pièce, équipée d'une porte et de quelques fenêtres. Le « grain » du monde en question était bien plus fin que ce que j'avais vu à la NASA ou chez Autodesk. Les objets avaient l'air plus ronds, plus « consistants ». Une des manières de représenter des objets complexes en images de synthèse consiste à les décomposer en une série d'éléments qu'on appelle « polygones », car c'est la forme qu'ils ont. Ces éléments ont donc plusieurs côtés rectilignes et sont groupés pour recomposer un objet. Ce sont les polygones « ombrés de Gouraud » qui sont utilisés actuellement pour rendre les objets en ce qu'on appelle « 2 dimensions et demi » (2 1/2 D). Plus un ordinateur peut afficher de polygones simultanément à l'écran, plus le grain de l'image est fin et plus la représentation est réaliste. Ainsi le nombre de polygones que le moteur de réalité peut afficher et celui qu'il peut manipuler d'une seconde à l'autre constituent-ils une mesure de la puissance d'un système de rendu. Les stations de travail coûteuses de Silicon Graphics peuvent afficher deux mille polygones par seconde, ce qui correspond à un monde assez bien « lissé ». Néanmoins, et malgré leur prix, on est encore loin de la « vraie » réalité. Alvy Ray Smith, l'un des gourous de la technique de l'imagerie de synthèse, estime que « la réalité correspond à 80 millions de polygones par seconde ».

Ce monde de la crèche était donc mieux lissé que les précédentes réalités virtuelles dont j'avais fait l'expérience, mais n'était ni très compliqué ni d'avant-garde. L'un des murs de la pièce était orné du logo de Pacific Bell, habile geste « politique » de la part de Jaron Lanier. Je m'aperçus qu'il m'était possible de sortir de la pièce par la porte, de me promener dans un paysage vide de tout, et de regarder le bâtiment de loin. Il était également possible de voler à travers la pièce ou de manipuler les objets qui s'y trouvaient. Si l'autre participant était présent dans ce monde au même moment, il était possible de le ou de la voir représenté(e) sous forme de personnage de dessin animé assez abstrait. Seule la main des participants était en fait réellement animée, en synchronisme avec les mouvements de l'opérateur. Sur un des murs, il y avait un interrupteur. J'avançai la main et l'actionnai. Un ventilateur fixé au plafond se mit en marche, animant un mobile suspendu lui aussi au plafond. Ce mobile, composé de plusieurs petits triangles, pouvait être attrapé, mais dès que je le relâchai, il s'envola de manière inattendue. Il y avait aussi une petite table avec des cubes dessus. Il m'était possible de les prendre et de les empiler. Il y avait également un distributeur d'eau fraîche et des chaises qui pouvaient être déplacés. Le monde était agrandissable ou rétrécissable à volonté, ce qui permettait de l'observer du point de vue d'un enfant ou de celui d'un adulte (il suffisait de pointer le petit doigt vers le bas pour l'agrandir et vers le haut pour le rétrécir).

Mon essai suivant d'un monde de VPL eut lieu plusieurs mois plus tard, lorsque Kevin Kelly, rédacteur en chef de la Whole Earth Review, convainquit Lanier de lui construire un monde virtuel. Lanier se mit à son Macintosh et en deux heures, grâce au logiciel de création de mondes de VPL, il avait créé un environnement qu'il nomma « Monde rituel ». Je me rendis donc à VPL pour tester ce nouveau monde. Lanier expose des idées à foison et évoque quantités de projets, bon nombre de ceux-ci ne voyant jamais le jour. Mais quant à ses qualités de bâtisseur de mondes, il n'y a pas de doute, elles sont réelles. Le  « Monde rituel » contient des groupes d'objets verticaux qui ressemblent à de fines colonnes arrangées de manière circulaire. Lorsque j'y entrai, elles culminaient bien au-dessus de ma tête. A l'intérieur du cercle se trouvaient des espèces de rubans verts que Lanier désignait du terme de « fougères », mais qui n'avaient pas plus de parenté avec de vraies fougères que Mickey Mouse n'en a avec une vraie souris. L'effort d'imagination que Lanier suscitait chez l'utilisateur en appelant ses objets des fougères cadrait avec sa théorie selon laquelle nous tendons tous à combler instinctivement par l'imagination les manques des mondes virtuels. Sous mes pieds, Je vis une chose dont m'avait parlé Kevin Kelly : plusieurs couches de polygones vert, beige et marron accolés, qui faisaient penser à des motifs de kaléidoscope arrangés de manière circulaire et tournant dans un sens et dans l'autre.

« C'est le tapis oriental », expliqua Lanier lorsqu'il vit mon regard dirigé vers le sol. « Nous l'appelons ainsi », ajouta-t-il, « car il n'arrête pas de se réorienter. »

Sur le tapis s'élevaient les colonnes ; en haut de chaque colonne se trouvait un joyau ; et de chaque joyau montait une flamme. Alors que la démonstration de Texpo était austère et pratique, celle-ci était un peu folle et pleine d'imagination. Lanier me signala une caractéristique inattendue du Monde rituel que sa compagne avait découverte le jour même de la contruction de ce monde : les colonnes en sont creuses, et il est possible de se placer à l'intérieur et de regarder le joyau d'en dessous. Apparemment, même les créateurs de mondes virtuels, aussi primitifs soient-ils, peuvent s'attendre à des surprises lorsqu'ils visitent leurs créations.

Je me mis à quatre pattes pour examiner les choses de plus près. C'est une attitude connue : quand on explore un monde virtuel, on a tendance à s'approcher du sol. Comme le sexe, l'exploration de réalités virtuelles amène, semble-t-il, à prendre des positions qui peuvent sembler amusantes à des observateurs. En faisant une « pompe » très lente, je réussis à loger ma tête entre deux des couches du tapis et repérai une des petites surprises que Lanier avait placées dans ce monde : un joyau que l'on pouvait attraper et emporter avec soi.

Le rythme des activités à VPL sembla s'accélérer tout au long de 1989. Avec toutes les affaires à traiter, les colloques auxquels participer, les journalistes à qui se confier, les photographes pour qui poser, les avocats à consulter, il s'avéra pour Lanier de plus en plus difficile de trouver du temps pour discuter. Et de plus en plus difficile pour lui également de trouver le temps d'élaborer des mondes virtuels. Comme tant d'autres sociétés du secteur informatique — dont le but semble être d'abord de faire des démonstrations de nouveaux produits —, ce qui amenait VPL à créer de nouvelles démonstrations, c'était en général la pression d'un grand salon à venir, à l'occasion duquel le public voulait voir du nouveau. Je me souviens avoir vu Lanier au SIGGRAPH 1989, à Boston, en grande conversation avec un « grand ancien » du monde informatique : Steve Jobs, âgé d'à peine trente-cinq ans. Pour le monde virtuel présenté au SIGGRAPH, Lanier avait créé du mobilier et de la décoration supplémentaires dans certaines pièces. Ce même après-midi, ailleurs dans le bâtiment qui abritait le salon, j'assistai à la démonstration par Eric Gullichsen du jeu de racquetball virtuel d'Autodesk, avec une cohorte d'observateurs enthousiastes. Ki, baraka, charisma, quel que soit le nom que l'on donne à cette qualité, Jaron Lanier la possède, et nombreux étaient les gens présents cet été-là à Boston qui pensaient que la RV l'avait aussi. Pour moi, ce SIGGRAPH 1989 correspond au moment où l'on éprouva, face au développement de la RV, le sentiment d'une révolution culturelle en cours, tant dans les milieux professionnels concernés que dans les médias, qui sentaient bien que quelque chose se passait, même s'ils n'étaient pas trop sûrs de la nature de ce quelque chose.

En 1987, VPL présenta une version pour le corps entier du DataGlove, une combinaison qu'ils avaient baptisée DataSuit et qui ressemblait à une combinaison de plongée (à juste titre, puisque qu'ils en avaient utilisée une comme base de travail). Ann Lasco-Harvill et d'autres avaient rejoint l'équipe pour créer l'équivalent du gant pour le corps, muni d'un réseau de capteurs correspondant à cinquante degrés de liberté au niveau des genoux, du cou, des chevilles et des poignets. L'objet vaut très cher — autour de 50 000 dollars — et il a fallu beaucoup de temps pour en développer un modèle fiable (avec un si grand nombre de capteurs, les chances de panne ou de mauvais réglage sont d'autant plus grandes). A la présentation de la combinaison par VPL, j'eus l'occasion de danser avec un homard virtuel. Et lorsque je me rendis à Tokyo, en mars de l'année suivante, je pus assister à une démonstration dans laquelle une personne revêtue d'un DataSuit présentait la « télévision interactive du futur ». L'idée du passage du corps entier dans un monde virtuel n'était pas une nouveauté ; dans le livre de Steward Brand, The Media Lab, on peut voir une photo de Nicholas Negroponte vêtu d'une version primitive d'une combinaison de plongée équipée de capteurs de position. Cette utilisation du corps entier comme « instrument de saisie » fait l'objet de recherches très actives, aussi bien au laboratoire de Myron Krueger que dans la grande entreprise japonaise des environs de Kyoto, par exemple.

Au cours de l'été 1990, VPL passa à la phase suivante du plan de développement de son marché. La majeure partie de son chiffre d'affaires provenait jusque là de la vente d'équipement à des centres de recherche et de développement et de royalties sur le PowerGlove. Il était temps de trouver des partenaires pour réaliser de nouvelles applications. Lanier et moi convînmes d'un rendez-vous à l'automne 1990 pour évoquer ces nouvelles orientations. Comme d'habitude, nous échouâmes dans un restaurant situé non loin de son bureau. Il était en effet de plus en plus difficile d'avoir une conversation avec lui aux endroits où il pouvait être joint de l'extérieur. A son bureau, le téléphone arrêtait rarement de sonner.

« Quoi de neuf ?», lui demandai-je, sachant que j'aurais droit immédiatement à deux heures de commentaires enthousiastes sur ses nouveaux projets, dont certains s'avéreraient ne déboucher sur rien de tangible, et dont d'autres devaient plus tard me surprendre par leur solidité.

« Mattel va sortir la boule de commande Super Glove Ball pour le PowerGlove, et nous travaillons à un gant bon marché destiné aux micro-ordinateurs, mais en ce moment, c'est le projet de cuisine virtuelle auquel nous collaborons avec Matsushita qui m'excite le plus », répondit-il. Il est en général facile d'apprécier dans quelle disposition se trouve Lanier à un moment donné. Ses gestes, ses expressions sont très parlants. Son rire est sincère et son front à tendance à se plisser lorsqu'il est préoccupé. Lorsqu'il me décrivit ce projet de cuisine virtuelle, il avait l'expression qu'arborent les gamins lorsqu'ils franchissent le seuil d'un magasin de jouets.

VPL et Matsushita Electric Works, expliqua Lanier, avaient décidé de travailler sur un projet commun. Matsushita possède une base de données des modèles en CAO de trente mille modules de cuisines qu'ils commercialisent par l'intermédiaire des principaux grands magasins japonais. Grâce à un mariage de cette base de données et du système de VPL, les clients pourront, dans le cadre même du grand magasin, indiquer les dimensions de leur cuisine à un ordinateur, qui créera ensuite un modèle de celle-ci. Le client pourra ensuite placer différents modules du catalogue de Matsushita dans sa cuisine virtuelle en trois dimensions et voir s'ils sont bien adaptés, tant au plan fonctionnel qu'esthétique. Les assiettes disposées sur les étagères seront déplaçables, on pourra ouvrir la porte du réfrigérateur, et on pourra même voir l'air à différente température s'échapper du réfrigérateur ouvert.

« Nous comptons y inclure une simulation thermodynamique », ajouta Lanier, « pour montrer de quelle manière les courants d'air chaud et froid circulent dans la cuisine. »

Les plans de VPL visant à aboutir à des partenariats stratégiques — même si on n'en était qu'au tout début lorsque je m'entretins avec Lanier de ce sujet —, avaient fière allure. Un autre de ces projets en cours, par exemple, consiste en un simulateur d'aménagement intérieur pour un grand fabricant d'automobiles américain. Ou encore : l'une des principales entreprises mondiales de jeux et de loisirs a passé contrat avec VPL pour élaborer des jeux de réalité virtuelle de salle destinés à remplacer les flippers et les jeux vidéo d'aujourd'hui. (L'application de la RV à ce secteur a été marquée, à l'été 1990, par l'ouverture du « Battletech Center »[8] à Chicago. Pour 7 dollars, chaque participant peut utiliser une cabine sur vérins qui simule par le mouvement, le son et l'image un vaisseau spatial et participer à des batailles interstellaires virtuelles avec les autres joueurs.)

[NdT 8] Ou « Centre de jeux de guerre high tech ».

La simulation chirurgicale donne lieu à un autre projet, plus sérieux, sur lequel travaille VPL en ce moment. Le projet d'origine de NASA/Ames avait bénéficié de la collaboration du Dr. Joseph Rosen, du Stanford Medical Center, pour aboutir au « cadavre virtuel ». Même si le travail sur de vrais cadavres humains et sur des patients vivants est indispensable pour former les chirurgiens, il est très intéressant de pouvoir simuler, en trois dimensions, des troubles anatomiques particuliers nécessitant une opération, surtout si ces simulations peuvent exploiter les images médicales réelles de vrais patients. En ce qui concerne l'aide au diagnostic, des systèmes d'imagerie comme ceux qui sont en cours de développement à Stanford et à l'UNC devraient être opérationnels d'ici la fin de la décennie. En revanche, pour une discipline comme la chirurgie, si délicate et dans laquelle le toucher intervient beaucoup, des progrès techniques importants seront sans doute nécessaires pour rendre ce type de simulation plus réaliste et plus poussé que la simple projection d'images tridimensionnelles d'aujourd'hui.

Dans un autre cadre, VPL doit collaborer avec le bureau d'études d'un grand constructeur d'aéronautique — « Ce n'est pas un constructeur de matériels militaires », s'empresse d'ajouter Lanier, « car nous ne voulons pas être payés par le Ministère de la Défense ni travailler sur des systèmes militaires. » L'une des toutes dernières souffleries de ce constructeur a été construite avec l'assistance d'un système VPL.

VPL s'intéresse aussi au nouveau secteur, potentiellement lucratif, des systèmes de visualisation financière. Les marchés boursiers ne fonctionnent d'ailleurs déjà plus tellement à la criée. La plupart des transactions financières dans le monde consistent aujourd'hui en des échanges de données entre grands systèmes de marchés informatisés. Si l'on trouvait une manière de faire apparaître une ou des logiques à partir de ces millions d'échanges et de les rendre visualisables et manipulables en trois dimensions, l'affaire pourrait être extrêmement rentable. VPL travaillait avec une firme d'analyses financières qui souhaitait pouvoir représenter des bases de données sous forme de forêts et les éléments de la base sous forme d'arbres, à titre d'expérience d'immersion totale dans une base de données financières. Est-ce que les chiffres nous parleraient plus intelligiblement si nous pouvions nous promener ou voler au milieu d'eux ? Les prévisions, les arbitrages pourraient être opérés en repérant l'arbre le plus grand, par exemple, et en l'attrapant à l'aide du DataGlove.

Dans le monde du spectacle, VPL s'apprêtait à s'engager dans une collaboration avec le réalisateur Alex Singer, responsable notamment des séries télévisées Hill Street Blues et Cagney & Lacey. Je me doutais depuis un certain temps, au moment de rencontrer Singer à Texpo, qu'Hollywood ne tarderait pas à s'intéresser à la RV. Le film que Singer cherche à mettre sur pied, intitulé provisoirement A Man and a Woman and a Woman, conte l'histoire de deux personnages qui tombent amoureux l'un de l'autre à l'intérieur d'un monde virtuel. Si l'on tient compte des antécédants de Singer, il n'est pas impossible qu'un film à succès révèle la RV au grand public de la même manière que le film War Games révéla le phénomène des jeunes « bidouilleurs » de l'informatique. Le système RB2 fit une apparition à la télévision américaine en 1990 dans le cadre d'un clip musical créé par Lanier et par le guitariste Stanley Jordan, la RV étant utilisée par ce dernier comme un outil d'improvisation en temps réel. On y voit Jordan jouer d'une guitare virtuelle de la taille d'un gratte-ciel. Dans un autre clip, du groupe Grateful Dead, figure une animation d'une main de squelette réalisée grâce au DataGlove. (Le parolier de Grateful Dead, John Barlow, est un ami de Lanier. Je les ai d'ailleurs rencontrés tous deux à plusieurs concerts récents de Grateful Dead, et Lanier, en désignant la foule colorée qui nous entourait fit remarquer qu'« un concert de Grateful Dead est l'un des rares endroits où je peux me fondre dans le paysage. »)

Ces clips et ces animations conduisent à évoquer une autre application pertinente pour les gants ou les combinaisons de saisie. Etant donné que les DataGlove et DataSuit fournissent des données en temps réel correspondant à des mouvements naturels du corps, on peut s'en servir comme organes de commande d'animation vidéo. Les mouvements que l'on désire appliquer à des personnages animés peuvent être mimés par quelqu'un portant un gant ou une combinaison, et les signaux obtenus en sortie appliqués à l'animation. A Tokyo, j'ai pu voir des techniciens de Fuji-TV, une des principales sociétés de production de programmes de télévision, faire appel au DataSuit pour cet usage. Le technicien endosse la combinaison, se met à courir sur le plateau, attrape un ballon de basket, et marque un panier. L'ensemble de ses mouvements peut ensuite être appliqué à un personnage de dragon, de chat, bref à tout personnage animé.

« Reality Net » est le nom donné par Lanier à l'un de ses projets les plus flamboyants. Un an seulement après la démonstration de RB2 à Texpo, Lanier souhaitait déjà mettre sur pied un réseau test de télécommunication virtuelle embrassant tout le territoire américain. La première liaison devait être établie en 1991, entre le groupe de RV de l'UNC et VPL. Le Human Interface Technology Laboratory de Seattle et le Media Lab étaient également d'accord pour participer à l'expérience. Les chercheurs en RV que j'avais rencontrés à Kyoto s'étaient eux aussi déclarés prêts à rejoindre le réseau dès qu'il serait opérationnel. Il s'agit donc de créer un canal de communication en RV destiné à permettre l'échange d'informations et la mise sur pied d'explorations en commun de l'aspect « moyen de communication » de la RV. S'il devient possible de partager des mondes virtuels en branchant simplement un casque sur le réseau téléphonique, le cyberespace de Gibson pourrait bien exister plus tôt que prévu. Au départ, un tel réseau pourrait fonctionner sur le principe de l'envoi de « paquets » de données à travers le réseau téléphonique existant, à l'instar de la communication de données entre ordinateurs par modem[9]. Dans un second temps, les systèmes de RV, gourmands en temps de calcul et en volumes de données, pourraient être reliés aux réseaux « large bande »[10] sur fibre optique du futur.

[NdT 9] Matériel de conversion des données électriques sortant des ordinateurs en fréquences audibles, transmissibles par téléphone.
[NdT 10] La bande de fréquence d'un support (câble métallique, fibre optique, faisceau hertzien) est la plage de fréquences que l'on peut lui faire transmettre. Plus cette bande est large, plus les fréquences transmissibles peuvent être élevées, et donc plus le débit des données correspondantes est grand (pour simplifier, chaque période de la fréquence utilisée permet d'exprimer un bit, 0 ou 1). Le réseau téléphonique actuel (bande étroite) peut accepter des débits allant jusqu'à quelques dizaines de kilobits par seconde ; les réseaux large bande de demain, sur fibre optique, permettront des débits de plusieurs dizaines, voire centaines de mégabits par seconde.

Si l'on prend ARPAnet pour référence, qui fut lancé à titre expérimental et déboucha sur le réseau mondial d'interconnexion d'ordinateurs (et de messageries électroniques) publics et privés d'aujourd'hui, que certains appellent « the Matrix » ou « Worldnet », Reality Net pourrait très bien dépasser rapidement le stade des balbutiements, pour peu qu'un programmeur de génie ponde les programmes nécessaires pour faire communiquer les moteurs de réalité à travers un réseau de télécommunication. Pendant toute l'année 1990, le travail initial a consisté à élaborer un ensemble de protocoles permettant l'échange d'informations par ces machines à travers un réseau téléphonique public de débit assez faible. Modifier un monde virtuel à l'échelle intercontinentale peut être une tâche plus faisable qu'il n'y paraît à première vue si l'on développe une stratégie dans laquelle les données qui constituent le modèle de monde virtuel peuvent être conservées en local sur chaque site constituant le réseau, de sorte que les seules informations à échanger entre les sites soient celles correspondant aux changements opérés sur ces mondes par les opérateurs des différents sites. En d'autre termes, il faut beaucoup moins de temps pour transmettre l'information « J'ai déplacé mon pied, il est maintenant à telles coordonnées » sur le réseau — votre ordinateur se chargeant, sur votre site, de redessiner votre pied à sa nouvelle position — que de transmettre aux autres participants toutes les instructions de redessin de votre pied et du paysage virtuel qui l'entoure.

VPL a par ailleurs acheté une licence d'utilisation de la technique de reproduction des sons en trois dimensions développé à l'origine par la société Crystal River Engineering de Scott Foster pour NASA/Ames. Pour une somme supplémentaire rondelette, il est désormais possible d'acheter le produit « AudioSphere » à VPL, pour compléter le reste des équipements de RV, ou à titre de sonorisation 3D autonome. Dans le même temps, VPL a également annoncé la sortie du système « VideoSphere », qui permet aux opérateurs de RB2 de voir se superposer au monde virtuel une vue panoramique d'un environnement réel filmé en vidéo. Comme exemple d'application, VPL indique que l'on pourrait intégrer les images vidéo d'un quartier et leur superposer l'image virtuelle d'un nouvel immeuble que l'on se proposerait de construire. C'est une caméra d'un type particulier, baptisée le « Revolvatron », qui recueille les images du monde réel. L'intégration dans les mondes virtuels créés sur ordinateur des nouvelles images électroniques d'aujourd'hui (camescopes notamment), de la vidéo traditionnelle, de la vidéo numérique est un autre besoin actuel qui pourrait déboucher sur un secteur d'affaires à part entière.

Lanier et VPL ne donnent pas l'impression de vouloir ralentir leur mouvement en avant. Tout récemment, Lanier et Alex Singer se sont une nouvelle fois envolés pour Tokyo. Je ne sais si VPL continuera à dominer le secteur commercial de la RV, mais il est certain que si celui-ci se développe dans les années qui viennent, il aura été défriché par une petite société pas comme les autres, ayant débuté ses activités dans une villa, les poursuivant aujourd'hui dans le cadre d'un parc d'affaires, et bien décidée à changer la nature de notre réalité.

VPL était donc la première, mais elle n'est plus la seule dans son secteur. Jaron Lanier est probablement l'un des visionnaires les plus…en vue de la RV, mais il n'est pas le seul non plus. De fait, même si VPL semble avoir placé une mise sur la plupart des applications spectaculaires de la RV, le vrai moteur de ce secteur pourrait bien être, dans un proche avenir, une société peu connue en dehors du monde du logiciel, fondée il y a dix ans par un groupe de programmeurs, et qui fait aujourd'hui 100 millions de dollars de chiffre d'affaires annuel : Autodesk. John Walker, l'un des fondateurs de la firme, est quelqu'un de très pudique, un personnage nettement moins pittoresque que Jaron Lanier. A long terme, lui et la société qu'il a fondée compteront néanmoins peut-être autant pour l'industrie de la RV que la société qui vend « les lunettes et les gants ».

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