Cliquez pour m'envoyer un message

1 – « De l'illusion comme mode d'appréhension de la réalité » Cliquez pour retrouver, en bas de cette page, des boutons de navigation

Le principal instrument de recherche, dans le domaine des sciences complexes, c'est l'ordinateur. Ce dernier est en train de modifier la structure même des sciences et l'image que nous avons de la réalité matérielle. Depuis l'avènement de la science moderne, il y a trois cents ans, les instruments d'investigation tels les télescopes ou les microscopes ont toujours eu un caractère analytique et ont favorisé une vision réductrice de la science. La physique, parce qu'elle porte sur les entités les plus petites, était la plus fondamentale des sciences. C'est à partir des lois de la physique que l'on pouvait déduire les lois de la chimie, puis de la vie, et ainsi de suite en remontant l'échelle. Cette façon de voir la nature n'est pas fausse ; mais elle a été favorisée de manière importante par la technologie et l'instrumentation disponibles. L'ordinateur, doté de la capacité de traiter d'énormes volumes de données et de simuler la réalité, permet d'ouvrir une fenêtre nouvelle sur cette vision de la nature. Il est possible que nous voyions dorénavant la réalité de façon différente simplement parce que l'ordinateur apporte la connaissance d'une autre manière que les instruments d'analyse traditionnels. Il permet de voir la réalité sous un autre angle.

Heinz Pagels
Les Rêves de la raison, 1990


Nous vivons dans un monde physique dont nous avons appris les propriétés par une connaissance maintenant ancienne. Nous nous sentons partie prenante de ce monde physique, ce qui nous donne la capacité de prédire…à quel endroit tel objet tombera, à quoi ressemble telle forme connue vue d'un autre angle ou quelle force doit être appliquée pour pousser tel objet en tenant compte des frottements. Nous manquons de la connaissance correspondante des forces mises en jeu dans une particule atomique chargée, des forces propres à des champs non uniformes, des effets de transformations en géométrie non projective et des mouvements en milieu à haute inertie et à faibles frottements. Un écran relié à un ordinateur, c'est pour nous une chance d'assimiler des concepts dont on ne peut prendre connaissance dans le monde physique. Il s'agit d'un miroir derrière lequel se trouve un pays des merveilles mathématique.

Si en effet la vocation de l'écran est de servir de fenêtre sur un tel pays des merveilles échafaudé au sein de la mémoire de l'ordinateur, il doit en appeler au plus grand nombre de sens possible. Pour autant que je sache, personne jusqu'ici n'a été jusqu'à proposer des « écrans » d'ordinateur sollicitant l'odorat ou le goût. Des moniteurs vidéo existent qui comportent d'excellentes parties audio, mais nous n'avons malheureusement pas vraiment la possibilité de faire produire par l'ordinateur des sons très « parlants ». Je voudrais pour ma part vous décrire une interface kinesthésique.

La force nécessaire pour déplacer un manche de commande pourrait être réglée par ordinateur, de la même manière que, sur un simulateur de vol, la force permettant d'actionner les commandes varie pour donner l'impression d'un avion en vol. Grâce à une telle interface, une modélisation sur ordinateur de particules dans un champ électrique pourrait permettre la commande manuelle de la position de la particule, avec perception des forces mises en œuvre, et visualisation de la particule… En utilisant un périphérique d'entrée/sortie de ce type, nous pouvons ajouter la dimension « force physique » à celle de la vue et de l'ouïe que nous exploitons déjà.

Ivan Sutherland
« The Ultimate Display », 1965



A l'Université de Caroline du Nord, j'ai vécu une expérience analogue à celle qui avait rapproché les pionniers de la micro-informatique dans les années 60 et 70 ; de celles qui font entrevoir l'avenir de manière spectaculaire. Mais ce jour-là, la révélation se doubla d'un sentiment de stupéfaction incrédule.

J'étais à la fois debout dans une pièce, la main agrippée à une poignée, et face à une reproduction de l'infiniment petit, en train de manipuler deux molécules. D'autres, peut-être, ont éprouvé les mêmes sensations au cours des siècles passés en regardant à travers le premier microscope de Leeuwenhoek ou le télescope de Galilée. J'avais quant à moi l'impression d'un microscope qui n'était pas simplement destiné à l'œil, mais plutôt à l'esprit.

Je n'avais aucune idée des règles propres à « l'amarrage moléculaire » — cette discipline à laquelle font appel les chimistes pour déterminer les molécules adaptées à telle ou telle protéine — mais il me semblait les assimiler au fur et à mesure, physiquement, par l'intermédiaire de ma main, et grâce à l'effet de retour du mécanisme de l'ARM (Argonne Remote Manipulator, ou « Télémanipulateur Argonne »). Cette poignée de métal me faisait l'effet d'être le guidon d'une énorme Harley-Davidson impeccablement graissée. Autour de moi se dressait pour un million de dollars de mécanismes articulés, autour desquels se lovaient toutes sortes de câbles électriques. La totalité de l'appareillage était suspendue au plafond face à moi, à quelques dizaines de centimètres. Je portais également des lunettes intégrales légères reliées par un câble à un ordinateur.

Tout en regardant l'écran de l'ordinateur, j'explorai l'espace circonscrit par les six degrés de liberté de l'ARM en utilisant mon épaule, mon poignet et mes doigts. En poussant, en tirant, en effectuant des rotations puis des mouvements de petite amplitude, j'arrivai progressivement à bien appréhender cet espace, qui consistait en une sphère dont mon bras aurait pu constituer le diamètre. L'affichage sur l'écran de l'ordinateur et les lunettes que je portais fonctionnaient de façon synchronisée, de sorte que chacun de mes yeux était masqué à tour de rôle tous les soixantièmes de seconde. Comme une version légèrement différente de la même image était projetée sur l'écran à cette même fréquence, chaque œil droit ou gauche ne voyait que les images correspondant à son côté d'une vision en relief. Ce procédé de « stéréoscopie » — montrer à chaque œil une vue distincte pour donner l'illusion du relief — n'est pas nouveau ; ce qui l'était plus, c'est que les représentations moléculaires n'étaient pas issues d'images fixes ou de dessins, proposés par paires, mais étaient engendrées par ordinateur. De plus, le télémanipulateur ARM m'offrait la possibilité de manipuler ces objets virtuels en trois dimensions, et simulait, de leur part, une résistance à mes interventions.

De fait, les forces moléculaires simulées étaient converties en forces physiques qui, s'opposant à mes efforts, me donnaient l'impression que c'étaient les molécules elles-mêmes qui me communiquaient leur résistance à travers l'ARM et qui répondaient ainsi aux mouvements de mes propres bras. L'impression était très proche de celle qu'on éprouve lorsqu'on manipule des aimants, avec cet effet de répulsion lorsqu'on approche des pôles identiques, et cet effet d'attraction quand on confronte des pôles opposés. Les combinaisons d'assemblage des molécules sont nombreuses, mais seules quelques-unes donnent lieu à une attraction suffisante pour les apparier. On conçoit donc la difficulté d'explorer l'univers de ces possibilités ; elle est à la mesure de l'intérêt d'un succès en la matière : l'une de ces combinaisons improbables représentera peut-être l'amorce d'un remède contre tel ou tel cancer.

Je m'étais rendu en Caroline du Nord parce que j'avais entendu parler de gens qui étaient d'ores et déjà à l'œuvre sur ce type de projet, et qui se servaient de leurs yeux, de leurs oreilles et de leurs muscles — en plus de leur cerveau — pour mettre au point des composés chimiques nouveaux. Je venais donc de faire l'expérience directe, par l'intermédiaire de l'ARM, de ces opérations d'amarrage moléculaire auxquelles ils se livraient ici-même. Ce type d'expérience participe de ce qu'on appelle la « réalité virtuelle », ou RV. Je n'avais pas de compétence particulière en chimie moléculaire, mais j'avais pu, par apprentissage, disons « perceptif », me mettre en situation de traiter un problème de cet ordre. L'appareillage utilisé m'avait en effet permis de percevoir directement la problématique de l'amarrage moléculaire par l'intermédiaire de mes yeux, de mes oreilles et de ma main ; j'avais donc pu exploiter mon expérience pragmatique de la gravité et des forces régissant le monde que je connais pour traiter un problème qui m'était étranger et arriver à un résultat probablement plus avancé que celui auquel serait parvenu un spécialiste sans le concours de cette simulation par ordinateur. Un chimiste moléculaire de haut vol trouverait sans doute là un formidable outil multiplicateur d'intellect. Je commençai à comprendre pourquoi tant de chercheurs en RV parlaient du potentiel de la discipline avec autant de ferveur. Et la chimie moléculaire est loin d'être le seul secteur pour lequel cette technologie naissante crée un type nouveau de présentation de la réalité.

Mon premier contact avec la réalité virtuelle eut lieu en décembre 1988, à l'Ames Research Center de la NASA, à Moutain View, en Californie. Au programme : un certain nombre de choses à revêtir, desquels partaient du câblage électrique, et un ordinateur qu'on me présentait comme un « moteur de réalité ». J'avais mis un masque qui ressemblait un peu à un masque de plongée, et un affichage vidéo binoculaire en relief, sur lequel s'agitaient des mirages électroniques, remplissait mon champ de vision, quel que soit le côté vers lequel je faisais porter mon regard. Mon corps ne faisait pas entièrement partie de ce monde informatique qui s'offrait à mes yeux, mais l'une de mes mains avait rejoint ce vaste champ électronique qui semblait m'entourer et qui remplaçait le laboratoire surpeuplé que j'avais quitté et dans lequel mon corps tâtonnait. Un cube lumineux quelque peu fantomatique flottait devant moi. J'approchai la main et m'en saisis. Le gant équipé de capteurs que je portais à la main droite faisait en sorte de synchroniser les mouvements de celle-ci avec une main synthétisée, proche de celle d'un personnage de dessin animé, qui apparaissait dans ce monde engendré par l'ordinateur, monde que j'avais entendu désigner du terme de « Cyberespace ». Effectivement, il s'agit là d'un espace, mais de quel type… Telle est la question.

Le terme Cyberespace a été créé par le romancier de science-fiction William Gibson, dans son livre Neuromancien, écrit en 1984 : « Cyberespace : hallucination consensuelle vécue quotidiennement par des milliards d'opérateurs, en toute légalité et dans tous les pays, par des enfants à qui des concepts mathématiques sont ainsi enseignés… Représentation graphique des données issues de toutes les banques de tous les ordinateurs gérés par l'homme. Complexité inimaginable. Rais de lumière lancés dans le non-espace de l'esprit, amas et constellations de données. A perte de vue, comme les lumières des mégalopoles de la planète. » Une nouvelle espèce de cow-boys hante le cyberespace de Gibson et explore cette immensité de données en « branchant » directement leur système nerveux à la « Matrice », nom donné par Gibson à l'infrastructure globale de calcul et de communication donnant naissance à ce nouveau royaume. Quant aux termes de « réalité virtuelle », de « moteur de réalité » et au sigle RV, je les ai entendu pour la première fois dans la bouche d'un informaticien nommé Jaron Lanier, dont nous reparlerons souvent dans cet ouvrage.

Imaginez une télévision qui n'aurait pas de bords, sur laquelle passerait des émissions en relief, offrant un son en trois dimensions et présentant des objets que l'on pourrait saisir, manipuler et même sentir du bout des doigts, de la main. Imaginez que l'on puisse s'immerger dans un monde artificiel et l'explorer vraiment, plutôt que de le regarder selon une perspective donnée, sur l'écran plat d'un cinéma, d'une télévision ou d'un ordinateur. Imaginez que l'on puisse être tout autant le créateur que le « consommateur » de cette expérience, et que l'on ait le pouvoir, par un geste ou par un mot, de remodeler ce monde entièrement artificiel. Il ne s'agit pourtant pas là d'une fiction. Les éléments constitutifs d'un système de RV — visiocasques (head-mounted displays), images synthétiques en relief, périphériques d'entrée/sortie, simulations par ordinateur — permettent aujourd'hui de s'immerger dans ce monde artificiel et de le modifier à sa guise.

S'il fallait emprunter un mot au vocabulaire classique pour désigner la catégorie à laquelle appartient cette nouvelle technologie, je choisirais « simulateur ». La technologie de la RV est apparentée à celle des simulateurs de vol que les armées de l'air et les compagnies aériennes utilisent pour former leurs pilotes, et elle en est partiellement dérivée. Grâce aux simulateurs de vol classiques, les pilotes apprennent les rudiments du pilotage sans quitter le sol, en s'entraînant sur des répliques des commandes de vol ; le « pare-brise » utilisé dans ces simulateurs est un écran d'ordinateur sur lequel le paysage présenté change en fonction de la route virtuelle prise par le pilote. Le cockpit est monté sur une plate-forme dynamique qui reproduit fidèlement les mouvements de l'avion simulé. La réalité virtuelle est également une sorte de simulateur, mais au lieu d'être face à un écran présentant des images en deux dimensions, la main sur le manche, celui qui fait l'expérience de la RV est immergé dans une représentation en trois dimensions fabriquée par ordinateur ; il peut se déplacer dans ce monde virtuel, le contempler sous différents angles, attraper des objets qui s'y trouvent, et le remodeler.

A l'heure actuelle, il est nécessaire de mettre un casque électronique ou une paire de lunettes à obturateurs — comme je l'ai fait — pour visualiser un tel monde, d'enfiler un gant d'un genre particulier ou de saisir un périphérique d'entrée de type « poignée » pour manipuler les objets que l'on y voit. Dans le casque fourni par la NASA, un ensemble de lentilles et deux minuscules écrans vidéo, reliés à un appareil qui suivait la position de ma tête permettaient de créer l'illusion que l'écran m'entourait complètement. Le moteur de réalité modifiait automatiquement ce qui m'était présenté lorsque je tournais la tête. Je pouvais aller voir derrière des objets créés par l'ordinateur, les soulever, les examiner, me déplacer et voir les choses sous un autre angle. Cette modélisation visuelle complexe d'un monde virtuel qui changeait à chaque fois que je bougeais était produite par un programme de simulation fonctionnant sur un puissant ordinateur auquel le casque et le gant étaient reliés eux aussi. Demain, des technologies moins « lourdes » seront exploitées pour proposer le même type d'expérience, et les ordinateurs utilisés seront à la fois plus puissants et moins onéreux ; ce qui signifie que les mondes virtuels offerts seront plus réalistes, et qu'un plus grand nombre d'entre nous pourront y avoir accès.

Mon exploration du cyberespace n'avait duré que quelques minutes mais ce court « baptême »  dans un univers engendré par la machine fut le point de départ d'une longue enquête aux avant-postes de la science d'aujourd'hui. Ce livre en constitue le compte-rendu, et vous permettra d'avoir un aperçu d'un certain monde de demain dans lequel la réalité elle-même pourrait bien devenir un produit manufacturé et tarifé. Si cela vous semble du domaine de la science-fiction — et il est vrai que le terme « cyberespace » en est issu —, sachez que la réalité virtuelle est déjà une science, une technologie et un secteur d'affaires financé assez largement par des entreprises d'informatique, de communication, de design et de loisir à travers le monde.

Ma brève expérience de ce potentiel, du côté de la Silicon Valley, m'a amené à faire le tour de la planète, à la recherche de mondes artificiels plus vastes, plus réalistes, mieux conçus, et dotés d'un meilleur temps de réponse. J'ai emprunté Boeing 747 et voitures de location, trains à grande vitesse, autoroutes, métros, taxis, limousines et autobus pour sauter d'un laboratoire de recherche à un autre, de Chapel Hill, dans la Caroline du Nord, à la banlieue de Kyoto, au Japon, des plaines du Texas au Sud de la France. Ce « complexe réalito-industriel » est encore trop jeune pour être visible par le grand public mais il a désormais effectué sa percée à travers le monde et dans bien des disciplines ; si peu de gens encore en ont connaissance, il a néanmoins déjà pris son élan.

• A l'Université de Caroline du Nord, je me suis promené dans un bâtiment qui existait dans le cyberespace avant même d'être construit.

• A la Cité des Sciences de Kansai, dans les faubourgs de Kyoto, j'ai pris place dans un prototype d'« environnement réactif », qui suivait la direction de mon regard et la nature de mes mouvements, et j'ai parlé à des chercheurs japonais qui font appel à la RV pour bâtir les systèmes de communication du XXIème siècle.

• A la NASA, j'ai pris les commandes de robots réparateurs dans un espace extra-atmosphérique virtuel.

• A Cambridge, dans le Massachussetts, j'ai fait courir mes doigts sur du « papier de verre virtuel » par l'intermédiaire d'un manche de simulation de textures et j'ai observé des chercheurs qui mettaient au point les créatures animées qui habiteront les mondes virtuels semi-intelligents de demain.

• A Vancouver, en Colombie Britannique, j'ai joué avec mon premier « téléopérateur », c'est-à-dire avec un robot situé en bout de « chaîne » d'un système de téléprésence. Imaginez qu'une simple paire de lunettes intégrales et un gant vous emmènent — par l'intermédiaire des yeux et des mains d'un robot — au fond de l'océan ou à l'intérieur de vos propres vaisseaux sanguins.

• A Tsukuba, l'une des premières « cités des sciences » du Japon, j'ai fait l'étrange expérience de me voir à travers les yeux d'un télérobot ; une séance extracorporelle assistée par ordinateur, en quelque sorte.

• A Honolulu, j'ai vu une mitraillette à roulettes télécommandée dans un centre de recherches sous haute sécurité de la Marine américaine.

• A Santa Monica, j'ai testé un simulateur de réalité vieux de 40 ans, le « Sensorama », dans sa remise actuelle : la cour de la maison de son inventeur.

• A une heure de route de Hartford, dans le Connecticut, tout au fond d'un muséum d'histoire naturelle, j'ai retrouvé l'homme qui a forgé l'expression « réalité artificielle » il y a de cela des dizaines d'années, et qui a le premier expérimenté des techniques perfectionnées aujourd'hui dans les laboratoires de recherche du monde entier.

• A Santa Barbara, j'ai vu une science nouvelle précipiter comme un cristal dans une solution sursaturée, lorsque des spécialistes de l'image de synthèse, des experts en robotique, des grands pontes des sciences cognitives et des informaticiens du monde entier se réunirent pour la première fois pour discuter de leurs centres d'intérêt communs. A la fin de ce colloque, ils décidèrent d'apporter une contribution majeure à l'apparition d'une nouvelle science, au carrefour de leurs spécialités, en fondant un journal publié par MIT Press et consacré à l'étude des mondes virtuels.

• A Londres, j'ai rencontré un roboticien dans une usine de fabrication de marionnettes satiriques, un inventeur qui annonce qu'il est en train de créer un gant capable de transmettre le sens du toucher à distance.

• Dans la Silicon Valley, j'ai visité une entreprise d'un genre un peu particulier où sont fabriqués les visiocasques et les gants que j'avais utilisés dans la plupart des autres sites où j'étais allé, et j'ai dansé avec une femme qui avait pris la forme d'un homard pourpre de quatre mètres de haut.

• A Grenoble, j'ai visité un laboratoire informatique à l'intérieur d'un laboratoire informatique, et j'ai posé les mains sur une machine qui y avait été fabriquée. Bien que cet appareil ait été fait de métal et de circuits intégrés, sa manipulation donnait à ma main et à mon oreille l'impression d'appliquer un archet sur une corde de violon.

• J'ai voyagé dans le passé, jusqu'aux temps préhistoriques des grottes de Lascaux, j'ai exploré la caverne de Platon, et j'ai eu plus qu'un aperçu d'un futur technologique auquel nous devons consacrer notre attention dès maintenant. Car la réalité virtuelle balbutiante d'aujourd'hui va mûrir en quelques années seulement ; et, promesse et menace à la fois, elle a le potentiel de modifier ce qu'être homme ou femme veut dire.

Une manière d'appréhender la RV, c'est de la voir comme une fenêtre magique ouverte sur d'autres mondes, depuis celui des molécules jusqu'à celui de l'esprit. Une autre façon de la considérer, c'est de dire qu'en cette dernière décennie du XXème siècle, la réalité s'apprête à disparaître derrière un écran. La perspective d'une commercialisation en masse d'expériences de réalité artificielle correspond-elle à celle d'un monde dans lequel nous aimerions imaginer nos petits-enfants ? Quels sont les aspects potentiels les plus forts, les plus troublants, les moins prévisibles de la RV ? Si nous avions une vision claire des promesses et des dangers de la RV, comment nous y prendrions-nous pour favoriser les premières et éviter les seconds ? Le djinn s'est échappé de sa lampe, et il n'est plus temps de renverser le cours de la recherche en RV ; mais il s'agit encore d'un jeune « génie », dont la conduite peut être partiellement dirigée. La RV ne peut plus être arrêtée, même si nous décidons, tout bien considéré, que ce serait la meilleure chose à faire. Mais nous pourrons peut-être la maîtriser si nous entamons cette réflexion dès aujourd'hui.

Les aspects les plus spectaculaires des applications potentielles de la RV ont déjà été lourdement commentés dans les médias, au moins aux Etats-Unis, qu'il s'agisse de « télésexe » (sexe simulé à distance) ou de « LSD électronique » (des simulations si irrésistibles qu'elles finissent par remplacer la réalité chez les « accros »). Et dans bien des articles, on a voulu donner l'impression qu'il s'agissait du dernier gadget en vogue en provenance de Californie. En réalité, dans des laboratoires comme celui de l'Université de Caroline du Nord, on conduit depuis plus de vingt ans des recherches scientifiques sérieuses et on développe des applications qui peuvent sauver des vies humaines : des médicaments contre le cancer, découverts à l'aide du système d'amarrage moléculaire que j'ai eu l'occasion d'essayer, ou des programmes de traitement par rayons X conçus à l'aide de RV pour réduire les souffrances des patients d'aujourd'hui.

Ma propre aventure au royaume de la recherche et du développement en réalité virtuelle a débuté en fait il y a plusieurs années, lorsque je commençai à m'intéresser à la mutation des ordinateurs qui passaient du statut de supercalculateurs à celui d'outils d'extension des capacités intellectuelles de l'homme (je les appelai alors « amplificateurs mentaux »). A l'occasion d'un travail de recherche effectué pour un de mes précédents ouvrages, il y a quelques années, j'avais rencontré un certain nombre de gens qui utilisaient leur micro-ordinateur pour réaliser des outils capables d'amplifier les processus de pensée, de communication et d'imagination de l'homme. Ces « infonautes », que je décrivai dans mon livre Tools for Thought (« Des Outils pour l'Esprit »), avaient compris comment tirer parti des ordinateurs dans le but d'amplifier leur capacité à analyser, à réfléchir, plutôt que de les cantonner au traitement élémentaire des données et au calcul numérique.

Les micro-ordinateurs d'aujourd'hui commencent seulement à approcher le niveau leur permettant d'être utilisés comme les amplificateurs mentaux imaginés il y a des dizaines d'années. Mais le micro-ordinateur tel que nous le connaissons n'est pas la seule actualisation possible de ces amplificateurs mentaux. Dès les débuts de la révolution micro-informatique, à la charnière des années 70 et 80, quelques pionniers de cette industrie nouvelle souhaitaient pousser le développement de cette technologie vers un objectif autrement intéressant — au moins en théorie — que les boîtiers en plastique que nous sommes de plus en plus nombreux à placer sur nos bureaux aujourd'hui : cet objectif, ils l'appelaient « simulateur personnel » (ou « micro-simulateur »).

Au début des années 80, alors que je m'entretenais avec de jeunes « petits génies » de l'informatique, et qu'ils me faisaient part de leur rêve d'immersion dans une réalité simulée, je ne pensais pas qu'ils seraient les hérauts d'une révolution technologique et culturelle, une décennie plus tard. Des années plus tard, quand j'appris que les mêmes personnes avaient uni leurs efforts pour réaliser une machine génératrice de réalité pour la NASA, je me dus de l'essayer. Je savais que l'un d'eux rêvait de lunettes de vision en relief depuis son passage au MIT, qu'un autre s'était attaché à perfectionner un périphérique d'entrée d'ordinateur en forme de gant, et qu'un troisième, programmeur reconnu de logiciels éducatifs et de jeux d'aventure, avait été embauché pour mettre au point le logiciel de modélisation de monde virtuel pour ce projet de la NASA. Ils avaient tous la vingtaine ou la trentaine lorsque je les avais rencontrés pour la première fois : ils constituaient la génération d'informaticiens « post-Apple », celle qui avait grandi au contact des micro-ordinateurs créés par ses aînés. Leur dernière aventure en date paraissait quelque peu folle mais piquait la curiosité.

Après avoir bénéficié de ma première démonstration en 1988, à la NASA, je m'installai pour quelque temps à la bibliothèque. Une de mes premières découvertes, surprenante, fut de me rendre compte que le centre intellectuel du monde de la recherche en RV n'était situé ni en Californie, ni à Tokyo, ni a Cambridge, ni même à Salt Lake City. Un rapide survol me fut suffisant pour comprendre que les travaux les plus significatifs en RV — en tant qu'outil de visualisation scientifique, d'apport aux technologies d'imagerie médicale ou d'outil d'aide à l'architecture — émanaient tous du même endroit. En l'espace de vingt ans, ce laboratoire de recherche avait d'ailleurs non seulement réalisé ce type d'applications pratiques, mais on y avait également travaillé sur les technologies de base touchant les visiocasques, les architectures informatiques des « moteurs de réalité », l'imagerie de synthèse en relief et les capteurs de position. (On appelle également ces technologies de base qui conditionnent le développement d'autres technologies des technologies « catalyseurs ».) Chapel Hill, où se situe le Département Informatique de l'Université de Caroline du Nord (UNC), s'avéra donc être un de ces endroits que je ne m'attendais pas à visiter mais pourtant première étape de mon tour du monde de la réalité virtuelle.

Il y a, à Chapel Hill, un petit noyau de gens qui se sont consacrés à la recherche en réalité virtuelle dès la fin des années 60, et qui n'ont cessé d'accroître leur nombre, leur prestige et leur financement au cours des deux dernières décennies. Des projets d'imagerie médicale et d'imagerie en chimie pharmaceutique sont ainsi conduits dans l'un des centres de recherche en RV les plus avancés du monde, et en tout cas le plus ancien. Notons qu'il s'agit également d'un laboratoire dont la finalité est la création d'outils scientifiques et médicaux et non la commercialisation de produits d'électronique grand public. Ayant fait une première expérience du résultat somme toute assez primitif que pouvait donner les prototypes de RV actuels, j'avais décidé d'aller voir à Chapel Hill si une équipe déterminée, ayant d'importantes ressources informatiques à sa disposition, pouvait arriver à créer une réalité synthétique plus convaincante.

Frederick Brooks était déjà devenu une figure quasi mythique du monde informatique lorsqu'il quitta IBM pour l'UNC. J'avais lu plusieurs années avant son livre consacré à l'ingénierie logicielle. Je ne connaissais pas grand-chose aux principes de management des projets logiciels d'envergure, mais j'étais attiré par The Mythical Man-Month (« Le mythe du mois-homme ») simplement parce qu'un nombre considérable de programmeurs semblaient lui vouer un culte quasi métaphysique. Brooks avait été le responsable, chez IBM, de l'équipe qui avait travaillé sur ce qui était alors le projet informatique le plus ambitieux jamais entrepris : le système d'exploitation de la série d'ordinateurs IBM 360, qui allait marquer la première révolution informatique en entraînant l'informatisation des mondes scientifique et de l'entreprise. Le fameux « mois-homme » auquel il faisait allusion est une unité de mesure administrative de la productivité des informaticiens qui représentait une façon de voir contre laquelle Brooks a lutté pendant des années : la notion selon laquelle la difficile démarche intellectuelle nécessaire pour produire un logiciel de qualité, faite de réussites et d'échecs successifs, pouvait être rationalisée par des moyens technocratiques. Il démontra que le chef d'un projet en retard de trois mois sur son planning qui se mettrait en tête de doubler le nombre de « mois-hommes » alloués à celui-ci en engageant deux fois plus de programmeurs était assuré de faire prendre au moins six mois de retard audit projet. Il me sembla significatif que le doyen de la RV, un domaine dans lequel la mise en œuvre d'un fort potentiel technologique dépend de la mise au point d'un volume considérable de logiciel, fut également fort sceptique sur la possibilité d'en faire beaucoup en un temps limité en matière de logiciel complexe.

Brooks est un homme modeste qui estime que l'intérêt soulevé par les aspects les plus spectaculaires de la RV peut le détourner de sa tâche consistant à créer des outils « mentaux » à l'intention des scientifiques, des médecins et des architectes. Il est le premier à mettre l'accent sur le mérite de ses collègues en ce qui concerne les réalisations faites à Chapel Hill depuis la fin des années 60. Lorsque je m'entretins avec lesdits collègues, je m'aperçus qu'il avait raison, mais que ceux-ci ne manquaient pas de souligner l'importance de la direction de Brooks dans les efforts de recherche de l'UNC. Le groupe est composée de personnalités fortes et diverses : Henry Fuchs, figure légendaire du monde des images de synthèse, a été l'élève d'Alan Kay à l'Université de Utah au moment où le premier visiocasque du pionnier de la RV Ivan Sutherland fonctionnait encore ; Fuchs et d'autres ont conçu une nouvelle « architecture » pour la RV à l'UNC en produisant leurs propres « puces » et en réalisant un réseau de 250 000 processeurs. Stephen Pizer est à l'avant-garde de l'imagerie médicale interactive en relief ; avec le Dr. Julian Rosenman et d'autres spécialistes en médecine, il a été le pionnier de techniques d'imagerie en RV, notamment les « lunettes à rayons X » que les praticiens ont secrètement appelé de leurs vœux depuis Hippocrate et que les chercheurs de l'UNC pourraient bien leur livrer avant dix ans. Parmi le reste des chercheurs faisant partie du corps professoral de l'UNC, on trouve des experts en matériel, en logiciel, en capteurs, en systèmes réactifs, en architecture d'ordinateurs, en programmation d'applications graphiques, en d'autres termes toutes les bases constitutives des systèmes de RV. Lorsque j'appris que Warren Robinett, un des « infonautes » que j'avais rencontrés il y avait un siècle à l'échelle de la Silicon Valley — sept ans à l'aune du monde réel —, et également homme clef de l'équipe de RV de la NASA, avait rejoint l'équipe de l'UNC, je décidai d'arrêter de remettre à plus tard ce qui pouvait être fait rapidement, et me préparai à faire une petite visite à Chapel Hill.

Comme toutes les plaques minéralogiques américaines, celle de la voiture que j'avais louée à l'aéroport de Raleigh-Durham portait la devise de l'état, en l'occurrence celle de la Caroline du Nord : First in Flight (« Premier vol en avion »). Et il est aisé de comparer l'état de la technologie actuelle en RV au Kitty Hawk (la plage où les frères Wright effectuèrent leur premier vol) du cyberespace. Je dois avouer que mes vols d'essai des « cybermachines » d'aujourd'hui n'étaient pas aussi excitants que la perspective qu'ils ouvraient, celle d'une version « Boeing 747 » de cette technologie, promise dans quelques années. Cela dit, le rythme d'avancement de la RV sera probablement deux fois plus rapide que ne l'a été celui de l'aéronautique. Nous sommes tout de même à une époque où « avion à réaction » fait quelque peu archaïque. Je me souviens de pages de publicité pour l'« ordinateur personnel » Altair que je voyais dans les magazines scientifiques de 1974 ; le périphérique d'entrée de l'Altair était un tableau d'interrupteurs, et le périphérique de sortie, une rangée d'ampoules. Je ne voyais pas vraiment à quoi pouvait me servir un Altair mais j'y pressentais vaguement un certain intérêt. Quelques années plus tard, deux sociétaires du club informatique Homebrew Computer Club, qui savaient ce qu'ils voulaient, fondaient Apple Computer. Dix ans après l'Altair sortit le premier Macintosh. La RV d'aujourd'hui n'est pas tout à fait au niveau « Altair » et l'Apple Computer de la RV n'existe sans doute pas encore. Mais les recherches conduites par Brooks, Fuchs, Pizer, Robinett et les autres en Caroline du Nord aujourd'hui contribuent à créer la « base de connaissances » sur laquelle ces sociétés seront fondées. Et de même que l'Université de Stanford joua un rôle majeur dans la réussite de la Silicon Valley, l'UNC et le « Triangle de la recherche » dont elle est proche seront peut-être largement gagnants si un véritable boom industriel de la RV a lieu. J'appelle cet éventuel scénario « l'ascension du complexe réalito-industriel ».

Les feuilles des arbres commençaient à peine à jaunir lorsque je fis le trajet me conduisant de l'aéroport à Chapel Hill, à travers un paysage de forêts plutôt plat et par un temps humide invitant à porter des manches longues. Senteur du chèvrefeuille à la nuit tombante, typique des états du Sud. Je passai là-bas pratiquement une semaine, dans un Chapel Hill qui s'avéra être une ville universitaire agréable et bucolique, offrant de bonnes librairies et du bon café, deux caractéristiques majeures de tout centre intellectuel. Après avoir garé ma voiture et alors que je me dirigeais vers le Sitterson Hall, j'eus ma première impression de déjà-vu virtuel : au SIGGRAPH 1989 (le salon américain annuel des images de synthèse organisé par l'ACM), au début de l'été, Margaret Minsky avait présenté une cassette vidéo d'une « visite simulée » à l'UNC. Une reproduction en relief très réaliste de l'intérieur d'un bâtiment avait été convertie en un monde virtuel que l'on pouvait explorer en mettant un visiocasque et en marchant sur un tapis roulant fixe relié à un ordinateur. Cette fois-ci, j'effectuais ma première visite réelle dans ce bâtiment, et j'avais l'impression de pénétrer le monde virtuel que j'avais vu sur cassette ce jour-là. Vertige de la découverte de l'univers de la RV : je me dirigeais vers une pièce du monde physique où l'on me coifferait d'un visiocasque et où l'on me permettrait de visiter une modélisation en relief du bâtiment dans lequel je me trouvais déjà.

Je repérai le bureau de Warren Robinett, son bureau du monde réel, pour être tout à fait précis. Cela faisait des années que je ne l'avais pas vu. Il parle toujours d'une voix posée, avec une confiance inébranlable dans ce qu'il entreprend, et n'a pas cessé de s'émerveiller du plaisir qu'il retire de modeler un univers à partir de lignes de programmes. Depuis que je le connais, Robinett cherche à construire un monde que les gens puissent pénétrer, dans lequel ils puissent avoir des aventures et dans lequel ils puissent apprendre. Rocky's Boots, le jeu informatique qu'il avait réalisé et qui enseignait l'algèbre de Boole à des enfants de dix ans avait attiré mon attention en 1983, alors que j'écrivais un article sur les logiciels éducatifs. J'avais entendu parler de lui pour la première fois dans le contexte d'une des grandes « légendes » de l'industrie du jeu vidéo. Robinett avait en effet été programmeur de jeux chez Atari au cours de leur grande époque. C'était aussi un fan du jeu uniquement textuel Adventure grâce auquel se délassaient les informaticiens sur leurs grands ordinateurs à ce moment-là. Au plan du concept, Adventure était un monde virtuel : le jeu se joue dans un monde souterrain imaginaire fait de tunnels et de cavernes, et le joueur doit parcourir ce monde, en dresser la cartographie, amasser armes et richesses, surmonter des obstacles, triompher de dragons, tout cela à l'aide de commandes textuelles du type go north (« aller au Nord ») ou pick up sword (« ramasser épée »). L'espace dans lequel se déroule le jeu n'est pas montré, mais décrit ; la seule dimension visuelle est celle qu'élabore le joueur par son imagination. L'ordinateur, lui, assure le suivi des déplacements du joueur.

Robinett pensait qu'Adventure pouvait être un excellent thème de jeu vidéo graphique, dans lequel un monde à l'origine conceptuel et textuel pourrait prendre une dimension visuelle. Il y avait cependant un problème technique : les consoles de jeu commercialisées alors par Atari était dotées d'une capacité mémoire très faible. Les programmes qui mettaient les jeux en œuvre devaient être très concis, ou « compacts », pour reprendre un terme propre aux programmeurs. La version originale du produit proposé par Robinett occupait plusieurs centaines de kilo-octets (Ko) de mémoire RAM d'un ordinateur central du laboratoire de recherche en intelligence artificielle de Stanford. La cartouche de jeu d'Atari, quant à elle, ne pouvait contenir plus de 4 Ko. Le patron de Warren était persuadé qu'il serait impossible de convertir la version « ordinateur central » d'Adventure en un programme suffisamment compact pour la console Atari et ordonna l'abandon de ce projet. Mais Robinett l'entreprit malgré ses directives, et le jeu s'avéra l'un des plus grands succès d'Atari.

L'accent du Missouri de Robinett paraissait plus prononcé en Caroline du Nord que lorsque je l'avais rencontré dans la Silicon Valley. Il me dit d'abord qu'il avait participé au boom de la programmation de jeux vidéo de la fin des années 70 pour la même raison qui poussait les adolescents à engloutir des fortunes en monnaie dans les Pac Man de l'époque et autres Space Invaders. Il estime en effet que le cyberespace possède le même type d'effet d'attraction, et pour les mêmes raisons, que les jeux vidéo bien pensés.

« Les garçons de onze, douze, treize ans ont adopté les jeux vidéo instinctivement et immédiatement », explique Robinett. « Je crois que leur instinct ne les trompait pas. Il y a quelque chose, dans les logiciels graphiques et interactifs, qui interpelle avec force. Je pense que le processus d'apprentissage doit s'appuyer sur des exemples concrets et que des modélisations graphiques détaillées mettant en œuvre l'interaction de manière fine peuvent être réalisées sur ordinateur. Cela ne fait d'ailleurs pas longtemps — depuis que les jeux vidéo et les logiciels éducatifs ont effectué leur percée — que les gens de la communauté scientifique ont accepté l'idée que les images de synthèse peuvent les aider à mieux comprendre leurs séries de nombres. On appelle désormais ce domaine la « visualisation scientifique ». Il a donc fallu une décennie pour que les scientifiques admettent ce qui paraissait évident à tout enfant essayant son premier jeu vidéo : le pouvoir des images de synthèse interactives. »

Les responsables de l'UNC comprirent l'intérêt qu'il y avait à posséder un vétéran des jeux vidéo et du projet Ames/NASA dans leur équipe de recherche en RV. Brooks appartient à la vieille école de l'informatique et des ordinateurs centraux. Henry Fuchs avait également suivi la voie de la recherche universitaire. Mais Warren Robinett participait d'une culture de jeunes génies de l'informatique qui programmaient « au feeling », et s'amusaient à réaliser des prouesses logicielles que d'autres considéraient comme impossibles. Quelques-uns des meilleurs d'entre eux ont gagné des fortunes pendant quelques années. Robinett avait travaillé pour Atari à la fin des années 70, gagné de l'argent, quitté son emploi, traversé l'Europe sac au dos, et réfléchi longuement, au début des années 80, sur ce qu'il allait faire ensuite pour tirer parti du pouvoir des simulations graphiques interactives.

Ce qui l'intéressait, c'était de créer des logiciels excitants qui démontreraient la raison de son enthousiasme, pas de faire seulement des théories sur le potentiel exceptionnel de l'informatique. L'idée que cette création puisse à la fois satisfaire son désir ludique, posséder une valeur éducative et apporter quelque chose aux gens, et lui faire aussi gagner de l'argent, cette idée était très gratifiante. Je lui rappelai que lorsque je l'avais interviewé pour la première fois, sept ans plus tôt, une des premières choses qu'il m'ait dite était la suivante : « Ce à quoi je m'emploie, en fait, c'est à réaliser des simulations graphiques interactives, et notez bien l'expression, car chacun des trois mots qui la composent est important ». Je me souviens qu'il m'avait expliqué qu'un jeu vidéo vraiment réussi devait être en fait une simulation d'un monde ou d'un autre, qu'il devait proposer des représentations imagées des concepts sous-tendant ce monde, et que le joueur devait avoir la possibilité d'interagir avec les images affichées et le monde simulé.

Rocky's Boots, par exemple, peut être considéré comme un jeu d'aventure graphique. Dans ce cas particulier, cependant, il ne s'agit pas de retrouver son chemin dans des tunnels sombres, ni de chasser les serpents, ni d'amasser les trésors. Warren avait conçu un système qui permettait (sur ordinateur Apple II) d'utiliser un curseur pour sélectionner différents objets graphiques et les déplacer de manière à les combiner, pour produire des « machines » pouvant effectuer des tâches simples. Grâce à Rocky's Boots, des enfants s'apercevaient qu'ils pouvaient acquérir une compétence dans la construction de ces « machines », de la même manière qu'ils développaient l'efficacité de leur tir ou de leur déplacement dans Space Invaders ou Pac Man. Les symboles utilisés dans Rocky's Boots, que Robinett avait conçu avec les éducateurs Ann Piestrup, Teri Perl et Leslie Grimm pour un éditeur de logiciels éducatifs, The Learning Company, n'avaient pas été choisis arbitrairement. Au contraire, il s'agissait des symboles de l'algèbre (ou logique) de Boole, qui correspondaient aux mêmes fonctions symboliques. Les « machines » qu'élaboraient nos jeunes joueurs étaient en fait des circuits logiques pleinement fonctionnels. Cet ensemble de mathématique et de logique est enseigné normalement au lycée ou à l'université, et constitue une des bases théoriques de la conception d'ordinateurs et de la programmation.

Après Adventure et Rocky's Boots, il parut naturel à Robinett de passer à la programmation de logiciels de mise en œuvre de mondes virtuels. En 1986, le projet d'une plateforme de recherche en RV élaboré par Scott Fischer attira Robinett à la NASA. Deux ans plus tard, lorsque ce projet atteignit une envergure telle qu'il n'avait plus la main sur la création logicielle, lorsqu'on aboutit à un contexte où il s'agissait d'aller de réunion en réunion en essayant de vendre son point de vue sur la manière de faire les choses — au lieu de simplement les faire, comme il en avait le désir —, Robinett quitta la NASA et partit faire du bateau dans le Pacifique Sud. Lorsqu'il en revint, il parcourut les Etats-Unis et eut envie d'aller voir ce qui se faisait à l'UNC. Après avoir rencontré Frederick Brooks, Henry Fuchs et Stephen Pizer, il décida de s'installer à Chapel Hill et de se joindre au laboratoire de recherche en RV. Si cette perspective le séduisait, c'était en partie à cause de sa défiance des patrons et de la paperasserie. S'il y avait en effet une figure du monde de la RV qui savait comment mettre un programmeur à l'aise, c'était bien Frederick Brooks.

« Lorsque vous rencontrerez Fred Brooks, me dit Robinett, ne manquez pas de l'interroger sur l'AI, l'amplification de l'intelligence. C'est la raison de ma venue ici. Cela complète parfaitement mon expérience des jeux vidéo : je veux me servir des ordinateurs pour étendre les perceptions de l'homme. Nous possédons un certain nombre de sens, comme la vision, l'ouïe, l'odorat, mais il existe de nombreux phénomènes qui nous sont tout à fait imperceptibles. On peut citer par exemple les rayons X, la radioactivité, l'électricité ou l'intérieur d'objets opaques. D'une certaine manière, on peut dire que nous manquons des sens nécessaires pour percevoir ce genre de choses. Mais à l'aide de capteurs électroniques et d'affichages vidéo, nous pouvons rendre visibles ces phénomènes imperceptibles. Ou les rendre audibles ou touchables. J'appelle l'appareillage permettant d'aboutir à ce résultat un convertisseur sensoriel.

« Un des projets sur lequel nous travaillons à l'UNC consiste à relier un scanner à ultra-sons à un visiocasque, de façon à ce qu'au lieu de visualiser l'image échographique sur un écran, le médecin puisse mettre le visiocasque et voir directement à l'intérieur du corps du patient. Il s'agirait véritablement d'apporter un sens artificiel comparable à la vision « X » de Superman. Je me suis rendu compte a posteriori que ce que j'avais réalisé, avec Rocky's Boots, c'était de rendre l'électricité visible dans des circuits simulés, et ce travail antérieur revenait donc aussi à exploiter l'ordinateur pour étendre les perceptions humaines. »

Robinett me fit rencontrer Ming Ouh-Young, l'étudiant en maîtrise affecté au projet, dans un coin du laboratoire d'imagerie de synthèse où était monté l'ARM. Le Département Informatique se compose de plusieurs étages de salles de classe, de bureaux, d'amphithéatres, et d'ateliers matériels et logiciels. Le laboratoire d'imagerie de synthèse, quant à lui, comprend une vaste salle commune dans laquelle étudiants et chercheurs utilisent des stations de travail de pointe arrangées les unes à côté des autres sur les bureaux, et adoptent ce regard lointain, noyé dans l'écran, qu'il est habituel de noter dans ce type d'endroit. Comme de juste, quelques-uns étaient en train de jouer à SpaceWar, ce passe-temps classique et obligé des programmeurs en imagerie de synthèse. Dans une antichambre ouvrant sur cet espace paysager se trouvait l'ARM et quelques autres écrans présentant des mondes virtuels.

Robinett et Ouh-Young me proposèrent d'abord un exercice « d'échauffement » : avant de passer aux représentations visuelles, je devais tâtonner en aveugle dans un monde virtuel, en me servant uniquement de la main, du poignet, du bras et de l'épaule.

« L'ARM est relié à une canne à pêche virtuelle », m'expliqua Robinett.

« Si vous sortez le poisson trop rapidement, il s'échappera. Si vous ne le tenez pas assez bien, il s'éloignera également », ajouta Ouh-Young.

L'ARM se mit en marche avec un soubresaut. J'eus la sensation dérangeante de quelque chose de vivant à l'autre bout de la ligne, comme une truite qui s'agitait. Après avoir fait passer mon poisson virtuel dans un bac virtuel et l'y avoir laissé pour retourner à ma rivière virtuelle, je me sentis prêt à un bras de fer avec les forces moléculaires.

En avant de l'écran et au niveau de mon regard, une simulation visuelle engendrée par ordinateur du site récepteur de la protéine humaine dihydrofolate reductase flottait dans l'espace. La protéine faisait penser à une sculpture à la fois étherée et bosselée, faite de nuages de points bleus et rouges regroupés en ballons ou en balles plus petites, eux-mêmes agrégés. J'avais l'impression d'une structure d'une soixantaine de centimètres de long, située à environ cinquante centimètres de moi, et qui semblait flotter. Les nuages sphériques de couleur agglomérés se « pliaient » pour former une poche à la géométrie complexe : le site d'amarrage. On peut comparer ce principe à celui des « énigmes » à trois dimensions des serrures : la bonne clef permet d'ouvrir la porte en « résolvant » l'énigme.

Entre le modèle de protéine et ma main flottait une molécule plus petite composée de fines lignes jaunes qui faisaient penser à des tiges fluorescentes et qui représentaient les écarts angulaires des atomes d'une molécule synthétique, la methotrexate. Il s'agissait là de la « clef » potentielle à tester. Je n'avais pas affaire seulement à des représentations imagées de ces molécules, mais à des simulations multidimensionnelles, qui prenaient en compte tous les paramètres utilisés par les chimistes pour décrire leur comportement : les liens entre atomes ne pouvaient dépasser une certaine distance, et lorsque deux molécules étaient rapprochées, leurs atomes respectifs s'attiraient ou se repoussaient en obéissant aux règles physiques régissant les forces électromagnétiques au niveau moléculaire. Les nuages sphériques et les tiges ne constituaient que deux possibilités parmi les représentations possibles des entités modélisées. Certaines de ces représentations étaient invisibles mais très palpables. Lorsque je tentai de rapprocher les modèles en exerçant une poussée sur l'ARM, la force réactive que je ressentis était une simulation fidèle de la façon dont les molécules physiques se seraient comportées si je les avais rapprochées.

Grâce à la poignée, je pouvais effectuer des mouvements du bras et de la main pour manipuler les modèles. Plus je m'en servais pour faire pivoter les modèles dans l'espace, plus la sensation de relief, de volume était forte. Ma tâche consistait à utiliser la poignée de l'ARM pour rapprocher les pièces de ce puzzle en trois dimensions, dans un arrangement spatial bien précis, de manière à les faire fusionner, en d'autres termes à parvenir à l'amarrage. Si l'on identifie de cette façon un composé de synthèse qu'on arrive à amarrer à la ou aux protéines propres à une cellule tumorale ou à une bactérie pathogène, on peut être assuré qu'il s'agit là d'un produit potentiellement utile en thérapie.

Bien que je ne fus pas chimiste ou biochimiste, je pus rapidement déterminer grossièrement les positions dans lesquelles les forces moléculaires des deux molécules étaient dans la configuration permettant l'amarrage. Je jouais à un jeu d'assemblage moléculaire qui possédait ses propres règles ; ces règles étaient traduites en modifications visibles sur les représentations, par changement de couleur ou de forme, audibles par des « ping » lorsque deux molécules virtuelles s'entrechoquaient, et perceptibles au plan « haptique » grâce à une modélisation des forces électromagnétiques que mes mains ressentaient. La perception haptique correspond à cet ensemble de sens que nous regroupons sous l'appelation « toucher », mais il ne s'agit pas strictement du sens que nous mettons en œuvre lorsque du bout des doigts, nous assimilons des informations tactiles sur le monde qui nous entoure. En pêchant un poisson, ou en rapprochant des molécules, nous faisons appel à un sens propre à notre corps, que l'on appelle proprioceptif, et qui nous informe de la position de nos membres l'un par rapport à l'autre et vis-à-vis de l'espace environnant.

La proprioception humaine comprend un système de capteurs internes au niveau des articulations et des muscles, qui détectent les changements de pression et de position. Un système de traitement de niveau supérieur se charge d'identifier les messages « signifiants » parmi ceux qui sont envoyés par les propriocepteurs du corps (par exemple, tel message émanant de tel ensemble de capteurs signifie que l'on est sur le point de basculer en avant si aucune mesure n'est prise ; tel autre signifie que l'on est en train de pousser quelque chose de lourd et de lisse sur une surface à faible frottement). Le troisième système composant la proprioception est constitué d'« effecteurs » chargés de transmettre les commandes des deux autres systèmes aux muscles; en d'autres termes, il assure les microajustements qui nous pemettent de garder notre équilibre et qui guident nos mouvements. Une bonne partie de notre vie quotidienne, si habituelle que nous y prêtons à peine attention, consiste en cette activité rapide, silencieuse, de traitement d'information et de coordination musculaire qui nous permet par exemple de saisir un verre d'eau. Un danseur classique est à ce titre un virtuose de la proprioception. La perception haptique recouvre à la fois les sens proprioceptif et tactile, ainsi que d'autres sens.

L'ARM et le système de manipulation moléculaire exploitent les capacités très développées du système haptique de l'homme, qui permettent d'avoir prise sur un monde virtuel possédant ses propres règles. C'est là que peut intervenir une amplification de l'intellect, là que la simulation proposée peut stimuler la compréhension d'un novice en la matière et amener un spécialiste au seuil de l'intuition décisive. L'intérêt de traduire des modélisations informatiques en simulations haptiques est bien celui-ci : tirer parti du fait que le système de perception haptique de l'homme est d'une grande efficacité pour lui permettre de décoder les règles mises en jeu par son environnement d'un moment à un autre. Dans un système haptique mixte homme-machine, l'homme prend le rôle du sous-ensemble qui identifie les messages signifiant ; le sous-ensemble strictement haptique convertit des forces imperceptibles en une forme perceptible par l'homme. A partir de là, le plus important consiste à sélectionner les problèmes « spatiaux » susceptibles d'être résolus à l'aide d'un système haptique assisté par ordinateur ; cela peut paraître abstrait au départ, jusqu'à ce qu'on évoque des applications comme les médicaments contre le cancer, l'imagerie médicale, ou des aides à la conception aéronautique. D'ailleurs, la valeur au plan scientifique ou industriel des systèmes haptiques en RV découle essentiellement de cette capacité à résoudre des problèmes réels que nous sommes attachés à surmonter. Frederick Brooks désigne ces applications particulières qui stimulent le progrès des sciences et des techniques du terme « problèmes pilotes ».

L'ARM développait une force suffisante pour me fatiguer le bras après seulement quelques minutes d'utilisation forcenée. J'essayai de le faire pivoter, de le faire tourner, de le bloquer pour l'amener en position tout en surveillant l'espèce de puzzle en relief qui me faisait face. Je ne savais pratiquement rien de la chimie symbolisée par les nuages colorés et les bâtons à la « Tinker Toys[1] » qui représentaient les liens atomiques, mais je la ressentais par l'intermédiaire de mon bras, ce qui me permit de repérer une position dans laquelle la résistance de l'ARM était à son minimum pour tous ses degrés de liberté. Franchement, cela n'avait pas grand-chose à voir avec la chimie qu'on m'avait enseignée au Lycée, et j'avais plutôt l'impression de jouer à un jeu vidéo, ou du trombone. Il me sembla avoir atteint une poche de calme après la « tempête » de forces éprouvée précédemment : les « ping » qui avaient jusque là trahi ma maladresse s'interrompirent, et mon bras n'eut plus besoin de travailler autant.

[NdT 1] Jeu de construction très populaire aux États-Unis.

Quand j'eus amené la molécule dans une zone satisfaisante au double plan haptico-visuel, de petits vecteurs blancs fusèrent des coins du « squelette » de la molécule de méthotrexate. Ming Ouh-Young me désigna une série de potentiomètres en métal situés sur le bras. Tout en maintenant la molécule en place à l'aide du bras droit, je pouvais ajuster la molécule « médicament» de manière à faire disparaître les lignes blanches. Lorsque ces manipulations entraînaient le dépassement d'un certain seuil, le « ping » se faisait de nouveau entendre. Cette combinaison d'un message sonore et de la résistance physique de l'ARM, qui donnait vraiment l'impression d'un choc dans cet espace virtuel aurait sans doute eu encore plus de sens si j'avais été tant soit peu spécialiste en biochimie.

Une fois la démonstration de l'ARM terminée, j'échangeai les lunettes à obturateur de ce système contre un visiocasque, lâchai l'ARM, et montai sur un tapis roulant à point fixe. C'était en effet le moment d'entamer ma visite « cyberspatiale » de Sitterson Hall, comme j'en avais eu la prémonition plus tôt, en entrant dans les lieux réels.

Cette version virtuelle de Sitterson Hall constituait une autre des applications qui m'avait attirées à Chapel Hill. Il est en effet logique que ces visites architecturales simulées constituent l'un des « problèmes pilotes » du développement de la RV, car l'une des activités principales d'un architecte consiste à visualiser mentalement des structures à trois dimensions. Il s'agit là d'une tâche de type perceptuel et cognitif complexe, soit le genre même de problème que les humains restent mieux placés pour résoudre que les ordinateurs. Les architectes élaborent des modèles mentaux des projets sur lesquels ils travaillent, mais ces modèles n'existent que dans leur cerveau, ce qui explique la quantité de dessins et de plans nécessaires pour les communiquer à leurs clients. Lorsqu'ils arrivent au point où ils doivent donner leurs instructions aux entrepreneurs, ils formalisent ces modèles, mais uniquement en deux dimensions, sur papier ou sur écran. Etant donné qu'ils pensent souvent en trois dimensions, ces architectes sont plutôt plus doués que les autres pour visualiser des volumes tridimensionnels à partir de représentations bidimensionnelles. Mais bien d'autres aspects de la conception de bâtiments, comme l'effet de différents types d'éclairages sur des volumes complexes, ou comme l'acoustique ou les contraintes sismiques dépassent les capacités du plus doué des « visualisateurs mentaux ». Un modèle tridimensionnel qui serait suffisamment grand pour être visité amplifierait la capacité de l'architecte à concevoir des volumes et aiderait ses clients à mieux comprendre ce qu'il prévoit.

Une des grandes forces des objets virtuels, c'est la malléabilité de leurs dimensions. Une fois un immeuble codé dans un ordinateur, il est possible de le rapetisser suffisamment pour en avoir une vue aérienne, ou bien de l'agrandir de manière à pouvoir le visiter. A l'aide d'un ordinateur suffisamment puissant, il serait possible de réduire l'immeuble que l'on occupe dans le cyberespace, de le mettre dans sa poche virtuelle, puis un peu plus loin, de l'en sortir et de le ramener à sa taille « normale » par une commande vocale. Si l'on est prêt à sacrifier un certain niveau de détail, on peut modéliser ainsi une ville entière. Alors que Sitterson Hall était encore en cours de conception, les chercheurs en RV à qui ce bâtiment de plusieurs millions de dollars était destiné en convertirent les plans en un modèle tridimensionnel à l'échelle réelle qu'ils mirent en œuvre dans le cyberespace. Lorsque ces gens, qui allaient passer une bonne partie de leur vie dans cet immeuble, « visitèrent » le modèle, ils furent nombreux à estimer qu'une certaine cloison, au niveau de l'entrée, donnait une impression d'exiguïté, pour peu que le hall fut un peu animé. Les architectes refusèrent de les suivre dans cet avis, jusqu'à ce que les futurs occupants du bâtiment le leur fassent « visiter ». La cloison fut alors retirée du projet et l'immeuble construit sans elle.

Plusieurs mois après avoir vu l'immeuble virtuel en vidéo, j'étais entré dans le vrai bâtiment, j'étais allé dans une salle où j'avais enfilé un visiocasque ; je pénétrai maintenant dans cet immeuble virtuel, parcourai son hall d'entrée et vis la cloison en cause, dans sa position d'origine. J'eus effectivement la sensation d'une plus grande exiguïté que dans la configuration qu'ils avaient finalement adoptée. Je traversai les salles et les couloirs de tout le bâtiment sans pour autant quitter la même petite pièce, et ce grâce à ce tapis roulant sur lequel je marchais et à l'espèce de guidon que je tenais. Lorsque je voulais tourner à droite pour explorer un autre couloir que je voyais partir dans cette direction, il me suffisait de tourner le guidon et de continuer à marcher droit. Une minute me suffit pour m'habituer à ce système. La recherche d'un moyen aussi naturel que possible de parcourir un monde virtuel de grande taille est d'ailleurs l'un des défis technologiques de ce domaine particulier. A l'UNC, le tapis roulant était la solution choisie. Six mois plus tard, au Japon, je devais rencontrer un homme qui faisait appel à un harnais stationnaire, un système d'articulations universel et des patins à roulettes pour résoudre le même problème.

Avec l'arrivée dans le secteur de la RV, en 1989, d'Autodesk et de VPL, éditeurs californiens de logiciels, de grande taille pour le premier et de plus petite envergure pour le second, le principe des visites architecturale simulées passa du domaine de la recherche à celui du développement commercial. S'il faut en croire la stupeur générale que provoqua cette application à une convention d'Anaheim consacrée à la conception assistée par ordinateur, ou l'intérêt manifesté pour elle à Kawasaki, auprès des plus hautes instances de recherche chez Fujitsu, la révolution promise par la RV dans cette spécialité devrait prendre de l'ampleur dans les cinq prochaines années, et pourrait avoir des conséquences majeures pour les autres secteurs dans les dix ans à venir. La prochaine phase de son développement sera conduite par les sociétés qui tirent parti de la RV pour leur conception assistée par ordinateur, domaine lui-même en plein essor, qui contribue à améliorer la productivité d'autres types d'entreprises. La conséquence économique de l'apport d'un amplificateur d'intellect dès les premières étapes d'un travail de conception peut se répercuter à tous les secteurs qui ont à traiter des objets tridimensionnels. (Le secteur du design et l'utilisation de visites architecturales simulées en RV feront l'objet d'un autre chapitre.)



Sommaire L'indispensable pour communiquer Préface Suite du Chapitre 1 Sommaire Communautés virtuelles