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7 – Naissance d'une industrie de la RV Cliquez pour retrouver, en bas de cette page, des boutons de navigation

La RV peut être partagée. Elle a une présence objective comme la réalité physique, elle est façonnable comme une œuvre d'art, et elle est aussi inépuisable et inoffensive que la matière des rêves. Lorsque la RV sera largement diffusée, au tournant du siècle, elle ne sera pas considérée comme un moyen d'appréhension de la réalité physique, mais plutôt comme une réalité supplémentaire. La RV nous ouvre un nouveau continent d'idées et de possibilités. A Texpo '89, nous abordons pour la première fois les rivages de celui-ci.

VPL Research, Inc.
« Virtual Reality at Texpo '89;», 1989



A l'intérieur de Jaron Lanier (qui a eu trente ans l'année dernière), il y a un gamin précoce qui a huit ans et qui, avec une bande d'amis, a construit un vaisseau spatial. Et qui veut maintenant nous emmener faire un tour dans ce spationef. C'est d'abord comme cela qu'il faut voir Jaron si l'on veut explorer les autres couches de son identité, qu'il semble irradier quasiment en permanence. Il est PDG fondateur de VPL Research, la société qui a développé et qui commercialise les gants DataGlove et les visiocasques EyePhones que la plupart des chercheurs en RV utilisent ; il est déjà millionnaire en dollars sur le papier si VPL maintient son cap. Il a conçu une nouvelle manière, un peu magique, de programmer les ordinateurs : par le geste. C'est un autodidacte qui, à un moment donné, a laissé tomber l'école. Enfin, c'est un Personnage avec un grand P, et même plusieurs Personnages. Il y a l'enfant idéaliste qui a l'air de penser que la RV est l'outil parfait pour faire le bien du monde, qu'elle représente « une nouvelle réalité qui va enflammer la planète ». Il y a le businessman rusé qui a levé du capital, fondé sa société, et qui a déjà géré habilement plusieurs séries de conflits juridiques sur des questions de propriété industrielle touchant ces nouvelles technologies prometteuses. Il y a aussi l'informaticien, le musicien et le philosophe. Il y a enfin ce type à la chevelure « rasta blanc » incroyable, à la biographie hors norme, incapable de résister au plaisir de spéculer sur l'avenir surréaliste qu'essaye de nous préparer sa société.

Ces personnalités multiples de Lanier lui ont déjà valu une couverture presse importante, tout autant en raison de son apparence physique et de son histoire très spéciales que des technologies dont il est l'un des hérauts. Bref, un type bizarre avec des idées bizarres. C'est un sujet idéal pour le journaliste en mal de copie, et nous sommes déjà nombreux à en avoir tiré parti, que ce soit pour le New York Times, le National Enquirer ou d'autres. Nul besoin de se creuser la tête pour trouver un « angle » original quant on peut travailler sur Jaron Lanier ! Un dessin au trait de son chef hirsute, léonin et quasi anachronique, est apparu en première page du Wall Street Journal, avec pour légende assez injuste, «Du LSD électronique ?» (Injuste car Jaron n'utilise aucune drogue « récréative ». Il ne boit même pas. En fait, à l'époque hippie, il était encore au jardin d'enfants.) Quant aux photographes, il leur suffit d'un coup d'œil à Jaron pour partir dans les éclairages les plus bizarres.

D'ailleurs, j'ai depuis quelque temps commencé une nouvelle collection : celle des descriptions de Jaron par d'autres journalistes. Voici quelques extraits de mes articles favoris :

« A Palo Alto, non loin de la grande avenue El Camino Real, une impasse non goudronnée débouche sur quelques cottages de style suranné, entourés d'herbes folles. C'est dans la troisième maison sur la gauche, dont tous les volets sont fermés, que vit Jaron Lanier. Nous sommes en fin de matinée, et Lanier m'ouvre la porte, les yeux rouges papillonnant sous un soleil auquel ils ne semblent pas habitués. C'est un homme hirsute, de forte corpulence, dont les cheveux châtains entourent un visage barbu à la manière des dreadlocks jamaïcaines. Une longue chemise indienne aux allures de robe, déchirée au niveau de la poche, descend jusqu'à mi-jambe de son pantalon noir. » Signé Sherry Posnick-Goodman, pour le magazine Peninsula, et la description est assez fidèle. Je me suis moi-même rendu dans ce fameux cottage, et les volets en sont effectivement fermés — c'est une habitude qu'on prend lorsqu'on grandit dans le désert. J'ai vu aussi cette même chemise, ou sa copie conforme. Et il est exact qu'il n'est pas tout à fait dans son assiette si jamais l'on passe le voir un peu trop tôt dans la journée. Steve Ditlea, dans le New York Magazine, l'a appelé « the wizard of odd ».[1] Et John Barlow a écrit à son sujet, dans Mondo 2000, « Attachant, rond et chevelu, il ressemble à un hobbit rasta ». D'accord, d'accord, et encore d'accord. Il est corpulent, il est bizarre, et il est attachant. Et selon Marvin Minsky, « c'est un des rares informaticiens qui ont une vue un peu plus globale des choses. » Quelle que soit l'opinion que l'on a de lui, il est clair qu'une conversation avec Jaron Lanier est souvent susceptible de déboucher sur des sujets inattendus.

[NdT 1] Jeu de mot sur The wizard of Oz (le magicien d'Oz) et le mot odd (étrange, bizarre).

Jaron Lanier attire naturellement l'attention, mais ce n'est là qu'un effet secondaire de l'énergie brute qu'il dégage sous forme de théories, de visions, de projets, de chansons et d'épigrammes (« L'information n'est que de l'expérience de seconde main », « La RV est le premier média qui ne réduise pas le champ de l'esprit humain »). Dans l'esprit de bien des gens qui ont entendu parler de la RV dans la grande presse, il est identifié personnellement à la technologie en question. Les journalistes mal documentés parlent de « la réalité virtuelle de Jaron Lanier », ce qui a le don d'exaspérer ceux qui travaillent depuis des années sur les visiocasques et les expériences d'immersion. Lanier organisa la rencontre de Zimmerman et de ses machines avec une équipe d'ingénieurs logiciels de premier ordre, collabora étroitement avec ces programmeurs et avec la NASA pendant des années, et s'assura un financement pour ses projets. Aujourd'hui, VPL est composé de toute une bande d'enthousiastes, son site ressemble à une ruche disparate de programmeurs, d'enfants et de journalistes, active vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et les produits qu'on y réalise trouvent leur place dans tous les laboratoires de RV au monde.

Lanier ne fait pas les choses comme tout le monde, tout simplement parce qu'il ne les a jamais faites comme tout le monde. Quand il était petit, il est parti habiter avec son père dans un coin reculé du Nouveau Mexique, où ils ont fait construire une maison composée de quatre dômes géodésiques. De ses propos on retire que son côté non-conformiste ne lui a pas facilité les choses à cette époque. Comme d'autres visionnaires, il avait de bonnes raisons de consacrer son attention au monde de ses rêves plutôt qu'à la réalité qui l'entourait.

« J'étais un enfant assez étrange, rejeté socialement par la plupart des gens », admet-il aujourd'hui avec une expression résignée mais tout à fait joviale. Comme encore aujourd'hui, il n'essayait pas à cette époque d'ordonner une chevelure déjà anarchique, ni de s'habiller selon les canons du jour. Il laissa tomber le lycée pour faire de la musique. En ce temps-là, il ne s'intéressait pas du tout à l'informatique. C'est de cette époque que date son opinion selon laquelle « l'information n'est que de l'expérience de seconde main ». Il contestait la possibilité que la vie fut découpée en éléments binaires traitables par ordinateur. Il était toutefois séduit par l'idée d'utiliser l'ordinateur comme un instrument de musique, car il s'était toujours considéré comme un musicien. Il se forma donc suffisamment à l'informatique pour pouvoir faire un peu de programmation pour l'université locale, notamment des simulations à visées pédagogiques qui lui révélèrent le potentiel de cette technologie. Et l'informatique graphique, les images de synthèses le séduisaient particulièrement. Dans une interview accordée en 1988, il révéla que ses premiers contacts avec l'informatique l'avaient amené à commencer à réfléchir à des modélisations de mondes imaginaires sur ordinateur : « J'avais l'impression que les images affichées à l'écran étaient constituées de micro-réalités que l'on pouvait façonner. »

Lanier avait quitté le lycée à quinze ans, s'était débrouillé pour se faire accepter comme auditeur libre des cours de mathématiques de l'Université d'État du Nouveau Mexique, s'était ensuite installé comme compositeur de musique à New York, puis était rentré au Nouveau Mexique. En 1981, il partit pour l'Ouest dans une voiture abandonnée par des passeurs de drogue : « Elle n'avait plus de plancher, il fallait un tournevis pour la faire démarrer, et ses portières étaient marquées de traces de balles » aime-t-il rappeler. Son apprentissage de l'informatique prit un tour plus sérieux lorsqu'il atteignit Silicon Valley. C'était l'époque du boom des micro-ordinateurs et des jeux vidéo, et il gagna bien plus d'argent dans la création d'effets sonores pour jeux vidéo qu'il n'en avait jamais gagné comme musicien. Il se forma rapidement à la programmation et se mit à créer ses propres jeux vidéo pour Atari. L'un d'entre eux, Moondust (« Poussière de lune »), connut un gros succès en 1983, ce qui lui amena suffisamment d'argent en droits d'auteur pour lui permettre de quitter son emploi et de fonder sa propre entreprise. Lanier s'était rendu compte qu'il faisait partie de ces jeunes gens doués pour les incantations symboliques nécessaires à l'accomplissement de petits « miracles » sur les écrans des ordinateurs et suffisantes pour faire gagner à des compagnies comme Atari plus d'un milliard de dollars par an. Particulièrement précoce, même en regard des jeunes prodiges qu'employait Atari au début des années 80, Lanier eut l'idée d'un langage de programmation entièrement nouveau, utilisable par des profanes, et faisant appel aux images et aux sons plutôt qu'à de tristes codes alphanumériques.

C'est en 1984 que le nom de Jaron Lanier attira pour la première fois mon attention, lorsque le Scientific American plaça sur sa couverture un court exemple de son langage de programmation visuelle. Loin d'aligner les lignes de programme abstruses (du type « if X > 0, then goto 20 »), il était composé d'une portée musicale ornée de symboles tout aussi abscons mais suscitant bien plus la curiosité : ces kangourous, ces glaçons en train de fondre, ces oiseaux gazouillant étaient censé représenter un programme informatique du futur, écrit dans un langage encore en cours d'élaboration que Lanier appelait alors « Mandala ». Ce reportage à la une contribua au mythe de VPL Research : lorsque les responsables du magazine appelèrent Lanier pour lui demander le nom de sa société, il ne voulut pas leur dire qu'elle n'avait pas encore de nom et répondit « VPL Research, Inc. ».[2] La société occupe aujourd'hui plusieurs étages d'un grand ensemble de bureaux coincé entre le petit port de Redwood City, dans la baie de San Francisco, et l'autoroute 101, principale artère de la Silicon Valley. On peut dire qu'il s'agit d'une jeune société typique de ce lieu particulier, avec toutefois quelques aspects tout à fait originaux : en-dehors de Jaron lui-même, on peut notamment relever le grand mur de gants sur lequel sont exposés une trentaine de prototypes de gants maintenant dépassés. Aux dernière nouvelles, VPL employait quelques trente-cinq personnes. Pour l'instant, ils n'ont pas encore eu besoin de quitter leurs locaux d'origine, qu'ils contempleront avec nostalgie dans dix ans du haut de la tour VPL qu'ils pourraient bien faire construire si tout se passe comme prévu d'ici là. Et qui peut dire que ce ne sera pas le cas ? En ces lieux, ce genre de choses arrive couramment : des bureaux de VPL, on aperçoit le siège ultramoderne de NeXT, la deuxième société de Steve Jobs, fondateur d'Apple.

[NdT 2] VPL pour Visual Programming Language.

En 1985, lors de ma première visite, VPL occupait un coin du cottage fantasmagorique de Lanier à Palo Alto. C'est d'ailleurs toujours là qu'il habite, alors qu'il pourrait s'acheter une demeure bien plus distinguée des environs s'il le désirait. L'essentiel du mobilier se compose toujours d'une collection de quelques 300 instruments de musique, comme il y a cinq ans. Ces maisons faites de bric et de broc sont peu courantes à Palo Alto, mais Lanier s'est débrouillé pour atterrir le long d'une des rares rues non goudronnée de ce quartier fort bourgeois aux massifs d'arbres ombrageants et aux pelouses maniaquement entretenues. J'y suis retourné récemment pour l'interroger sur les projets en cours de VPL. Ordinateurs et périphériques informatiques sont toujours déployés dans un désordre apparent, et les murs, le plancher et parfois le plafond font office de lieux d'exposition d'instruments de musique exotiques du monde entier : cornemuses de Turquie, tambours du Gabon, Shakuhachis et sitars, en ordre dispersé. Au milieu de ce capharnaüm trône Jaron Lanier, impérial.

Lors de ma première visite, j'étais venu pour « Mandala », le langage de programmation qui promettait d'investir les non-programmeurs du pouvoir de commander la machine par l'intermédiaire de glaçons, de petits oiseaux et d'autres pictogrammes symboliques. Ce que je ne savais pas avant d'arriver là, c'est que le périphérique de saisie de ce nouveau langage était un gant développé par Lanier et un de ses confrères. A cette époque, je travaillais à un livre consacré à l'avenir de la programmation, et les mots de Lanier, que j'ai reproduits dans cet ouvrage, prennent aujourd'hui une tonalité à moitié prophétique : « Je pense que les langages de programmation actuels ne sont que les formes larvées de quelque chose de beaucoup plus intéressant qui arrivera à maturité d'ici les dix prochaines années » me dit-il il y a cinq ans. « Je parle d'une nouvelle forme de communication à placer sur le même plan que la parole ou l'écriture. » Il me semble aujourd'hui qu'il faudra plus de cinq ans pour que son langage de programmation toujours inachevé (et appelé maintenant « Embrace ») devienne aussi important que ces formes symboliques traditionnelles de communication. Mais si l'on m'avait demandé il y a un lustre si je distinguais en Jaron Lanier et en sa société l'avant-garde d'une nouvelle technologie destinée à se développer au cours des années 90, j'aurais peut-être répondu par l'affirmative, mais sans en mettre ma main au feu.

Jaron Lanier fait quantité de rêves sur le futur technologique de l'humanité, mais l'un des plus persistants et des plus anciens est le suivant : les ordinateurs permettront aux gens d'échanger des simulations — des modélisations dynamiques faites d'images et de sons — aussi simplement que nous échangeons aujourd'hui paroles et écrits. Aujourd'hui, il désigne cet éventuel métalangage assisté par ordinateur de l'expression « communication post-symbolique », mais si à l'époque il travaillait déjà à développer son gant de saisie, il n'avait pas encore abordé les visiocasques. « Lorsqu'on écrit un programme et qu'on l'envoie à quelqu'un d'autre », expliquait-il il y a cinq ans, « surtout si ce programme est une simulation interactive, c'est comme si l'on créait un monde nouveau, fusion des royaumes symbolique et naturel. Au lieu de communiquer à l'aide de symboles — lettres, chiffres, images ou notes de musique —, cela revient à créer des univers miniatures possédant leurs propres états et leurs propres mystères, qui sont à découvrir. » Il n'avait pas utilisé l'expression « monde virtuel », mais c'est un peu ce qu'il semblait décrire.

« Tiens, viens voir » me dit-il la première fois que je le rencontrai, des années avant que le mot « virtuel » nous vienne à l'esprit à l'un ou à l'autre pour parler des ordinateurs. En nous efforçant de contourner divers objets volumineux de nature inconnue (de moi en tout cas), nous traversâmes plusieurs autres pièces dans lesquelles les instruments de musique dépassaient également en quantité le reste du mobilier et prîmes place devant l'écran d'un ordinateur. Il s'agissait de ce qu'on pouvait trouver de moins cher à l'époque, un Commodore 64, le genre de jouet évolué acheté par les parents à leurs enfants lors du premier boom de la micro-informatique au début des années 80. Il m'expliqua que l'idée d'un langage de programmation pictural, commandé par le geste, était venue de son désir de créer de nouvelles formes de musique en orchestrant des instruments simulés. A mi-parcours de ce projet de logiciel de composition musicale, il se rendit compte que celui-ci pouvait être étendu à un langage de programmation universel faisant appel à une notation pictographique.

Voici en quels termes je l'avais décrit à l'époque : « Lanier fonde Mandala sur le concept de représentations dynamiques. Le langage lui-même est une simulation en images du fonctionnement interne d'un ordinateur. Le programmeur peut observer le fonctionnement de la machine à un niveau de représentation élevé pendant qu'un programme est exécuté, de sorte qu'il est en interaction continue avec le cœur même de l'ordinateur. Cette interaction s'opère à partir d'un instrument de saisie unique en son genre : un gant. » Je n'avais pas fait le rapprochement entre ce que j'avais vu chez Lanier et la pantomime de Scott Fisher à laquelle j'avais assisté deux ans auparavant dans les locaux d'Atari Research, mais cet écran bon marché et ce gant rudimentaire composaient la moitié d'une réalité virtuelle. L'autre moitié d'un environnement opérationnel de RV est celle qui s'attache à convaincre l'utilisateur qu'il est immergé dans un environnement sur lequel il a prise. C'est Scott Fisher qui allait formuler les concepts de voyage par procuration, développer le visiocasque et les techniques de suivi de la tête, puis passer un contrat avec Lanier pour la réalisation d'une version spéciale de son gant, à même de fonctionner comme périphérique de saisie d'un monde virtuel en trois dimensions. Avant cette avancée due à la NASA/Ames, cependant, l'utilisation d'un gant de saisie avait été le résultat d'une autre convergence, ou plutôt de la rencontre de Lanier et de son langage de programmation visuelle avec l'inventeur du gant, Thomas Zimmerman.

Cette rencontre eut lieu en 1983, à une réunion d'utilisateurs de micro-ordinateurs et de synthétiseurs musicaux. Zimmerman avait inventé le gant pour des raisons distinctes du but poursuivi par Jaron Lanier : il voulait jouer de la guitare « invisible », et trouver le moyen de jouer du corps humain comme d'un instrument de musique. Il n'était pas chez Lanier la première fois que je rendis visite à ce dernier, en 1985. C'est le journaliste Steve Ditlea qui vint frapper chez moi en sa compagnie peu après que j'eus commencé à écrire ce livre, et je tiens donc ce témoignage directement de Zimmerman. Grand et dégingandé, plus vieux de quelques années que Lanier, clairement habité de sentiments partagés sur le monde de la RV, il est par bien des côtés l'antithèse de Lanier. En 1981, à peu près au moment où son futur partenaire voyageait vers la Californie dans un tacot troué de balles, Zimmerman pratiquait, à l'autre bout du continent, ses premières expériences de prise en compte par l'ordinateur des gestes et du langage du corps. « Je me vois encore en train d'écrire un programme sur un des premiers Atari, chez mes parents dans le Queens[3] », me dit-il avec un petit sourire. « J'étais assis face à ma machine, le pantalon baissé jusqu'aux chevilles pour pouvoir me fixer des capteurs sur les genoux avec une bande Ace,[4] et des câbles couraient de mon corps à un boîtier connecté à l'ordinateur. »

[NdT 3] Un des faubourgs de New York.
[NdT 4] Equivalent de notre bande Velpeau.

Il apparut assez rapidement à Zimmerman que la partie du corps la plus adaptée pour jouer le rôle d'instrument de saisie d'un synthétiseur était encore la main. C'est d'ailleurs grâce à elle que des milliers d'adolescents, réels ou attardés, jouent de la « guitare invisible », c'est-à-dire font semblant, tout en écoutant un disque de rock, de jouer des super solos de guitare en remuant simplement les doigts. Imaginez qu'on puisse mettre un gant équipé de capteurs permettant de déterminer la position de chacun des doigts et celle de la main dans l'espace et assurant un suivi de ces positions en temps réel, qu'on relie ce gant à un synthétiseur musical, et qu'on crée un logiciel de conversion de ces mouvements en notes de musique, la guitare elle-même deviendrait totalement superflue. Zimmerman avait fait ses deux premières années d'université au MIT et c'était un bricoleur invétéré. Il alla acheter un vieux gant de travail et pour à peine dix dollars de composants.

L'important était de faire un gant aussi léger que possible. Des exosquelettes conçus pour envelopper la main avait déjà été réalisés auparavant, dès le début des années 50, mais ils étaient bien trop encombrants pour le projet de Zimmerman. Il fit appel à de fins tubes de plastique, souple et creux, qui conduisaient la lumière. Ce n'était pas des fibres optiques, mais le résultat était analogue : un rayon de lumière projeté à une extrémité d'un tube ressortait à l'autre, même en cas de courbure du tube sur les phalanges d'une main. Un tube était disposé sur chaque doigt et descendait sur le dos de la main. A l'une des extrémités de chaque tube était placé un générateur électronique (bas de gamme) de lumière, et à l'autre se trouvait un photocapteur bon marché. Lorsqu'un tube est plié, l'intensité de la lumière qui passe et arrive au photocapteur diminue de façon sensible et mesurable. Il ne s'agit pas là du montage le plus précis possible, mais il fournit bien un signal continu reflétant approximativement les changements de position des doigts. En 1982, Zimmerman déposa un brevet pour son gant « opto-sensitif », qui fut enregistré par l'administration américaine sous le numéro 4 542 291. L'étendue de ce brevet n'était pas aussi large qu'elle eut put l'être, car un autre chercheur, Gary Grimes, qui travaillait aux Laboratoires Bell, avait déjà breveté un périphérique de saisie à base de gant en 1981 ; le gant de Grimes faisait appel à de petits contacteurs placés à chaque articulation des doigts. Mais les Laboratoires Bell ne mirent pas le travail de Grimes à profit.

En attendant l'enregistrement officiel de son brevet, Zimmerman se fit embaucher dans un haut lieu de la recherche en la matière : le laboratoire de recherche d'Atari, à Sunnyvale. C'est là qu'il fit la connaissance de Scott Fisher, de Jaron Lanier et des autres infonautes. Le langage de programmation visuelle de Jaron Lanier et le gant optique de Thomas Zimmerman convergèrent lorsque Zimmerman participa à une réunion de musiciens informaticiens au cours de laquelle Lanier fit une intervention. Lanier et Zimmerman passèrent un accord : Zimmerman concédait le brevet à VPL Research, dont il devenait un des fondateurs et actionnaires, et il s'attelait à la réalisation de la génération suivante de gant. C'est Lanier qui eut l'idée de placer des capteurs de position absolue sur le gant. Quand on parle de « Recherche et développement », il faut comprendre que la recherche est la phase du processus au cours de laquelle on découvre comment obtenir un résultat, et que le développement est la phase pendant laquelle on réfléchit au meilleur compromis coût/fonctionnalité pour cette découverte. Sur le nouveau modèle de gant, c'était des fibres optiques (inventées par Young Harvill), plus fines, plus légères et plus précises, qui étaient employées à la place des tubes de plastique. Chaque fibre était entaillée au niveau des articulations. L'importance de la flexion de chaque phalange influait donc directement sur l'intensité de la lumière qui atteignait le photocapteur situé en bout de fibre, grâce à ces entailles précisément calibrées.

Mais le matériel ne constitue que la moitié de la solution. Il fallait également écrire et déboguer dans la douleur un ensemble de programmes destiné à faire de ce matériel un moteur de réalité. Charles Blanchard et plus tard Young Harvill et Steven Bryson (qui travaille maintenant chez Sterling General, un sous-traitant de NASA/Ames pour la RV) collaborèrent avec Zimmerman et Lanier pendant deux ans à fignoler le logiciel qui communiquait les signaux en provenance du gant au monde virtuel créé par l'ordinateur. La partie logicielle d'un système de RV comprend plusieurs modules distincts qui doivent collaborer de manière étroite. Il s'agit tout d'abord de convertir les signaux électriques analogiques des capteurs de position en un flux de données numériques. Il faut ensuite un programme qui assure la modélisation du monde virtuel ; celui-ci doit comprendre du logiciel de « rendu », ou communiquer avec un module de rendu externe — le rendu désignant les représentations visuelles, auditives ou autres destinées à présenter le monde virtuel à l'opérateur. Les programmeurs doivent concevoir cette série de programmes de manière à perdre le moins de temps de réponse possible en échange de données dans un sens (du monde virtuel à l'observateur) et dans l'autre. Ceci fait, on dispose bien d'un monde virtuel, mais encore vide. Pour le peupler, il faut un outil de création d'objets en 3 dimensions.

Un des programmes qu'avait écrits Harvill aboutit à RB2 Swivel, l'outil logiciel de modélisation et de création de mondes virtuels désormais commercialisé avec les systèmes VPL. Mandala, le langage de programmation visuelle de Lanier fut rebaptisé « Grasp » (« Attrape ») puis, huit ans après sa création, « Embrace » (« Etreindre, embrasser ») ; Lanier compte en faire un autre outil de création en RV. Plusieurs modules du Mandala d'origine et d'autres entièrement nouveaux et développés par les programmeurs de l'équipe ont été fusionnés dans le logiciel distribué aujourd'hui par VPL. Le programme qui gère les mouvements, « The Body Electric »,[5] a été écrit par Charles Blanchard. Le module qui assure le rendu du monde virtuel en temps réel s'appelle « Isaac ». L'infrastructure logicielle de VIVED venait seulement d'être terminée lorsque VPL fournit le gant demandé à NASA/Ames ; il revenait à Warren Robinett et à Douglas Kerr de finaliser leur propre système sur les ordinateurs de la NASA. Le temps et les efforts nécessaires pour programmer les systèmes de RV sont des paramètres qui pèsent lourdement sur le développement de cette technologie, mais ce handicap s'allège à chaque fois que des microprocesseurs plus puissants viennent à être disponibles. Il fallut ainsi plusieurs années à VPL et à NASA/Ames pour améliorer leur logiciel et l'adapter aux ordinateurs plus puissants de ces cinq dernières années.

[NdT 5] Le « Corps électrique », référence à un roman de l'écrivain de science-fiction Ray Bradbury.

Je me suis rendu une bonne demi-douzaine de fois chez VPL, et Lanier et moi nous sommes vus régulièrement dans divers cafés, salons de thé et autres restaurants pendant les deux années où j'ai enquêté pour ce livre. Je n'ai pas oublié sa description de l'évolution de la société VPL entre 1985 (date de ma première visite) et aujourd'hui, autour d'un café et de petits beignets. Une nuit de 1984, la jeune équipe de VPL venait de terminer l'interface logicielle du gant et avait connecté ce dernier à une version de base du langage de programmation visuelle. « Je me souviens qu'un de mes amis arriva à ce moment-là », se rappela Lanier, « et dit, « Ce doit être en ce moment précis l'endroit le plus excitant de toute la planète. » »

« SRI proposa de nous engager tous », poursuivit Lanier, « mais ils estimèrent ensuite qu'il faudrait 25 ans avant que cette technologie intéresse le grand public. Nous décidâmes de continuer à travailler sur ce projet nous-mêmes. Marvin et Margaret Minsky furent les premiers investisseurs à nous aider après que j'eus entièrement dépensé l'argent gagné grâce à Moondust. » (Nous évoquerons les Minsky dans un chapitre ultérieur.)

Jean-Jacques Grimaud, un Français travaillant dans l'informatique arriva à VPL alors que l'un des principaux bailleurs de fonds de la société, Thomson Avionique était également français. Grimaud devint Président de la société, Lanier restant Directeur Général. Leur premier contrat de licence du DataGlove fut passé avec Thinking Machines Corporation, implantée à Cambridge, dans le Massachussetts, et dont le fondateur, Daniel Hillis était un autre petit génie de l'informatique. Hillis avait été et est toujours à l'avant-garde des travaux sur les architectures informatiques dites « massivement parallèles », dans lesquelles de très grands nombres de processeurs sont reliés entre eux pour former une sorte d'ordinateur à plusieurs « cerveaux ». « C'était le premier gros contrat d'achat pour Thinking Machines et de vente pour VPL », me confia Lanier. Puis il y eut le contrat avec la NASA. C'est Margaret Minsky qui conseilla à Lanier et compagnie de rencontrer Scott Fisher de NASA/Ames. Le contrat avec la NASA les força à affiner leur technologie et fit connaître un peu mieux VPL, grâce à un second article à la une du Scientific American, en octobre 1987, qui montrait le DataGlove.

Les premières affaires de VPL reflètent bien les centres d'intérêts multiples et l'éclectisme de Lanier, la nature pluridisciplinaire de la RV et la stratégie commerciale de VPL, développant son marché par étapes et sur plusieurs fronts parallèlement. En 1987, la société Abrams-Gentile Entertainment (AGE) ouvrit à VPL la porte des fabricants de jouets. VPL et AGE mirent au point une version spéciale du gant adaptée à une utilisation sur les consoles de jeu Nintendo, qui représentent un marché chiffré à plusieurs de dizaines de millions d'unités. Un peu plus tard, le service d'ingénierie de Mattel travailla également sur ce « PowerGlove ». Au cours de ces développements, la technologie propre au DataGlove d'origine évolua. Une action en contestation de propriété industrielle fut lancée, puis réglée à l'amiable ; VPL et AGE se partagent maintenant les royalties versées par Mattel pour la commercialisation du PowerGlove. Un million d'exemplaires en ont été vendus en 1990 et on espérait doubler ce chiffre en 1991. Le DataGlove de VPL coûte 8800 dollars tandis que le PowerGlove de Mattel ne coûte que 100 dollars. Secret de cette différence de prix considérable : le PowerGlove fait appel à une encre conductrice déposée sur une bande de plastique souple qui accompagne les mouvements de chaque doigt, plutôt qu'aux fibres optiques bien plus onéreuses (et plus précises) du DataGlove. La flexion des doigts entraîne une modification des propriétés conductrices des bandes correspondantes.

La position absolue du PowerGlove — c'est-à-dire les coordonnées de la main par rapport à la pièce dans laquelle on se trouve — est également déterminée pour un coût bien moindre en faisant appel à des ultrasons ; la précision est, là encore, naturellement inférieure. Ivan Sutherland avait conduit des expériences sur les ultrasons, et certains des premiers prototypes de VPL exploitaient cette technologie. Des ondes sonores inaudibles (à fréquence élevée) sont émises par trois sources disposées autour du téléviseur ou du moniteur utilisé pour l'affichage de la console Nintendo. Les ondes sonores sont réfléchies de diverses manières par les objets qui se trouvent dans la pièce, et si quelque chose empêche la réception directe des ondes par le gant, le système ne fonctionne plus correctement. Mais à moins de 100 dollars pour une version opérationnelle d'un gant dont les circuits électroniques peuvent être produits à la chaîne et le plastique moulé sous vide, un système à ultrasons convient tout à fait. Je ne serais pas autrement surpris de voir sortir une combinaison plein corps fonctionnant selon le même principe et vendue au même prix d'ici un an ou deux. Techniquement, il n'y a pas de raison que les performances de ces systèmes à base d'encre électroconductrice et de détection de position par ultrasons ne soient améliorées rapidement et que les produits ne soient vendus encore moins cher. Si d'autres techniques, plus efficaces, peuvent être utilisées pour améliorer ces performances, la perspective de voir commercialiser ces gants en très grand nombre est réelle.

J'ai pu essayer une première version du PowerGlove et des jeux qu'il accompagne dans les locaux d'AGE au cours de l'été 1989. Les frères Gentile (le « G » d'AGE) étaient aussi typiques de New York, tout de pragmatisme et de volontarisme, que Jaron Lanier l'est de la Californie, insouciant et rêveur. Les bureaux d'AGE étaient situés dans un grand loft très moderne. Ces différences de style de vie me faisaient mieux comprendre comment des désaccords avaient pu surgir entre eux. Pour un jouet, le PowerGlove a fière allure : on l'attache au dos de la main, et il comporte des emplacements pour les doigts, des lanières qui enserrent le poignet et remontent jusqu'à l'avant-bras, des boutons et d'autres commandes. Vu comme un jeu, c'est très excitant. Je trouvai qu'il était fort amusant de boxer contre un poids lourd fictif de cette manière. Je fus même franchement fasciné lorsque qu'après avoir mis une paire de lunettes à obturateurs bon marché, je m'essayai à attraper de méchants petits diablotins violets pour les fourrer dans un coffre qui flottait face à moi. Vu comme un instrument de RV, en revanche, c'est vraiment dépouillé.

Je ne dis donc pas que je choisirais le PowerGlove pour travailler à l'amarrage de molécules. Mais pour un chimiste travaillant dans un laboratoire pharmaceutique, on doit pouvoir trouver 100 000 adolescents ayant les quelques économies nécessaires pour acheter un PowerGlove. C'est là que réside la force de la chose. Ce que l'industrie du jouet peut apporter aux applications de la RV aux jeux, en termes de taille de marchés, de surface financière et d'économies d'échelle constitue probablement un atout majeur pour l'évolution de la RV dans son ensemble. Si le gant gagne en précision et si son prix baisse, si des versions « jouet » des combinaisons électroniques et des lunettes 3D apparaissent, le chiffre d'affaires colossal qu'ils peuvent drainer serait une manne pour la recherche et le développement de la discipline. Des mois plus tard, dans les laboratoires de recherche de Fujitsu, près de Tokyo, je devais me rendre compte que d'autres acteurs principaux de la RV étaient séduits par le potentiel de l'industrie des loisirs. Et j'ai appris récemment que VPL avait passé un contrat avec l'un des plus grands groupes mondiaux de ce secteur pour développer des applications ludiques de la RV. Depuis les simulateurs de vol de l'époque de la seconde guerre mondiale jusqu'aux jouets du XXIème siècle, la RV n'en finit plus d'être soutenue par les applications les plus inattendues, et ce d'autant plus que Jaron Lanier et VPL font partie du paysage. Tant que VPL restera à flots, je crois qu'on continuera de voir Jaron Lanier présent aux avant-postes de la réalité virtuelle.



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